Le nouveau régime

pp. 12-17

     Tous ces éléments réunis vont faciliter le coup d'état des officiers libres le 23 Juillet 1952. La vision politique de ses leaders qui se présentent au peuple en « hommes providentiels » peut se résumer dans une volonté de résoudre la crise du mode de production existant, de le débloquer en sacrifiant une fraction infime de la classe dominante — la plus conservatrice — et en s'appuyant pour cela sur la tendance moderniste de la bourgeoisie étroitement liée aux capitaux étrangers.

     Il leur semblait alors que quatre objectifs principaux conditionnaient la réalisation de leurs projets :

— la consolidation de l'armée au sein de l'appareil d'état comme support du nouveau régime

— l'évacuation de l'armée britannique afin de se poser à l'opinion populaire en champion de la libération et du renouveau.

— une réforme agraire modérée devant décapiter la fraction conservatrice de la classe dominante et gagner au pouvoir l'appui des paysans riches

— l'encouragement, enfin, à l'investissement industriel local ou étranger.

     En fait cette doctrine est basée sur un certain nombre d'illusions de classe qui prenaient racine dans la situation de classe petite bourgeoise militaire et dont les plus importantes « étaient celle de pouvoir amener la classe dominante à dépasser sa crise et à s'engager résolument sur la voie capitaliste, et celle de pouvoir amener les impérialistes occidentaux (les U. S. A. surtout) à participer à l'industrialisation de l'Egypte et à résoudre sa crise de croissance capitaliste ».

     Ces illusions ne vont pas tarder dans la pratique à laisser place à une vision politique bourgeoise plus cohérente dans la mesure où leur conscience politique commençait à se modeler sur des intérêts de classe nouveaux, ceux d'une bourgeoisie d'état en formation.

     Par ailleurs, aucune couche laborieuse n'appuie le nouveau régime dont l'aspect répressif, évident depuis l'éxécution du héros ouvrier Mustafa Khamis, ne fait que se confirmer.

     La deuxième période du régime (1955-1958) est caractérisée par une situation mondiale qualitativement différente, marquée par :

— l'entrée de l'U.R.S.S. sur le marché capitaliste et l'offre par celle-ci d'un soutien massif au développement capitaliste des élites petites bourgeoise et bourgeoises nationales des pays dépendant de l'impérialisme occidental.

— la crise aiguë qui s'ouvre en 1956 entre le nouveau régime et l'impérialisme franco-britannique après l'agression tripartite. L'appui populaire massif dont le régime va alors bénéficier va lui permettre non seulement de renforcer son monopole politique à l'intérieur, mais aussi d'acquérir une marge de manœuvre extérieure et un degré d'autonomie économique propice au développe-ment d'une bourgeoisie d'état.

     La troisième période (1959-1963) sera celle d'un redressement relatif de la bourgeoisie traditionnelle qui, avec le soutien des états occidentaux, va tenter d'imposer au pouvoir l'arrêt de ses projets d'industrialisation.

     La réponse du pouvoir fut de prendre les mesures favorables à l'ascension de l'élite petite bourgeoise qui reçoit pour mission de réaliser le processus d'accumulation capitaliste élargie à un rythme rapide — c'était là encore une illusion de classe.

     La quatrième période (1964 - juin1967) est celle où cette nouvelle bourgeoisie, dominant désormais les moyens de production, est déchirée par les contradictions de classe issues de sa nouvelle situation. Péniblement débloquée, la voie capitaliste entre dans une phase nouvelle de crise. Cette fois-ci, le régime nassérien s'avère incapable de conserver sa caractéristique spécifique, à savoir sa large autonomie vis-à-vis de la classe dominante.

     Revenons sur la doctrine nassérienne. Elle repose sur plusieurs sophismes :

     1°) seule la bourgeoisie traditionnelle fait partie de la classe dominante. Le déblocage de la crise par son affaiblissement graduel est alors assimilé à un processus anti-capitaliste.

     2°) l'appareil d'état n'a pas de nature et de fonction de classe bien définies. II ne serait qu'un instrument neutre de gouvernement, d'administration, de répression, de production ... en un mot, un appareil d'équilibre. L'auteur met l'accent sur cette dernière contre-vérité et, dans les pages qui suivent, s'efforce de démontrer le caractère mystificateur de ces prétentions.

     D'après l'auteur, dans le cas étudié où l'Etat exerce des fonctions économiques importantes, la section bourgeoise qui se constitue dans les postes de l'appareil d'état, appartient à la classe dominante, non plus en vertu de ses liens organiques ou historiques avec les possédants de moyens de production privés, mais en vertu de la fonction vitale qu'elle assure au service du mode de production capitaliste.

