pp. 72-77

     Adopter de façon mécanique un cinéma conçu comme un spectacle destiné aux grandes salles, d'une durée standard, avec des structures hermétiques qui naissent et meurent sur l'écran, satisfait, c'est certain, les intérêts commerciaux des groupes producteurs, mais amène aussi à l'absorption de formes de la conception bourgeoise de l'existence qui sont la continuité de l'art 1800, de l'art bourgeois : 1'homme n'est admis que comme un objet consommateur et passif ; plutôt que de lui reconnaître une aptitude à construire l'histoire, on lui reconnaît seulement le droit de la lire, de l'écouter et de la subir. Le cinéma, en tant que spectacle, s'adresse à un être déglutissant, c'est le point le plus élevé auquel puisse parvenir le cinéma bourgeois. Le monde, l'existence, le devenir historique restent enfermés dans les limites d'un tableau, la scène d'un théâtre, l'écran d'une projection; l'homme est plus considéré comme un consommateur d'idéologie que comme un faiseur d'idéologie. C'est en partant de cette conception que la philosophie bourgeoise et l'obtention de la plus-value se conjuguent merveilleusement. On se trouve alors devant un cinéma calculé par les spécialistes des analyses des motivations, poussé par les sociologues et les psychologues, par les éternels chercheurs des rêves et des frustrations des masses, destiné à vendre la vie en pellicules, la vie comme au cinéma, la réalité telle qu'elle est conçue par les classes dominantes.

     La première alternative à cela, que nous pourrions appeler le premier cinéma, est née avec ce qu'on a appelé « le cinéma d'auteur », « le cinéma d'expression », « la nouvelle vague », « le cinéma novo » ou, conventionnellement, le deuxième cinéma. Cette alternative signifiait un progrès en tant que revendication de la liberté de l'auteur à s'exprimer dans un langage non standard, c'était une ouverture vers une tentative de décolonisation culturelle. Mais les tentatives en sont arrivées à un point tel qu'elles ont atteint les limites permises par ce système. Le cinéaste du deuxième cinéma s'est laissé prendre dans le système, ou est en voie de le faire. La recherche d'un marché de deux cent mille spectateurs en Argentine (chiffre qui est supposé couvrir les frais d'une production indépendante), la proposition de développer un mécanisme de production industrielle parallèle à celui du système mais pour être diffusé selon les normes qu'il impose, la lutte pour améliorer les lois de protection du cinéma et « changer les mauvais fonctionnaires pour en mettre à leur place de moins mauvais », etc., tout cela est une démarche sans perspective viable si ce n'est celle de devenir officiellement « l'aile jeune et frondeuse de la société », c'est-à-dire de la société néo-colonisée ou de la société capitaliste.

     Des possibilités réelles et différentes de celle qu'offre le système ne sont possibles que lorsque l'on tient compte des conditions suivantes : élaborer des œuvres que le système ne peut pas absorber et étrangères à ses besoins ou des œuvres qui soient faites pour le combattre directement et explicitement. Aucune de ces conditions n'entre dans les possibilités que poursuit le deuxième cinéma : mais on peut les trouver dans la percée révolutionnaire vers un cinéma en marge du système et contre le système, un cinéma de libération : le troisième cinéma.

