farid belkahia

pp. 25-31


Né à Marrakech le 15 novembre 1934

 

1954-59               Ecole Nationale des Beaux-Arts, Paris


1955-56-57-58    Expositions personnelles, à Rabat


1957                    Peintres Marocains à Tunis


1958                    Exposition personnelle à Damas, Syrie
                           Arab Painting, Washington D.C., U.S.A.


1959-61              Institut du Théâtre, Prague, Tchécoslovaquie
                           Biennales de Paris


1957-59-61        Biennale d'Alexandrie, Egypte


1960                   Exposition personnelle à Tanger, Rabat, Casablanca,
                           Marrakech


1962                   Exposition personnelle, Rabat
                           Directeur de l'Ecole des Beaux-Arts, Casablanca


1963                   Jeune Peinture Marocaine, à Casablanca
                           « 2 000 ans d'Art au Maroc », à la Galerie Charpentier, Paris
                           Peintres Marocains à Tunis
                           Décor et costumes de « Izlane », spectacle de Folklore du Maroc, Théâtre National Populaire, Palais de Chaillot, Paris


1964                   Expositions personnelles à Rabat et Casablanca


1965                   Exposition personnelle, Casablanca


1966                   Participation à l'exposition de peinture du Festival des Arts Nègres, Dakar
                           Exposition Groupe Belkahia - Chebaa - Melehi


1965-66             Séjour à Milan


1967                  août Décor et costumes pour le spectacle national à l'exposition 67, Montréal, Canada
Décembre          Exposition personnelle, Casablanca


Réside à Casablanca.

1


Il m'est difficile de me situer ou de faire un bilan de mes recherches.

     En ce moment, je traverse une période qui me passionne. J'ai l'impression d'avoir atteint un certain équilibre. Je me sens une énergie suffisante pour pousser mes recherches actuelles. Mais cette plénitude n'est jamais totale. Il y a toujours chez moi un sentiment de précarité vis-à-vis d'une création qui se précise.

     Mon début en peinture fut « figuratif ». Le plus important pour moi était surtout la matière (alchimie esthétique) créée par une superposition de couleurs. Mais le graphisme figuratif n'était en quelque sorte qu'un contour géographique de l'homme. Je déversais dans la matière toutes mes angoisses, mes intuitions les plus instinctives et les plus mentales.

     Ce contour géographique était à ses débuts un fourmillement de signes et de formes que j'ai réduit petit à petit à l'état de dépouillement et de nudité. Le contour qui contenait une pluralité de signes et de formes arrivait à se concentrer dans un seul de ces signes et formes qui devenait responsable de son propre message.

     Je n'ai jamais accepté la terminologie figuratif-abstrait. Ce sont là des appellations de classification sans plus. Elles concernent surtout une perception visuelle externe. Elles risquent souvent de limiter le contenu profond de la toile comme les titres qu'on donne aux tableaux deviennent des cadres étriqués qui canalisent et conditionnent la communication.

     Aussi, dans mon travail, je ne vois pas de coupure. Il n'y a pas eu passage de ce qu'on appelle vulgairement figuration à l'abstraction, mais une continuité. Ce que je dis est très simple à percevoir sur le plan visuel mais difficilement traduisible en concepts et schémas intellectuels. S'il y a eu évolution dans mon travail, elle s'est concrétisée toujours par un approfondissement de recherches plastiques. Les contours disparaissent, on circonscrit alors des détails qui s'amplifient pour ne plus avoir de limites. On aborde ainsi une réalité gigantesque qui offre d'autres possibilités de recherches. C'est pour cela qu'une peinture n'est jamais terminée. Elle est toujours une source d'éclosion d'autres investigations. Lorsqu'on parvient à se libérer d'un certain nombre de conditionne-ments, la peinture devient, sur le plan de la connaissance, une véritable aventure.

     L'homme est resté toujours au centre de mes préoccupations. Il est la source et la finalité de mes recherches. C'est à partir de lui que j'essaie de tout déchiffrer. L'homme est la cellule énergétique de notre monde. C'est une force fascinante pour moi. Même les plus gros accidents que crée la nature n'atteignent pas la force de réalisation de l'homme.

 

     C'est pour cela que j'ai essayé d'exprimer très tôt tout ce qui touchait à l'homme, toutes ses permanences. Et dans une première phase toutes les situations dans lesquelles il se trouve avili.