     En conséquence, ici comme ailleurs, « la fonction spécifique du pouvoir d'état est en effet d'assurer la stabilité de la formation sociale dominée par les classes exploiteuses en apparaissant aux classes exploitées comme étant leur représentant au même titre que les premières ».

     C'est la raison pour laquelle, à mesure que la bourgeoisie d'état prenait forme et que son opportunisme se généralisait, « elle apparaissait comme une excroissance que le pouvoir d'état n'avait pas voulue, et qu'il frapperait à son tour quand il le pourrait. Les masses dissociaient le pouvoir d'état de la bourgeoisie d'état en formation. Et c'est principalement sous cette forme que le pouvoir d'état a protégé celle-ci contre la conscience de classe des masses populaires ».

     Nous l'avons vu, et nous le verrons encore en suivant l'auteur dans son analyse, ces transformations qualitatives se sont faites graduellement. Aussi, un système de répression systématique de toute initiative indépendante des masses populaires sera la condition fondamentale de l'arrivée à maturité de ces transformations. Il ne s'agit surtout pas ici de la seule répression par la violence. Il s'agit surtout d'un dosage savant de répression violente et de répression par la duperie. De ce point de vue, le régime sera particulièrement favorisé par la conjoncture internationale qui va lui permettre d'adopter un ton anti-impérialiste. Sur le plan intérieur, les propa-gandistes du régime, répandant le concept bourgeois de « la nation entité fondamentale et indivisible », brandiront systématiquement les mots d'ordre « pas de dictature d'une classe sur les autres ! » et « dissolution des différences entre les classes ».

     Les formules organisationnelles proposées par le régime afin de contenir et d'orienter la pression des masses ont souvent varié. Ce qu'il faut retenir, c'est le principe corporatiste « qui amalgame le travailleur manuel non-qualifié à son chef d'atelier, comme il mêle le petit paysan au paysan riche, le petit employé à son directeur, etc...». L'idée essentielle est celle de la division verticale du peuple suivant les activités professionnelles tendant à empêcher son unification par le bas, suivant ses intérêts de classe. Mais ces formules, telles que le « Rassemblement de la libération », « l'Union Socialiste Arabe », etc. ont toutes échoué parce que ces organisations baptisées démocratiques n'étaient rien d'autre en définitive que des annexes de l'apnareil répressif, des systèmes supplémentaires d'étouffement.

Les débuts tâtonnants du régime

     Dès le mois d'Août, l'aspect essentiellement répressif du nouveau régime se révèle : c'est la répression violente de la grève des ouvriers de Kafr el Danwar et la condamnation à la peine capitale du grand dirigeant ouvrier Mustafa Khamis et d'un autre travailleur de l'usine, Mohammed El Bakry.

     Sur la lancée, les communistes et les autres organisations ouvrières et paysannes seront pourchassés, le mouvement syndical réduit au silence. A son tour, la conférie des Frères Musulmans que le régime avait cherché à mettre à son service jusque-là (et qui, relativement aux officiers libres, pousse des racines jusqu'au sein des masses) subira l'assaut de la nouvelle équipe au pouvoir ; sa dissolution est prononcée en1954, ses dirigeants jetés en prison.

     A l'autre pôle de la société, les grands propriétaires mani-festent leur exaspération devant la réforme agraire.

     Dans ces conditions, la colère de toutes les classes, à l'exception de l'élite petite bourgeoise militaire, n'est tempérée que par l'attente des élections. Pendant qu'une partie des « officiers libres » commence alors, en prévision des élections, à négocier avec le Wafd en vue de préparer le passage à un régime civil parle-mentaire, Nasser consolide ses positions par trois succès politiques :

— l'évacuation de l'armée britannique négociée et consentie dans la perspective d'une domination économique à plus longue échéance ;

— l'obtention d'armes tchèques censées permettre le renforcement de la puissance de feu de l'armée égyptienne face à l'armée israélienne, destinées en réalité à doter l'armée d'un capital de prestige au sein des masses ;

— enfin, la liquidation de la confrérie des Frères Musulmans, dernière organisation capable de menacer le régime.

     Seule subsistait en 1955 l'hostilité de la bourgeoisie traditionnelle qui refuse toujours d'investir dans l'industrie malgré la perte des grands domaines qu'elle possédait. Mais « ceux-ci ne le combattaient pas comme un représentant des intérêts du peuple, mais un représentant inacceptable de leurs propres intérêts ».
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L'émergence de la bourgeoisie d'état
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1/ Le tournant décisif du régime.