     Une des tâches les plus efficaces du néo-colonialisme a été de détacher certains milieux intellectuels, surtout les artistes, de la réalité nationale et de les faire, par contre, s'aligner derrière « l'art et les modèles universels ». Intellectuels et artistes ont en général été à l'arrière des luttes populaires, quand ils n'allaient pas contre elles. Les couches qui ont le mieux travaillé pour la construction d'une culture nationale comprise comme une impulsion vers la décolonisation n'ont justement pas été les élites instruites, mais les milieux les plus exploités et les moins civilisés. Les organisations populaires se sont, à juste titre, toujours méfiées de « l'intellectuel » et de « l'artiste ». Quand ceux-ci n'ont pas été ouvertement utilisés par la bourgeoisie ou l'impérialisme, ils l'ont été indirectement car ils se sont pour la plupart limités à proclamer une politique de « paix et démocratie » ayant peur de tout ce qui pouvait avoir une allure nationale, ayant peur de contaminer l'art à la politique l'artiste au militant révolutionnaire. C'est ainsi qu'ils ont masqué les causes internes qui ont provoqué les contradictions de la société néo-colonisée en mettant au premier plan les causes extérieures qui, « si elles sont la condition des changements, ne peuvent en aucun cas en être la base » (10), en remplaçant, dans le cas de l'Argentine, la lutte contre l'impérialisme et l'oligarchie indigène par la lutte de la démocratie contre le fascime, en supprimant la contradiction fondamentale d'un pays néo-colonisé et en la remplaçant « par une contradiction qui était une copie de la
contradiction mondiale ». (11)

     Ce détachement, de la part des couches intellectuelles et des artistes, des processus nationaux de libération qui, entre autres, aide à comprendre les limitations idéologiques dans lesquelles ils se sont développés, tend aujourd'hui à diminuer dans la mesure où les uns et les autres commencent à découvrir qu'il est impossible de remporter la victoire sans se rallier auparavant à une lutte pour des intérêts communs. L'artiste commence à sentir l'insuffisance de son non-conformisme et de sa révolte individuelle. Les organisations révolutionnaires, à leur tour, découvrent le vide qu'engendrent, sur le plan culturel, la lutte politique. Les difficultés que présente la réalisation dans le domaine du cinéma, les limitations idéologiques du cinéaste d'un pays néo-colonial, etc., ont été les élément objectifs qui ont fait que jusqu'à maintenant les organisations du peuple n'avaient pas accordé au cinéma l'attention qu'il mérite. La pensée écrite, les informations imprimées, la propagande murale, les discours et les formes d'information, d'explication et de politisation verbales continuent à être jusqu'à maintenant les principaux instruments de communication dans les organisations et les couches d'avant-garde ou des masses. Mais le fait que certains cinéastes se soient resitués et qu'en conséquence de cette attitude ils aient produit des films utiles à la libération a permis à quelques avant-gardes politiques de découvrir l'importance du cinéma en tant que moyen de communication et de comprendre qu'en raison de ses caractéristiques particulières, il permet de rassembler, pendant la durée d'une projection, des forces d'origines diverses, des gens qui n'auraient peut-être pas répondu à l'appel à un discours ou à une conférence de la part d'un parti. Le cinéma s'avère être un prétexte efficace et il ajoute à cela le contenu idéologique qui lui est propre.

     La capacité de synthèse et de pénétration de l'image filmée, la possibilité d'un document vivant et d'une réalité nue, le pouvoir d'explication des moyens audio-visuels dépassent de loin n'importe quel autre moyen de communication. Inutile de dire que ces œuvres, qui parviennent à exploiter intelligemment les possibilités de l'image, le dosage des concepts, le langage et la structure qui émanent de la narration audio-visuelle, obtiennent des résultats efficaces dans le domaine de la politisation et de la mobilisation des cadres et même dans le travail au niveau des masses là ou cela s'avère possible...

     Certains des aspects qui, il n'y a pas longtemps, retardaient l'utilisation du cinéma en tant qu'instrument révolutionnaire, étaient le problème des appareils, les difficultés techniques, la spécialisation requise obligatoirement à chaque étape du travail, les prix élevés, etc. Les progrès réalisés aujourd'hui dans chacun de ces domaines, la simplification des caméras, des magnétophones, les nouveaux progrès dans le domaine de la pellicule, les pellicules « rapides » qui peuvent imprimer l'image sans éclairage spécial, les photomètres automatiques, les progrès dans l'obtention de la synchronisation audio-visuelle, tout cela, ajouté à la diffusion des connaissances dans ce domaine par les revues spécialisées à grand tirage et même par des publications non spécialisées, a servi à démystifier le fait cinématographique, à lui effacer cette auréole quasi magique qui faisait apparaître le cinéma comme ne pouvant être qu'à la portée des « artistes », des « génies » ou des « privilégiés ». Le cinéma devient de plus en plus à la portée de classes plus nombreuses. Les expériences réalisées en France par Marker, qui a donné des caméras 8 mm à des groupes d'ouvriers, après leur avoir appris comment les manier et dans le but de permettre au travailleur de filmer, comme s'il l'écrivait, sa propre vision du monde, sont des expériences qui ouvrent au cinéma des perspectives inédites et avant tout : une nouvelle conception du fait cinématographique et de la signification de l'art à notre époque.

