nation arabe

la lutte des classes en égypte de 1945 à 1968
de mahmoud Hussein (1)

par abdelkrim dhofari

pp.9-12

     En Egypte, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, la classe ouvrière égyptienne dont les effectifs se trouvaient relativement plus élevés par rapport aux autres classes laborieuses et dont les traditions de lutte politique étaient déjà longues, avait objectivement la vocation d'une classe dirigeante. A la même époque le prolétariat chinois très largement minoritaire au sein du peuple chinois achevait d'unifier la lutte de toutes les classes de la nation chinoise et prenait le pouvoir central.

     En 1950 donc, non seulement il n'existait aucune nécessité objective imposant à l'Egypte la voie bourgeoise, mais les contradictions objectives requéraient au contraire une solution prolétarienne à la crise de la voie capitaliste. C'est uniquement en fonction d'une conjoncture particulière que le régime nassérien allait s'installer à la direction du pays. En fait, celui-ci s'est présenté comme la seule alternative bourgeoise à la crise de transition économique et idéologique face à l'essor sans cesse grandissant du mouvement populaire.

     Cette conclusion à laquelle Mahmoud Hussein nous amène au terme d'une longue et sérieuse étude des classes en présence en Egypte après la deuxième guerre mondiale, nous oblige — si l'on veut comprendre le mécanisme de cette crise de transition entre le féodalisme et le capitalisme — à revenir sur ce problème — combien général — des superstructures idéologiques et politiques de la société.

     En 1945, bien que les grands propriétaires fonciers constituent l'assise principale de la classe dirigeante locale, les rapports dominants n'étaient pas des rapports proprement capitalistes. La domination impérialiste d'une part, les intérêts de classe des grands propriétaires d'autre part, allaient à l'encontre d'un développement des forces productives nécessaires à la cristallisation du mode de production capitaliste, et par là, bloquaient toute possibilité d'intégrer les larges masses déshéritées dans un processus régulier d'exploitation capitaliste.

     La spécialisation du pays dans l'agriculture d'exportation, l'absence d'industrialisation et de mécanisation du fait de la non éclosion d'une bourgeoisie moyenne égyptienne contribuaient à maintenir les superstructures idéologiques et politiques précapitalistes qui sous-tendaient les privilèges, tant de la domination anglaise que des classes directement adossées aux intérêts impérialistes. Car, en fait, ce sont ces derniers qui ont tracé le cadre des activités économiques où la bourgeoisie égyptienne est venue simplement s'insérer. En d'autres termes, l'accumulation de richessesainsi réalisée ne jouait pas le rôle d'accumulation capitaliste primitive : elle ne débouchait pas sur des investissements de plus en plus productifs mais servait davantage à reproduire les privilèges précapitalistes des grands propriétaires : oisiveté, dépenses de prestige, mode de vie aristocratique, etc...

     Par ailleurs, la condition maîtresse nécessaire à la transformation du processus de production lui-même, à savoir la séparation totale entre le travail et l'ensemble des moyens de travail, entre le travail et ses instruments de production, n'existait pas. A cette période, malgré la dégradation des rapports typiquement féodaux, les travailleurs continuaient à travailler avec des instruments de travail individuels, la plupart du temps sur les terres des grands propriétaires.

     Il n'y avait donc pas cristallisation d'un rapport entre possesseurs de capital et vendeurs de force de travail. En fait, ce qu'on avait, c'était de grands propriétaires en voie de transformation capitaliste, et des masses déshéritées en voie de prolétarisation.

     Ce même blocage du processus évolutif du capital se retrouve au niveau des sphères affairistes. La grande bourgeoisie, qu'elle soit égyptiannisée ou proprement égyptienne, n'occupe que les circuits financiers complémentaires du cadre financier européen. Ne pouvant aller à l'encontre des exigences de la domination étrangère d'une part, constituée d'autre part sur des bases monopolistes aménagées par les trusts étrangers et fragilisées par les fluctuations du marché mondial, cette bourgeoisie allait se trouver rapidement dans l'obligation — pour maintenir ses gains rapides et élevés — de verser dans les activités spéculatrices et non productives : banques, export-import, compagnies d'assurance, entreprises de construction, etc...

     La moyenne bourgeoisie, quant à elle, par ses origines essentiellement rurales, ne manifeste aucune velléité de modernisation, aucun esprit entreprenant. Constituée essentiellement de paysans riches très attachés aux formes archaïques d'exploitation, peu représentée dans les centres urbains, la classe moyenne se trouve de ce fait solidaire de la structure de classe existante. Toutefois des contradictions existent entre ses couches les plus ouvertes et les intérêts locaux et étrangers dominant l'économie du pays. Ne bénéficiant pas des instruments politiques et financiers dont bénéficie la classe dominante, ces couches ne veulent plus se contenter de « strapontins » et aspirent à des transformations politiques et admi-nistratives nécessaires à un développement économique plus dynamique du pays.