     Cette période sera marquée par une stratégie nouvelle du régime : très rapidement, Nasser comprit le parti à tirer de l'inter-vention de l'U.R.S.S. dans cette région du monde. Sans entraîner la moindre adhésion idéologique, les offres de l'U.R.S.S. pouvaient servir à tempérer les pressions des pays occidentaux. Cette orientation, consacrée par une participation importante de l'Egypte à la conférence de Bandoeng, apportait en plus une caution spectaculaire au régime nassérien. Désormais, le régime pourra se prévaloir de participer à la politique dite de neutralité positive et qualifiée alors d'anti-impérialiste.

     Le projet de construction du haut barrage d'Assouan confié à l'U.R.S.S. après le refus des U.S.A. et de la Grande-Bretaqne de participer à son financement sera la première manifestation d'indépendance du régime vis-à-vis de l'Occident.

     Mais ce n'est qu'après la décision prise en 1956 par Nasser, nouvellement élu président de la République, de nationaliser le Canal, que la France et la Grande-Bretagne saisirent toute la dimension du défi lancé, défi qui se voulait démontrer la nouvelle capacité de résistance du régime vis-à-vis des puissances occidentales.

     Le retrait des forces expédîtionnaires françaises et britanniques sous la pression de l'U.R.S.S. et des U.S.A. qui cherchaient à tirer profit de la situation au détriment des puissances belligérantes, fut transformé — malgré l'écrasement de l'armée égyptienne — en un inestimable capital de prestige politique pour Nasser. Sur sa lancée Nasser décrète l'égyptianisation et la prise en charge par l'Etat des grandes compagnies et banques françaises et anglaises. Du coup, les anciennes puissances gérantes perdaient brutalement leurs principaux moyens de pression économique directe à l'intérieur du pays.

2/ L'Egypte au sein du marché capitaliste mondial.

     A lui seul, le régime n'aurait pu s'engager dans ce tournant décisif de son histoire. En réalité, ce qui a amené l'évolution de la doctrine nassérienne — de même, d'ailleurs, que celle de tous les autres dirigeants bourgeois des nations représentées à Bandoeng —c'est essentiellement la nouvelle politique du P.C.U.S. à partir de son XXIIe Congrès et que l'auteur résume dans la « possibilité nouvelle pour des dirigeants bourgeois nationaux ou bourgeois bureaucrati-ques de se dégager du marché capitaliste mondial et des liens de dépendance vis-à-vis des pays impérialistes, et de s'engager ainsi sur une pseudo-voie non capitaliste, en s'appuyant de plus en plus sur les pays dits socialistes à l'extérieur, et sur les élites petites bourgeoises à l'intérieur ».

     Cette liberté relative de mouvement ainsi acquise au sein du marché capitaliste mondial sera interprétée par les propagandistes du régime comme la voie de l'indépendance nationale. Or, l'Egypte était impuissante en fait à s'assurer une indépendance nationale réelle. « En d'autres termes, la structure de dépendance organique de l'Egypte à l'égard du marché mondial — structure que le nouveau régime héritait de l'ancien — demeurait intacte. Le centre de gravité de cette dépendance se déplaçait et le développement intérieur du capitalisme égyptien y gagnait une vitalité provisoire, mais la situation fondamentale de dépendance restait inchangée ». L'auteur s'attache alors longuement à montrer la différence qui existe entre une « vacance provisoire et domination directe » et la voie vers une indépendance nationale réelle.

3/ Le pouvoir et les masses populaires.

     « L'incapacité du régime à renforcer le potentiel national propre de résistance aux pressions impérialistes apparaît déjà clairement dans l'attitude du pouvoir nassérien vis-à-vis d'Israël. Cette attitude camouflée par la propagande est dans son fond une attitude de capitulation ». A l'appui de ses dires, Mahmoud Hussein nous cite l'exemple de Gaza où l'Etat nassérien réfrène l'élan patriotique des Palestiniens. C'est ce que stipule l'acceptation des forces de l'O.N.U. sur les territoires égyptiens limitrophes de l'Etat sioniste, protégeant ainsi ses frontières contre toute incursion palestinienne, protégeant également le libre passage des navires israéliens par le détroit de Tiran.

     En fait, l'année 1956, année du plus grand succès politique du régime, est celle où apparaît le plus nettement son impuissance réelle à affronter les ennemis du peuple égyptien.