     L'impérialisme et le capitalisme, que ce soit dans la société de consommation ou dans le pays néo-colonisé, recouvrent tout d'un voile d'images et d'apparence. Plus que la réalité, ce qui importe là, c'est une image intéressée de cette réalité. Monde peuplé de fantaisie et de fantômes où la monstruosité est revêtue de beauté et la beauté de monstruosité. D'une part, la fantaisie, l'univers bourgeois imaginaire où scintillent le confort, l'équilibre, la saine raison, l'ordre, l'efficacité, la possibilité « d'être quelqu'un ». D'autre part, les fantômes, nous, les paresseux, les indolents, les sous-développés, les fauteurs de désordre. Quand le néo-colonisé accepte sa situation, il devient un Gungha Din, un délateur au service du colon, un oncle Tom, renégat de sa classe et de race, ou un idiot, serviteur sympathique et grotesque, mais quand il essaie de refuser sa situation d'oppression, il passe pour être un aigri, un sauvage, un mangeur d'enfants. Le révolutionnaire est pour le système, pour ceux qui ne dorment pas de peur de ceux qui ne mangent pas, un scélérat, un assaillant, un violateur et, par conséquent, la première bataille qu'on mène contre lui ne se situe pas sur le plan politique mais se livre avec les ressources et les lois policières.

     Plus l'homme est exploité, plus on le considère comme insignifiant. Plus il résiste, plus on le place au niveau des bêtes. On peut voir dans Africa addio, du fasciste Jacopetti, les sauvages africains, bêtes exterminatrices et sanguinaires, soumis à une abjecte anarchie une fois qu'ils se sont défaits de la protection blanche. Tarzan est mort et à sa place sont nés les Lumumba, les Lobemgula, les Nkomo et les Madzimbamuto, et c'est là quelque chose que le néo-colonialisme ne pardonne pas. La fantaisie a été remplacée par des fantômes et alors l'homme devient une vedette de la mort afin que Jacopetti puisse filmer commodément son exécution.

     Je fais la révolution, donc j'existe. A partir de là, fantaisie et fantômes se dissolvent pour laisser la place à l'homme vivant. Le cinéma de la révolution est simultanément un cinéma de destruction et de construction. Destruction de l'image que le néo-colonialisme a donnée de lui-même et de nous. Construction d'une réalité palpitante et pleine de vie, restitution de la vérité dans n'importe laquelle de ses expressions. Le fait de remettre des choses à leur place et de leur rendre leur véritable signification est quelque chose d'extrêmement subversif aussi bien dans la situation néo-coloniale que dans les sociétés de consommation. Dans ces dernières l'apparente ambiguïté ou la pseudo-objectivité de l'information dans la presse écrite, dans la littérature, etc., ou la relative liberté qu'ont les organisations populaires de fournir leurs propres informations, cessent d'être telles pour devenir une véritable restriction quand il s'agit de la télévision et de la radio, les deux plus puissants moyens d'information contrôlés et monopo-lisés par le système. Les expériences au moment des événements de mai en France sont assez explicites sur ce plan.

     Le monde où règne l'irréel, l'expression artistique est poussée vers la fantaisie, la fiction, les langages-clé, les signes et les messages insinués entre les lignes. L'art se détache des faits concrets qui pour le néo-colonialisme sont des témoignages d'accusation et tourne sur lui-même et se pavane dans un monde d'abstraction et de fantômes, il se situe loin du temps et de l'histoire. Il peut se référer au Viet-Nam, mais loin du Viet-Nam, à l'Amérique latine, mais loin du continent, là où il perd son cefficacité et ses moyens, là ou il se dépolitise.