     En 1950-52, j'avais témoigné des événements de violence et de répression dont le Maroc était le théâtre. 7 ou 8 ans après, j'ai eu l'occasion de visiter Auchwitz. Ce qui m'a révélé un autre visage de la cruauté, de ce qui est insupportable mentalement. L'oppression, dans ce qu'elle a de plus palpable et de plus vulgaire, m'a toujours fasciné. C'est une condition humaine permanente et complexe. J'ai témoigné de l'oppression dans des conditions déterminées, à un moment où elle était nette, virulente. Le phénomène en lui-même n'était pas une finalité. Il était une situation anormale de l'homme, une atmosphère particulière dans laquelle j'essayais de le fixer. L'oppression a été une de mes préoccupations fondamentales pendant 10 ans. Mais je crois que malgré tout, il y a des sujets qui se vident.
     Maintenant, je voudrais scruter d'autres voies, sonder encore plus les profondeurs de l'homme.
     J'essaie d'approcher une vérité intrinsèque, vérité qu'il m'est impossible de cerner en une formule.
     Je l'exprime actuellement par une certaine sensualité.
     Paradoxalement, la sensualité comme l'oppression est un phénomène permanent, indéfectible de l'homme. C'est une autre forme de vie, à la fois biologique, mentale et psychique. C'est un immense phénomène de connaissance en même temps qu'une vision du monde.
     Tout ceci n'a rien à voir évidemment avec la vulgarité de l'érotisme.
     Le terme de torture reste plus poignant et plus concret que celui de sensualité. Mais la sensualité me donne une totale liberté d'expression.

     Sur le plan de ma formation personnelle, je me considère comme un autodidacte. J'ai décidé très vite de ne pas peindre en atelier. Mes vraies préoccupations sont nées en dehors de toute école ou académie. L'uniformité du travail en atelier m'effrayait. La peinture avait été pour moi un besoin pressant.

     Au cours de mon séjour à Paris (de 1953 à 1960), j'avais ressenti un trouble. Je me suis rendu compte que mon pouvoir d'adaptation à ce pays et à cette culture n'était qu'une façade. Ce qui m'a poussé à effectuer un voyage au Moyen-Orient (Syrie, Jordanie, Egypte 1956-57). J'étais parti en quelque sorte à la quête des racines, des sources de ma propre personnalité. Malheureusement, la situation là-bas sur le plan de la création était, à ce moment-là, plus détériorée et abâtardie que chez nous.
      Je suis allé ensuite en Tchécoslovaquie et en Italie.
     Ces différents voyages, contacts, études m'ont permis certes, en tant que peintre, de découvrir des possibilités en ce qui concerne les moyens techniques d'expression. Mais ce passage à travers diverses écoles et ateliers n'a rien changé quant au contenu de mon travail.

     J'accorde une importance au matériau employé mais je ne me confine pas dans un seul. J'essaie d'employer chaque fois celui qui répond le mieux à un besoin déterminé. Lorsque j'épuise sa vitalité d'expression, je passe à un autre.

     D'une manière générale, je peux dire que je travaille beaucoup, mais que je produis peu. Mon travail peut donner l'impression de manquer de continuité, comme je l'ai dit tout à l'heure. La personnalité ne s'exprime pas selon moi par un travail de séries. Cela ne fait pas partie de ma méthode de travail.

2

J'ai été très tôt sensible au signe.

     En 1956, environ, la découverte de Paul Klee m'a bouleversé. Je me suis senti très proche de la présence du signe dans son travail. Ce n'est que plus tard que j'ai appris que Klee avait été en Afrique du Nord et que son œuvre en a pris une tournure toute particulière. Ceci a justifié après coup pour moi cette attirance du début.

     Je crois en une formation biologique beaucoup plus qu'en un cheminement mental. Je donne beaucoup plus d'importance au côté instinctif, touffu, presque incontrôlable de l'être. Une forme picturale selon une impulsion instinctive et qu'on croirait anarchique à première vue, peut recouvrir une structuration mathématique. L'instinct est une matière première, une décharge nécessaire pour la création qu'on arrive à cerner et à dompter par la suite. Cela ne veut pas dire que je refuse une prise de conscience ou une démarche même mentale à ce niveau. Je n'aime pas en tout cas l'extrémisme. Faire une peinture entièrement basée sur des mensurations m'est impossible personnellement. Je ne conteste pas pour autant l'authenticité de la démarche des peintres dont la sensibilité parvient à concrétiser ce côté mental et réfléchi de la création.

     L'homme, qui est au centre de mes préoccupations, présente pour moi une virginité qui est à sonder perpétuellement. C'est une énergie qu'il est impossible de quadriller dans toutes ses proportions.

     Quant à la tradition, elle est une somme d'énergie créatrice issue de notre collectivité. Elle constitue notre patrimoine. Mais la revalorisation de la tradition plastique dans le contexte actuel ne nous est pas propre. C'est le fait de l'ensemble des pays du Tiers Monde, notamment les pays latino-américains. Bien sûr, c'est une entreprise très importante.

     Mais encore une fois, ce travail scientifique m'est impossible. Je peux l'effectuer instinctivement, mais pas d'une manière rationnelle.