     « Et c'est précisément le 26 juillet 1956, le soir où Nasser annonçait la nationalisation que l'hostilité fondamentale du régime à toute initiative populaire apparaît avec le plus d'éclat ». ... « C'est ce pouvoir seul qui a pris la décision. C'est lui seul qui a choisi l'objectif, le moment de frapper, la façon de l'annoncer au peuple égyptien. C'est lui seul qui comptait en tirer la tonalité du bénéfice politique ». Les larges masses étaient simplement « appelées à s'en remettre à la sagesse de Nasser qui, étant l'auteur de l'événement, se chargeait de résoudre les problèmes qui en découlaient ».

     Les masses réclamaient cependant partout des armes afin de répondre à la puissance technique des armées impérialistes car la force créatrice des masses en armes. Or, les masses armées, « c'est l'embryon du pouvoir des masses » et le régime verrait lui échapper le monopole de l'initiative politique si l'armée perdait « le monopole de l'utilisation de la violence ». « L'épopée nassérienne se serait dans ce cas arrêtée là ». C'est pourquoi le régime préférera le statu quo face à l'Etat sioniste.

4/ Le changement du rapoort de force au sein de la classe dominante.

     En décrétant en 1956 la prise en charge par l'Etat des banques et compagnies étrangères, le pouvoir signait l'acte de naissance de la bourgeoisie d'état. Cette dernière allait se renforcer à chaque nouvelle occasion saisie par le régime pour développer le secteur économique d'Etat. « Du point de vue économique, l'élite petite bourgeoise militaire sera appelée à fournir les cadres principaux de l'appareil économique étatique, en même temps qu'à renforcer l'armature des autres appareils de l'Etat, les soumettant plus étroitement aux orientations du pouvoir nassérien ».

     Les cadres ne se faisaient pas d'illusion sur le rôle militaire à venir de l'armée. « Depuis l'agression tripartite, ils ne songent plus à faire la guerre, mais à renforcer les pouvoirs politiques et écono-miques de l'armée en prétendant la préparer à la guerre, renforçant par là la bourgeoisie d'état dont ils constituaient le corps principal. Et dès que la position de cette bourgeoisie d'état sera devenue hégémonique, à partir de 1961, ce sera la ruée à l'enrichissement personnel généralisé ». « L'ensemble des cadres dirigeants de l'armée n'avait donc déjà plus de préoccupations patriotiques, au moment même où l'armée était censée encadrer l'effort patriotique de la nation ».

     Nouvellement arrivés dans un milieu nouveau pour eux, ils vont se mettre laborieusement à l'école de la bourgeoisie traditionnelle pour apprendre d'elle le mécanisme caché du monde des affaires, à tisser progressivement des réseaux de relation et de complicité.

5/ L'unité arabe.

     A cette étape du régime, Mahmoud Hussein pense qu'il est nécessaire de définir clairement la nature des rapports entretenus par le régime nassérien avec les pays arabes. La politique arabe du Président Nasser se présente sous deux aspects :

— aspect proprement économique : « Une industrie lourde moderne — en termes d'efficacité capitaliste internationale — ne peut être constituée qu'à une échelle beaucoup plus vaste. Et l'échelle du monde arabe semblait toute désignée. La bourgeoisie égyptienne, seule capable de lancer un tel projet — parce que très en avance sur le développement des autres bourgeoisies — pouvait le réaliser, si des liens économiques solides, définitifs, lui ouvraient le monde arabe ». Cette politique trouve un écho favorable au sein de toutes les élites petites bourgeoises et bourgeoises nationales des pays arabes dont les aspirations capitalistes trouvaient là un espoir de réalisation : ce même schéma se retrouve en Syrie et au Yémen. En Irak, par contre, une fraction de l'élite nationaliste recherchera la tutelle nassérienne pendant qu'une autre plus puissante au départ la combattra.

— aspect politique : une direction nassérienne du mouvement national arabe représente pour les directions bourgeoises locales un rempart de protection efficace, à la fois contre les classes conservatrices et contre le mouvement populaire.

     Par ailleurs, dans le cadre d'un système défensif repoussant toute participation populaire, la nécessité d'un rassemblement plus vaste que l'Egypte à savoir le cadre arabe, s'imposait dans l'esprit des dirigeants égyptiens.

     Mais le régime capitaliste d'état égyptien s'avéra incapable de résister, hors de ses frontières, à la puissance des monopoles occidentaux, même encouragé et appuyé par l'U.R.S.S.

L'hégémonie de la bourgeoisie d'état (1959-63)

     En 1959, le régime, exploitant le prestige qu'il vient d'accumuler décide de détruire définitivement le courant communiste dans le monde arabe afin de consolider son système et présenter du même coup meilleure figure aux puissances impérialistes. En Egypte, en Syrie, des camps d'internement ouvrent leurs portes. En Irak, en revanche, c'est l'échec.