     Le cinéma dit documentaire, avec le vaste champ qu'embrasse cette conception, qui va du didactique à la reconstruction d'un fait ou d'une histoire, est sans doute la base d'où doit partir le cinéma révolutionnaire. Chaque image qui documente, témoigne, réfute, approfondit la vérité d'une situation est quelque chose de plus qu'une image de film ou un fait purement artistique, cela devient quelque chose que le système ne peut pas absorber.

     Le témoignage d'une réalité nationale est, en outre, un moyen inestimable de dialogue et de connaissance au niveau mondial. Aucune forme internationale de lutte ne pourra réussir s'il n'y a pas un échange mutuel des expériences entre les peuples, si on ne détruit pas, à l'échelle mondiale, continentale et nationale, la balkanisation qu'essaie de maintenir l'impérialisme.

     Il n'y a pas de possibilité d'accès à la connaissance d'une réalité tant que ne se réalise pas une action tendant à transformer, de chaque front de lutte, la réalité abordée, « il ne suffit pas d'interpréter le monde, maintenant, il s'agit de le changer », cette phrase de Marx, il faut la répéter à chaque instant.

     Partant de cette attitude, il reste au cinéaste à découvrir son propre langage, celui qui surgira de sa vision militante et transformatrice et du caractère du thème qu'il abordera. A ce propos, il faut signaler qu'il existe encore, chez certains cadres, de vieilles positions dogmatiques qui consistent à n'attendre de la part du cinéaste ou de l'artiste qu'une vision apologétique de la réalité, plus en fonction de ce qu'on désirerait idéalement qu'elle soit que de ce qu'elle est. Ces positions qui cachent, au fond, un manque de confiance en ce qui concerne les possibilités de la réalité même, ont amené, dans certains cas, à utiliser le langage cinématographique en tant que simple illustration idéalisée d'un fait, à vouloir enlever, à la réalité ses profondes contradictions, sa richesse dialectique, qui est ce qui peut donner à un film beauté et efficacité. La réalité des processus révolutionnaires dans le monde entier, malgré ses aspects confus et négatifs, contient une ligne dominante, une synthèse assez riche et assez stimulante pour ne pas la schématiser par des visions partiales ou sectaires.

     Le cinéma pamphlet, le cinéma didactique, le cinéma d'infor-mation, le cinéma d'essai, le cinéma de témoignage, toute forme militante d'expression est valable et il serait absurde de dicter des normes esthétiques de travail. Recevoir tout du peuple, lui fournir ce qu'il y a de meilleur, ou, comme l'a dit le Che, respecter le peuple en lui donnant de la qualité. Il serait bon, devant les tendances toujours latentes chez l'artiste révolutionnaire à rabaisser la recherche et le langage d'un thème à une espèce de néo-populisme, de tenir compte de cela car si telle est bien l'ambiance dans laquelle se meuvent les masses, cela ne peut en aucun cas les aider à se débarrasser des traces laissées par l'impérialisme. L'efficacité obtenue par les meilleures œuvres du cinéma militant prouvent que les couches considérées comme arriérées sont suffisamment aptes à comprendre le sens exact d'une association d'images, d'un effet de montage, de n'importe quelle tentative linguistique qui se situe en fonction d'une idée précise. D'autre part, le cinéma révolutionnaire n'est pas essentiellement celui qui illustre ou documente ou fixe passivement une situation, mais celui qui essaie d'agir sur elle, en tant qu'élément d'impulsion et de correction. C'est-à-dire, découvrir en transformant.

     Les différences qui existent entre les divers processus de libération font qu'il n'est pas possible d'établir des règles qui se voudraient universelles. Un cinéma qui, dans la société de consommation, n'atteint pas le niveau de la réalité dans laquelle il se manifeste, peut, dans un pays néo-colonial, jouer un rôle stimulant, de même, qu'un cinéma révolutionnaire, dans une situation néo-coloniale, ne le sera pas forcément si on le fait passer mécaniquement dans les métropoles...