     « Les intérêts de cette couche lui font ainsi remettre en cause un système de plus en plus paralysé par ses liens étroits avec l'impérialisme britannique et par son assise locale principale — une caste de grands propriétaires économiquement conservateurs — liens sur lesquels la bourgeoisie moyenne n'a aucune prise ; ces mêmes intérêts lui font désirer des réformes politiques, administratives et économiques du système existant — à commencer par une réforme agraire limitant le pouvoir de classe des grands propriétaires et élargissant le marché intérieur.

     « Mais à une condition toutefois péremptoire : que l'ensemble des transformations à introduire le soit en dehors de toute initiative propre des masses déshéritées, c'est-à-dire le soit de manière autoritaire, garantissant l'étouffement du mouvement populaire en même temps que l'application des mesures nouvelles — afin que ces mesures, touchant au statut de la propriété et d'une classe de possédants ne puissent encourager politiquement ou renforcer idéologiquement l'esprit en révolte des masses déshéritées.

     Comparée aux classes précédentes relativement homogènes, la petite bourgeoisie égyptienne apparaît beaucoup moins compacte et tiraillée entre l'influence idéologique des classes exploiteuses et celles des classes directement exploitées. Pour Mahmoud Hussein, appartiennent à la petite bourgeoisie tous ceux qui « possèdent un petit capital, un petit lopin de terre, une formation spécialisée ou un niveau de culture qui leur permet de vivre de leur travail en exploitant leur moyen de travail, financier, technique ou intellectuel sans avoir besoin de vendre leur force de travail et sans acheter la force de travail des autres sinon de façon secondaire ».

     « En tant que classe possédant un petit privilège — par rapport aux classes déshéritées — elle peut aspirer à l'exploitation des autres (c'est-à-dire qu'elle a des virtualités capitalistes) ; en tant que classe active, vivant de son propre travail, travail qui de surcroît, est individuel, atomisé, continuellement vulnérable aux pressions des forces de classes dominantes contre lesquelles la petite bourgeoisie est incapable de se défendre, elle se rapproche des classes déshéritées ».

     Différents types de clivages intéressent cette classe : le premier est celui qui sépare la petite bourgeoisie rurale, baignant dans un climat idéologique peu ouvert au changement, de la petite bourgeoisie urbaine à qui s'offrent davantage de possibilités d'ascension sociale et d'épanouissement capitaliste.

     Le deuxième clivage est celui qui oppose celles engagées dans un travail manuel : paysans moyens, de celles engagées dans un travail intellectuel : professions libérales, techniciens, à la limite même fonctionnaires et employés.

     Les premiers ont des raisons sérieuses de contester le système existant. Comme le relève l'auteur, deux aspects opposés mais convergents dans leur dynamique rendent cette classe particulière-ment inquiétante pour les classes possédantes.

     II en va différemment de l'élite petite bourgeoise dont les positions spécifiques issues de leur spécialisation mais aussi de la formation de classe qu'ils ont acquise au cours de leur service au sein des appareils d'exploitation ou de répression (officiers par exemple), les rendent idéologiquement et techniquement aptes à se hausser aux postes dirigeants, et à s'intégrer à la classe capitaliste pour peu que le blocage du système de transition soit levé. En dernière analyse, c'est ce désir réfréné d'ascension sociale qui les rend particulièrement hostiles à tout ce qui bloque leurs horizons : domination étrangère, aristocraties foncières, hauts fonctionnaires. Mais ces aspirations impliquent en même temps une tendance antipopulaire, une préférence pour tous les changements effectués sans que les masses populaires puissent en tirer avantage.

     Quant aux étudiants, il convient de les placer à part du fait qu'ils n'occupent pas encore de position définitive bien établie dans la structure sociale existante du fait aussi du quasi monopole de l'activité intellectuellle qu'ils détiennent au sein des classes populaires.

Le Prolétariat et les masses prolétarisées.

     Le prolétariat industriel représente seulement 3 % de la population totale (10 % de la population urbaine) au lendemain de la grande guerre, mais il possède une riche tradition de luttes anti-impérialistes et anti-capitalistes. En 1924, il a déjà mis au point une forme de lutte radicale inconnue jusque-là : l'occupation des usines (à Tourah, à Alexandrie, à Zagazig). En contact permanent avec les moyens mécaniques de production, délié par conséquent de toute attache avec la propriété privée des moyens de production, il est non seulement vitalement opposé à toute forme d'exploitation, mais aussi capable de dépasser l'individualisme inculqué par la culture dominante : priorité des intérêts du groupe sur les intérêts de chacun, solidarité agissante, capacité d'assimiler l'expérience ouvrière des autres, etc...

