pp. 78-81

     Un troisième cinéma ne peut pas être destiné à d'autres mécanismes de diffusion que les possibilités d'action des organisations populaires et parmi ces mécanismes, ceux que le cinéaste lui-même inventera ou découvrira. Production, diffusion et possibilités économiques de survie doivent faire partie d'une même stratégie. La résolutioin des problèmes auxquels il faut faire face en ce qui concerne chacune de ces tâches est ce qui encouragera d'autres gens à faire ce travail du troisième cinéma, à rejoindre ses rangs et à le rendre moins vulnérable.

     La diffusion d'un tel cinéma en Amérique latine en est à ses premiers balbutiements, cependant la répression du système est déjà, en ce qui le concerne, un fait légalisé. Il suffit de voir en Argentine les interventions qui se sont produites pendant quelques-unes des projections et la dernière loi de répression cinématographique de ton nettement fasciste ; au Brésil les restrictions sont tous les jours plus grandes pour les camarades les plus combattifs du cinéma novo; au Venezuela l'interdiction et le retrait du visa de La hora de los hornos sont un fait ; dans presque tout le continent la censure empêche toute possibilité de diffusion publique.

     Sans films révolutionnaires et sans un public qui les réclame, toute tentative d'ouvrir des formes nouvelles de diffusion serait condamnée à l'échec. Les uns et l'autre existent déjà en Amérique latine. L'apparition de telles œuvres a ouvert une voie qui passe dans certains pays comme l'Argentine par des projections dans des appartements ou des maisons avec un nombre de participants qui ne devrait jamais dépasser 25 personnes ; ailleurs, comme au Chili, dans des paroisses, des universités ou des centres de culture (de moins en moins nombreux) ; dans le cas de l'Uruguay, projections dans le plus grand cinéma de Montevideo, devant 2.500 personnes qui remplissent la salle et font de chaque projection une fervente manifestation anti-impérialiste (13)...

     Les circuits de 16 mm en Europe : 2O.00O centres en Suède, 30.OOO en France, etc., ne sont pas les meilleurs exemples pour les pays néo-colonisés mais sont cependant un complément dont il faut tenir compte pour l'otention de fonds, plus encore dans une situation où ces circuits peuvent jouer un rôle important dans la diffusion des luttes du Tiers-Monde qui sont de plus en plus liées à celles qui se développent dans les métropoles. Un film sur la guérilla vénézuélienne dira plus au public européen que vingt brochures explicatives, il en sera de même pour nous avec un film sur les événements de mai en France ou la situation des étudiants de Berkeley, aux Etats-Unis.

     Un troisième cinéma, à cette étape, à la portée de couches limitées de la population, est cependant le seul cinéma de masses possible aujourd'hui car c'est le seul qui se nourrit des intérêts, des aspirations et des perspectives de l'immense majorité du peuple.

     Chaque œuvre importante d'un cinéma révolutionnaire constituera, que cela soit ou non explicite, un événement national de masses.

     Des conditions de proscription que lui impose le système, le cinéma militant doit savoir tirer l'infinité de nouvelles possibilités qui s'ouvrent à lui. La tentative de surmonter l'oppression néo-coloniale oblige à inventer des moyens de communication, en inaugure la possibilité.

     Avant et pendant la réalisation de La hora de los hornos, nous avons réalisé diverses expériences de diffusion de cinéma révolutionnaire, le peu que nous en avions à l'époque. Chaque projection, s'adressant à des militants, à des cadres moyens, à des gens menant une action politique, à des ouvriers et à des universitaires, se transformait, sans que nous nous le soyons proposé a priori, en une espèce de réunion dont les films faisaient partie mais n'étaient pas le facteur le plus important. Nous découvrions une nouvelle face du cinéma, la participation de celui qui jusqu'alors était toujours considéré comme un spectateur. Le spectateur cédait le pas à l'acteur qui se cherchait lui-même à travers les autres.