     Le modèle de l'œuvre d'art parfaite, du film parfait exécuté selon les règles imposées par la culture bourgeoise, ses théoriciens et ses critiques, a servi, dans les pays dépendants, à inhiber le cinéaste, surtout quand il a voulu adapter des modèles identiques à une réalité qui ne lui offrait ni la culture, ni la technique, ni les éléments les plus élémentaires pour y parvenir. La culture de la métropole gardait les secrets millénaires qui avaient donné naissance à ses modèles ; la transposition de ceux-ci à la réalité néo-coloniale s'est toujours avérée un mécanisme d'aliénation à partir du moment où l'artiste du pays dépendant ne pouvait pas absorber en peu d'années les secrets d'une culture et d'une société élaborées au cours des siècles à travers des circonstances historiques absolument différentes. La prétention d'arriver, dans le domaine du cinéma, à se mesurer aux œuvres des pays dominants finit généralement par un échec étant donné l'existence de deux pays réalités historiques n'ayant pas de commune mesure. Cette démarche, comme elle ne trouve pas de moyen d'être résolue, conduit, à un sentiment d'infériorité et de frustration. Mais celles-ci naissent avant tout de la peur de prendre le risque de s'engager dans des voies absolument nouvelles, rejetant, dans leur presque totalité, celles qu'offre « leur cinéma ». Peur de reconnaître les particularités et les limitations d'une situation de dépendance pour découvrir les possibilités de cette situation et de trouver des formes de la surmonter forcément originales.

     L'existence d'un cinéma révolutionnaire n'est pas concevable sans l'exercice constant et méthodique de la pratique, de la recherche et de l'expérimentation. Bien plus, c'est l'obligation pour le nouveau cinéaste de s'engager, de s'aventurer dans l'inconnu en faisant parfois un saut dans le vide, en s'exposant à l'échec, comme le fait le guérillero qui s'engage dans des sentiers qu'il s'ouvre à coups de machette. C'est dans cette aptitude à se situer en marge du connu, à se déplacer au milieu des dangers continuels que réside la possibilité de découvrir et d'inventer des formes et des structures cinématographiques neuves qui servent à une vision plus en profondeur de notre réalité.

     Notre époque est une époque d'hypothèses, désordonnées, violentes, faites la caméra dans une main, une pierre dans l'autre et qu'il est impossible de juger selon les canons de la théorie et de la critique traditionnelles. C'est dans la pratique et dans l'expérimentation désinhibitrices que naîtront les idées pour une théorie et une critique cinématographiques qui soient les nôtres. « La connaissance commence par la pratique, après avoir acquis des connaissances théoriques au moyen de la pratique, il faut retourner à la pratique ». (12) Une fois enfoncé dans cette praxis, le cinéaste révolutionnaire aura à vaincre d'innombrables obstacles ; il sentira la solitude de ceux qui, aspirant aux flatteries des moyens de promotion du système, s'aperçoivent que ces moyens leur sont fermés.