     Les masses prolétarisées par contre, à la campagne surtout, ne sont pas encore radicalement libérées du système de valeurs féodales. Comme le souligne judicieusement Mahmoud Hussein, leur situation de classe exprime à un pôle de la société ce que la situation de la classe possédante exprime à l'autre pôle, à savoir une transition bloquée.

     Bien qu'elles constituent une force révolutionnaire potentielle douée d'une grande capacité de révolte, elles ne sont donc pas encore définitivement réfractaires à toute forme d'exploitation capitaliste ; « elles sont au contraire disponibles pour une telle exploitation. C'est le système de dépendance et de transition bloquée qui les a rejetées, ce ne sont pas elles qui l'ont contesté ».

     La grande faiblesse de cette masse prolétarisée (petits paysans, ouvriers agricoles et dans les cités : salariés sans qualification, manœuvres, domestiques, vendeurs ambulants... soit une majorité numérique absolue à la campagne comme dans les villes) est son incapacité d'organisation par elle-même, car précisément son mode d'existence crée sa désorganisation : instabilité, désintégration en individus, en groupes familiaux, en clans, etc.

     Les mouvements de révolte au sein de cette classe enregistrés jusqu'en 1952, bien que très violents et très destructeurs, sont condamnés à rester sans suite du fait de leurs limites — isolement, sporadisme — ce qui permet aux classes dominantes de les étouffer par le jeu conjugué de la répression et de la démagogie, sans déclencher de formes de solidarité à l'échelle nationale.

     En fait, ces masses ne peuvent devenir radicalement dangereuses pour les classes exploiteuses que dans la mesure où elles acquièrent la capacité de faire jonction avec le mouvement ouvrier industriel.

La faillite politique de la classe dominante

     L'affaiblissement de l'impérialisme français et britannique, au lendemain de la grande guerre, la crise du capitalisme mondial provoquée par le rétrécissement du marché international et l'élan révolutionnaire des masses populaires tricontinentales et métropolitaines ne tardèrent pas à avoir des répercussions importantes sur le monde arabe.

     En Egypte, très rapidement, le mouvement patriotique hostile à la domination étrangère, va se doubler d'un courant démocratique opposé aux classes dominantes locales dont la vassalité à l'égard de l'impérialisme prit, au moment de la première guerre de Palestine, les dimensions d'une trahison nationale. Face à cet essor, la classe dominante égyptienne s'avéra incapable de proposer une issue à la crise. Elle-même désorganisée par l'inexistence de partis politiques propres développant une vision politique cohérente, cette classe se désagrégea très vite en un certain nombre de « tendances » .

— la tendance aristocratique très proche du palais ;

— la tendance nationaliste qui réclame un élargissement du cadre de l'économie et une égyptianisation de l'Etat (à peu près reflétée par le Wafd) ;

— la tendance moderniste qui, à côté des précédentes apparaît comme la plus active ; alors que la seconde manœuvre afin de tirer profit du mouvement national, la dernière affiche ouvertement ses dispositions anti-patriotiques et anti-démocratiques. Prête à sacrifier certains intérêts des grands propriétaires fonciers, elle se refuse toutefois à remettre en cause ses liens privilégiés avec les monopoles impérialistes. Elle ne peut en effet concevoir le développement de l'industrie en dehors du cadre étroit de la dépendance politique, financière et technique.

     L'arrivée au pouvoir du Wafd — qui a pu se prévaloir quelque temps du titre de « parti de la nation » (alors qu'en fait il ne constitue « qu'un élément du dispositif destiné à dévoyer le mouvement révolutionnaire ») — va clarifier une situation devenue confuse par suite de ce morcellement politique. Très rapidement, le Wafd démontra son incapacité à concéder les gestes politiques minimaux que la situation politique appelait (évacuation des Anglais, réforme agraire, remise en cause du statut de l'aristocratie) et qui, seuls, auraient pu rassurer les masses. Prisonnier de la crise qu'il avait accélérée, le Wafd sera bientôt emporté dans la chute de l'aristocratie sous les coups des premières vagues du mouvement de masse.

     A l'autre pôle de la société égyptienne, les masses laborieuses n'auront pas de leur côté de structures politiques et organisationnelles représentatives capables de mener leur élan révolutionnaire aussi loin que la situation politique le permettait.