     1959 sera, dans ces conditions, l'année d'un refroidissement diplomatique entre l'Egypte et les pays de l'Est et, parallèlement, celle d'un afflux considérable d'offres de crédits occidentaux . A la faveur de ce rapprochement, la bourgeoisie traditionnelle se fait turbulente. De leur côté, les puissances occidentales deviennent exigeantes : elles réclament la révision des accords passés avec l'U.R.S.S. concernant la première tranche du projet du Haut Barrage.

     Nasser se sent devenir prisonnier de sa nouvelle orientation. Brusquement, il met un terme à sa propagande anti-communiste et annonce que l'accord sur la première tranche du haut barrage est conclu avec l'U.R.S.S. Quelques jours plus tard, il décrète la nationalisation de la banque Misr, assenant un coup spectaculaire à la bourgeoisie traditionnelle et plaçant l'Etat à la tête de plusieurs centaines de millions. De plus, cette mesure permettait de concentrer les griefs populaires contre la bourgeoisie traditionnelle.

     Privée de son quartier général, incapable de réagir, cette dernière était condamnée à recevoir le coup suivant, sans férir, les mesures de Juillet 1961 : une série de décrets sont promulgués mettant la totalité des entreprises financières et bancaires et la plupart des sociétés industrielles et commerciales importantes, étrangères et locales, sous le contrôle absolu de l'Etat. De plus, la propriété foncière est limitée par un texte de loi.

     Mais, si en Egypte, la bourgeoisie traditionnelle s'avère incapable de riposter, il en va autrement en Syrie. Quelques semaines seulement après les mesures de juillet, un coup d'Etat amène le retrait de la Syrie de la République Arabe Unie. C'est la première défaite majeure du régime. Aussi la réponse du pouvoir sera violente : propagande tapageuse contre la bourgeoisie traditionnelle, procès de grands bourgeois, séquestration de biens, etc...

     Sur sa lancée, le régime fait acclamer une « Charte d'Action Nationale » en vertu de laquelle sera créée l'Union Socialiste Arabe. Dans le vocable officiel, la terminologie politique devient ronflante : il y est question de « socialisme », de « lutte contre l'impérialisme et la réaction »,
d'« auto-suffisance et de juste répartition des richesses ».

     Cette nouvelle mystification repose sur la confusion créée entre « propriété privée et capitalisme », entre « propriété d'Etat et socialisme », entre « division sociale du travail et division technique du travail », confusion entretenue aux yeux des masses par la nouvelle politique extérieure de l'U.R.S.S.

     L'auteur s'engage alors magistralement dans une étude théorique des rapports de production capitaliste pour en venir finalement au problème du pouvoir politique. Mais écoutons-le plutôt faire parler les idéologues du régime : « Les masses populaires, étant tout juste capables « de produire des biens matériels et de formuler des griefs ou des souhaits », il fallait qu'une élite sociale se chargeât de remplacer au pouvoir les « capitalistes exploiteurs » étrangers et locaux et de réorganiser, au nom de la nation, la vie économique — de telle sorte que les masses puissent trouver du travail (considéré comme l'expression de leur liberté économique) ; après quoi, elles pourraient songer à exprimer des souhaits politiques, dans le cadre corporatif que le régime avait préparé à cette fin (c'est-à-dire réaliser leur « liberté polilique) ».

     Les conditions d'efficacité de cette doctrine sont de deux ordres :

— politique : il est nécessaire que les masses, rendues dans un premier temps impuissantes, soient incapables de poser le problème du pouvoir ;

— économique : amener les masses populaires — une fois les conditions économiques relativement stabilisées par la création de nouveaux emplois et l'amélioration générale du mode de vie — à accepter le régime d'exploitation capitaliste étatique. C'est la raison pour laquelle, depuis les mesures de juillet 1961, le régime s'est lancé dans une politique de démagogie sociale dont le but est d'obtenir l'adhésion des masses laborieuses à ces mesures qualifiées d'« anti-capitalistes ». En voulant gagner leur appui passif, le régime cherche essentiellement à les amener à fournir l'effort productif nécessaire à la consolidation du système. Mais la réussite de cette politique mystificatrice et démobilisatrice exigeait le ralliement d'au moins une partie de l'intelligentsia. C'est pourquoi la section intellectuelle de la petite bourgeoisie occupera une position importante dans l'appareil du régime dans la mesure où elle s'est laissé domestiquer. Ainsi, « le régime a pu transformer une partie d'entre elle en catégorie professionnelle « spécialisée dans la réflexion » « au service du pouvoir».

     Ainsi, le régime s'assurait la paix sociale indispensable à sa consolidation.


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