     Hors de cet espace que les films aidaient momentanément à libérer, existaient seulement la solitude, le manque de communication, la méfiance, la peur ; dans l'espace libre la situation en faisait des complices de l'action qu'ils étaient en train de faire. Les débats naissaient spontanément. A mesure que les expériences se succédaient, nous introduisions au cours des projections divers éléments (une mise en scène) qui devaient renforcer les thèmes des films, le climat de la manifestation, la désinhibition des participants, le dialogue : musique ou poèmes enregistrés, éléments plastiques, affiches, un meneur des débats qui dirigeait les discussions, présentait les films et les camarades qui prenaient la parole, un verre de vin, du maté, etc. Et nous avons ainsi pu nous rendre compte que ce que nous avions entre les mains de plus valable était :

1) Le camarade participant, l'homme-acteur qui participait à la réunion ;

2) L'espace libre dans le cadre duquel l'homme exposait ses inquiétudes et ses propositions, se politisait et se libérait ;

3) Le film, qui importait à peine, juste en tant que détonateur ou prétexte.

     Nous avons déduit de ces données qu'une œuvre cinémato-graphique pourrait être beaucoup plus efficace si elle en prenait pleinement conscience et si elle était disposée à soumettre sa forme, sa structure, son langage et ses buts à ces manifestations et à ces manifestants. Cela revient à dire, si elle cherchait sa propre libération en se soumettant aux autres, en s'insérant parmi les principaux protagonistes de la vie. En partant de la correcte utilisation du temps que ce groupe d'acteurs-personnages nous accordait avec ses histoires diverses, de l'utilisation de l'espace que nous offraient certains camarades et des films eux-mêmes, il fallait essayer de transformer temps, espace et œuvre en énergie de libération. C'est ainsi qu'est née la structure de ce que nons avons appelé cinéma-manifestation, cinéma-action, une des formes qui à notre avis prend une grande importance pour affirmer la ligne du troisième cinéma. Un cinéma dont nous avons fait la première expérience, peut-être au niveau du balbutiement, avec la deuxième et la troisième parties de La hora de los hornos (« Manifestation pour la libération », surtout à partir de « La résistance » et « Violence et libération »).

     « Camarades (disions-nous au commencement de « Manifestation pour la libération »), il ne s'agit pas là simplement de la projection d'un film, il ne s'agit pas non plus d'un spectacle, il s'agit avant tout d'une MANIFESTATION. Une manifestation d'unité anti-impérialiste ; il n'y a de place dans cette manitestation, que pour ceux qui s'identifient avec cette lutte car il ne s'agit pas ici d'un espace pour spectateurs, ni pour des complices de l'ennemi, mais pour les seuls auteurs et protagonistes dont ce film essaie, d'une certaine manière, de témoigner et qu'il essaie d'approfondir. Ce film est un prétexte au dialogue, à la recherche de volontés et doit permettre d'en trouver. C'est une information que nous vous présentons pour en discuter après la projection. »

     « Les conclusions que vous pourrez tirer (disions-nous au moment de la deuxième partie) en tant qu'acteurs réels et protagonistes de celle histoire sont importantes. Les expériences que nous avons recueillies, les conclusions que nous avons tirées ont une valeur relative ; elles servent à quelque chose dans la mesure où elles sont utiles au présent et à l'avenir de la libération que vous représentez. Ce qui importe surtout, c'est l'action qui peut naître de ces conclusions, l'unité sur la base des faits. C'est pourquoi le film s'arrête ici pour que vous puissiez le continuer. »

     Avec le cinéma-manifestation, on arrive à un cinéma inachevé et ouvert, un cinéma essentiellement de la connaissance.

     « Le premier pas dans la connaissance c'est le premier contact avec les choses du monde extérieur, l'étape des sensations (dans un film, la fraîcheur vive de l'image et du son). Le deuxième est la synthèse des données ayant produit les sensations, leur ordonnancement et l'élaboration, l'étape des concepts, des jugements, des déductions (dans le film, le commentateur, les reportages, les didascalies ou le narrateur qui dirige la projection-manifestation,). Et la troisième étape, celle de la connaissance. Le rôle actif de la connaissance ne s'exprime pas seulement par un saut actif de la connaissance sensible à la connaissance rationnelle, mais ce qui est encore plus important, par le saut de la connaissance rationnelle à la pratique révolutionnaire (...) la pratique de la transformation du monde (...) Telle est dans son ensemble la théorie matérialiste dialectique de l'unité du savoir et de l'action » (14) (dans la projection du film-manifestation, la participation des camarades, les propositions d'actions qui surgissent, les actions mêmes qui se produisent a posteriori).