L'essor du mouvement de masse

     La période allant de 1945 à 1947 est marquée par la jonction du mouvement ouvrier avec le mouvement étudiant : les manifestations de masse, les grèves et occupations d'usine, les formes individuelles de violence directe, telles que les attentats terroristes, arrivent à leur point culminant en 1946. L'événement politique le plus important de cette première période est sans aucun doute la création du Comité National des Ouvriers et des Etudiants en février 1946, quelques jours après que la police ait fait ouvrir le pont Abbas au moment où une manifestation d'étudiants réclamant l'évacuation s'y était déjà engagée, faisant plusieurs morts et blessés.

     Le 21 février, le Comité organise une grande manifestation et appelle à la grève générale. C'en était trop pour la classe dirigeante. La manifestation du Caire se termine par une boucherie : les participants débouchant sur la place Ismaïlia seront accueillis à coups de mitrailleuses par les troupes anglaises. Une répression brutale et sans vergogne s'abat sur l'ensemble du territoire : les militants ouvriers et étudiants seront arrêtés par milliers, le Comité National sera démantelé. La manifestation du Caire entrera désormais dans l'histoire du mouvement anti-impérialiste mondial qui lui consacre depuis 1950 le 21 février pour jour commémoratif.

     Un moment désorienté par la répression, le mouvement patriotique cherchait déjà à se réorganiser lorsqu'au début de 1948 éclata la première guerre de Palestine, fournissant au Palais et aux Anglais une occasion de reprendre l'initiative des événements. A ce stade de son analyse, l'auteur se fait plus insistant (on en comprend facilement les raisons) : l'Etat d'Israël constituait et constitue encore un ennemi réel du peuple égyptien et des peuples arabes en général. Si les impérialistes britanniques ont cherché, en orientant toute l'énergie des peuples arabes contre l'Etat d'Israël, à dévoyer le mouvement populaire orienté principalement contre eux, si le roi Farouk y a trouvé l'occasion de prendre en main le mouvement patriotique égyptien et de rehausser son prestige gravement atteint, pour les uns comme pour les autres, il n'a pas été nécessaire d'« inventer » un ennemi au peuple, Israël en l'occurrence, comme on a pu le prétendre. L'Etat sioniste en formation était un ennemi réel et perçu comme tel par les masses égyptiennes. Mais en orientant le sentiment populaire dans le sens d'une guerre classique entre Etats — éliminant ainsi aussi bien le peuple palestinien que les autres peuples arabes — ils entraînaient le peuple égyptien dans une guerre qui n'était pas la sienne et qui — plus grave — étouffait le combat qui était le sien : le combat au niveau populaire contre l'impérialisme britannique et la solidarité à la base et dans l'action du peuple égyptien avec le peuple palestinien.

     La défaite prévisible de l'armée égyptienne eut trois conséquences importantes :

     1°) les masses égyptiennes ne sauront pas dégager concrètement les raisons de classe de la débâcle, ce qui allait leur inculquer le sentiment intérieur de leur faiblesse comme élément décisif de la domination étrangère et locale.

     2°) elle va permettre à une force de relève bourgeoise de se cristalliser au sein de l'armée placée ainsi au premier plan, « les officiers libres », dont la vision petite bourgeoise des événements politiques rejoint, comme nous le verrons plus loin, les aspirations des « modernistes ».

     3°) à court terme, la défaite va reporter toute la puissance du mouvement patriotique de masse contre ses ennemis à l'intérieur du pays rendus responsables de la défaite : c'est la période de l'organisation de groupes de guerrilla et de sabotage antibritannique, c'est aussi la période de grève ouvrières et de jacqueries paysannes, c'est enfin l'incendie du Caire de Janvier 1952. Ce dernier événement, Mahmoud Hussein en fait une donnée capitale :

— capitale parce que sa violence même exprime le besoin objectif révolutionnaire des masses urbaines déshéritées de participer directement au mouvement patriotique au moment où celui-ci débordait tous ses cadres traditionnels : Wafd, nationalistes, communistes, etc...

— capitale parce que, au-delà des excès de xénophobie inévitables, la mise à feu de cabarets, de cinémas luxueux, de cafés mondains, de grands magasins, de banques appartenant à des Anglais, des Juifs qui jubilaient ouvertement devant la victoire sioniste, ou des milliardaires locaux, représentait un geste authentique des masses déshéritées contre les ennemis du peuple.

     L'aspect insurrectionnel de l'incendie du Caire et l'essor sans cesse grandissant du mouvement de masse au cours de cette période vont avoir une conséquence imprévisible : désormais, l'Angleterre, sentant le régime monarchique condamné, sera de plus en plus disposée à tolérer un éventuel coup d'état capable d'endiguer la marée populaire et de donner une nouvelle efficacité à l'Etat égyptien.
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(1)   Editions Maspéro - Paris - Fin 1969.
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