De la pratique

     C'est pourquoi le travail d'un groupe de troisième cinéma doit être régi par des règles strictement disciplinaires en ce qui concerne les méthodes de travail. Le groupe existe, il est donc un complément de responsabilités, une synthèse de possibilités complémentaires dans la mesure où il agit en harmonie avec une direction qui centralise la planification du travail et assure sa continuité . L'expérience indique qu'il n'est pas facile de maintenir la cohésion d'un groupe quand celui-ci se trouve être bombardé par le système et sa chaîne de complices souvent déguisés en « progressistes », quand il n'y a pas de stimulation extérieure immédiate et spectaculaire et on connaît les difficultés et les tensions d'un travail fait et diffusé en dehors du système. Beaucoup abandonnent leurs responsabilité soit parce qu'ils ne leur accordent pas leur véritable valeur, soit parce qu'ils exigent un genre de valorisation qui est celle du cinéma du système et non pas celle de notre cinéma. La naissance de conflits internes est une réalité qui existe dans chaque groupe, qu'il soit ou non idéologiquement préparé. La non conscience de ce conflit intérieur au niveau psychologique, caractérologique, etc., le manque de maturité pour faire face au problème des rapports conduisent parfois à des oppositions et à des rivalités qui provoquent de véritables affrontements au-delà des divergences idéologiques ou de l'objectif à atteindre. Aussi la conscience des problèmes des rapports, de la direction et de la compétence est-elle fondamentale. Parler clairement, délimiter les camps, fixer les responsabilités, assumer sa tâche rigoureusement, en tant que militant. Le troisième cinéma prolétarise le cinéaste, brise l'aristocratie intellectuelle que la bourgeoisie octroie à ses suiveurs, démocratise. Les liens du cinéaste avec la réalité l'intègrent davantage à son peuple. Des couches d'avant-garde, et même des masses, interviennent collectivement à l'œuvre quand elles comprennent qu'il s'agit de la poursuite de sa lutte quotidienne. La hora de los hornos illustre la façon dont un film peut être mené à bien malgré les circonstances hostiles quand il a la collaboration de militants et de cadres du peuple.

     Le cinéaste révolutionnaire agit avec une vision radicalement neuve du rôle du réalisateur, du travail d'équipe, des instruments, des détails. Avant tout il se ravitaille lui-même pour produire ses films, il s'équipe dans tous les domaines, il s'exerce au maniement des différentes techniques. Ce qu'il possède de plus valable ce sont ses outils de travail, engagés localement pour servir son besoin de communication. La caméra est une inépuisable arracheuse d'images-munitions, l'appareil de projection, une arme capable de lancer 24 photographies à la seconde.

     Chaque membre du groupe doit avoir des connaissances au moins générales, des appareils qui sont utilisés : il doit pouvoir remplacer les autres à n'importe quelle phase de la réalisation. Il faut renverser le mythe des techniciens irremplaçables.

     Le groupe tout entier doit accorder une grande importance aux petits détails de la réalisation et à la sécurité qui doit la protéger. Une imprévision, quelque chose qui dans le cinéma conventionnel passerait inaperçu, peut, dans notre cinéma, démolir le travail de semaines et de mois. Et un échec, dans ce troisième cinéma peut signifier la perte d'une œuvre ou la modification de tous les plans. Aptitude à soigner les détails, discipline, rapidité et surtout être disposé à vaincre les faiblesses, la commodité, les vieilles habitudes, le climat pseudo-normal derrière lequel se cache le rapport quotidien. Chaque film est une opération différente, un travail différent qui oblige à varier les méthodes, surtout quand les laboratoires de développement sont encore entre les mains des monopoles...

     Le cinéaste révolutionnaire et les groupes de travail seront du moins aux étapes initiales, les seuls producteurs de leurs œuvres. C'est sur eux que reposera la plus grande responsabilité en ce qui concerne l'étude des formes de récupération économique qui faciliteront la continuité du travail. Notre cinéma n'a pas encore un passé suffisant pour établir des règles dans ce domaine ; les expériences qui existent n'ont rien prouvé d'autre qu'une habileté à profiter des circonstances particulières qui existaient dans chaque pays. Mais quelles que puissent être les situations on ne peut pas envisager la préparation d'un film sans étudier au préalable ses destinataires et, par conséquent, envisager un plan de récupération des fonds investis. Et ici, vient à nouveau se poser la nécessité d'un lien plus étroit entre les avant-gardes artistiques et les avant-gardes politiques car ce lien est utile pour l'étude en commun des formes de production, de diffusion et de continuité.

                                                                                                                                                                                       SUITE
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(10)    Mao Tsé-Toung, De la pratique.
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(11)    Rodolfo Puigross, El proletariado y la revolucion nacional

                (Le prolétariat et la révolution nationale),
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(12)    Mao Tsé-toung, op. cit.
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