     D'autre part, chaque projection de film-manifestation suppose une mise en scène différente, étant donné que l'espace dans lequel elle se réalise, le matériel qui la compose (acteurs-participants) et le temps historique dans lequel elle a lieu ne sont pas toujours les mêmes. Cela veut dire que le résultat de chaque projection dépendra de ceux qui l'organisent, de ceux qui y participent, du lieu et du moment où elle se fera et où les possibilités d'y introduire des variantes de complément, les modifications qui pourront intervenir n'auront pas de limites. La projection d'un film-manifestation exprimera toujours d'une manière ou d'une autre, la situation historique dans laquelle elle aura été réalisée.

     L'homme du troisième cinéma, que ce soit à partir d'un cinéma-partisan ou d'un cinéma-manifestation, avec l'infinité de genres qu'ils peuvent impliquer (cinéma-lettre, cinéma-poème, cinéma-essai, cinéma-pamphet, cinéma-information, etc...) oppose à toute une industrie un cinéma artisanal ; au cinéma de fiction, un cinéma scientifique ; au cinéma de personnages, un cinéma de thèmes ; au cinéma d'individus, un cinéma de masses ; au cinéma d'auteur, un cinéma de groupe ; au cinéma de mésinformation néo-colonial, un cinéma d'information ; à un cinéma d'évasion, un cinéma qui rende la vérité ; à un cinéma spectacle, un cinéma-manifestation, un cinéma d'action; à un cinéma de destruction, un cinéma simultanément de destruction et de construction ; à un cinéma fait pour le vieil homme, pour eux, un cinéma à la mesure de l'homme nouveau : celui de la possibilité que chacun de nous représente.

     La décolonisation du cinéaste et du cinéma seront des faits simultanés dans la mesure où l'un et l'autre nous apportent la décolonisation collective. La bataille commence au-dehors contre l'ennemi, qui nous agresse, mais aussi au-dedans, contre les idées, les modèles de l'ennemi qui existe en chacun de nous. Destruction et construction. L'action décolonisatrice consiste à retrouver dans leur praxis les impulsions les plus pures et les plus vilales ; à la colonisation des consciences elle oppose la révolution des consciences. Le monde est scruté, approfondi, redécouvert. On assiste à un continuel étonnement, à une espèce de seconde naissance. L'homme retrouve son innocence première, sa capacité d'aventure, sa capacité d'indignation aujourd'hui léthargique.

     Libérer la vérité proscrite signifie libérer une possibilité d'indignation, de révolte. Notre vérité, celle de l'homme nouveau quise construit en se débarrassant de tous les vices qu'il traîne encore, est une bombe au pouvoir inépuisable et, en même temps, la seule possibilité de vie.

     Les grands thèmes, l'histoire nationale, l'amour et la rupture entre les combattants, l'effort d'un peuple qui se réveille, tout renaît devant l'œil des caméras décolonisées. Le cinéaste se sent pour la première fois libre. Au sein du système, il découvre qu'il n'y a rien, en marge du système et contre lui, il y a tout, parce que tout est à faire. Ce qui hier paraissait une folle aventure, comme nous le disions au début, se pose aujourd'hui comme une nécessité et une possibilité auxquelles on ne peut pas échapper.

     Ce sont là des idées en vrac, des propositions de travail. A peine une ébauche d'hypothèses nées de notre expérience personnelle et qui joueront un rôle positif si elles permettent d'ouvrir un dialogue chaleureux sur la nouvelle perspective révolutionnaire du cinéma. Les vides qui existent sur les fronts artistique et scientifique de la révolution sont assez notoires pour que l'adversaire n'essaye pas de les combler tant que nous ne serons pas capables de le faire nous mêmes.

     Pourquoi le cinéma et pas une autre forme de communication artistique ? Si nous avons choisi le cinéma comme centre de nos propositions et de ce débat, c'est parce que c'est notre front de travail ; en outre la naissance du troisième cinéma signifie, du moins pour nous, l'événement artistique révolutionnaire le plus important de notre époque.
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(13)     L'hebdomadaire Marcha organise, après minuit et le dimanche matin, des projections qui reçoivent un accueil de qualité de la part d'un grand public.
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(14)     Mao Tsé-Toung, op. cit.
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