 

3


La peinture est une des formes d'expression les plus défavorisées (1). Si la communication dans ce domaine est difficile, c'est parce que l'homme a été déformé au départ. Il a été habitué à un ordre des choses, à une organisation de son univers ambiant dans lesquels il n'accepte aucune perturbation. Il se confine alors dans un confort visuel qui lui rend difficile tout approfondissement de la réalité tant physique qu'organique.
     L'homme considère comme une profanation l'intervention de l'artiste dans ce qu'il considère être son monde interne.
     L'œil est un organe fondamental. Mais il s'est atrophié, il est
devenu vieux. Les autres sens de l'homme peuvent être mieux rééduqués par la suite. Mais l'œil a enregistré trop tôt des réalités qu'il n'est pas toujours capable de rajeunir. C'est de là que vient peut-être l'inertie vis-à-vis de la peinture, activité fondamentalement visuelle.
     L'homme a besoin d'une réadaptation au monde d'aujourd'hui, à son milieu ambiant qui a subi d'énormes mutations.

     Le problème essentiel se trouve être un anachronisme de la perception chez l'homme. L'artiste n'est pas en avance sur son époque comme on se plaît à le répéter, c'est la société qui est en retard sur son époque.

     Il s'agit alors d'entreprendre une éducation du sens visuel. Pour cela, toute action ne peut être que collective. La notion d'artiste-individu doit disparaître. Il est absurde de penser encore à l'artiste comme un génie isolé au sein de la société. Aucune expression artistique ne restera prisonnière d'un individualisme. De plus en plus, nous allons vers un regroupement des expériences.
     D'ailleurs, ce que je dis là n'est pas une innovation : les architectes, les peintres, les sculpteurs travaillent ensemble depuis 15 ou 20 ans dans plusieurs pays étrangers. C'est une situation qui est donc déjà acquise. Mais le problème se posera et se pose pour nous.
     Les possibilités d'extériorisation sont très limitées pour nous, malgré le fait que nous soyons dans un pays en pleine reconstruction et en voie d'industrialisation. Notre activité est conditionnée par nos données socio-économiques. Nous ne pouvons pas nous permettre de vivre ce que nous pensons.
     Cela ne nous empêchera pas pour autant de prévoir cette action hypothétique et d'analyser les domaines dans lesquels elle pourrait s'effectuer.

     La production industrielle d'objets (pour ne prendre que cet exemple), a été, à la base, artisanale chez nous. Mais au passage de la production industrielle moderne, aucun effort n'a été fait pour améliorer la forme et la qualité de l'objet. C'est là que l'artiste peut intervenir. Dans les pays hautement industrialisés, l'artiste n'est pas toujours obligé d'intervenir dans ces domaines de technicité. Mais dans un pays comme le nôtre, il y a une carence de cadres spécialisés. L'artiste peut combler ce vide.

     Le fossé qui existe entre pays développés et sous-développés s'élargit de plus en plus. Il n'y a pas chez nous une mentalité industrielle courageuse, à la hauteur des préoccupations de notre époque. Il y a un manque d'informations et de connaissances qui puissent stimuler un sens de combativité et de concurrence.

     Dans les pays développés, les groupes de chercheurs et d'esthètes qui collaborent à toutes les industries, sont à la base des renouvellements esthétiques et fonctionnels des objets industriels. Leurs recherches créent chaque fois de nouvelles manières de vivre, de voir, de réagir. L'Op-art(*) en est un exemple frappant. De mouvement plastique au départ, il en est arrivé à influencer de multiples branches de l'industrie actuelle (ameublement, publicité, impression textile). L'Op-art a été déterminant pour la vitalité d'une certaine industrie.

     La recherche est donc fondamentale, mais elle nécessite des moyens qui ne sont pas encore à notre portée à cause d'une mentalité retardataire et peu aventureuse. Dans un domaine aussi vivant et actif que l'industrie, il faut un goût du risque et un esprit continuel d'invention.

4

     Il se pose pour nous des problèmes de public, d'éducation, de consommation. Notre public offre l'avantage d'une grande disponibilité. Il est en état de consommer toute sorte de peinture. Pour ce qui est d'éduquer ce public, l'exclusivité d'une méthode n'a jamais donné de fruits, n'a jamais contribué à un quelconque enrichissement. Bien au contraire. Personnellement, je dois l'avouer, la foule m'a toujours impressionné. Je reste très prudent quand il s'agit de préconiser des solutions pour les problèmes de communication.

     Il y a d'autre part (mais il est presque inutile de répéter cela, tellement c'est évident) la question des moyens qui devraient être mis à la disposition des artistes pour leur permettre de dialoguer avec ce public : salles d'expositions au moins dans les principales villes, débats et conférences, etc... Pour cela, le travail du Service des Beaux-Arts ne doit pas se limiter à la restauration des monuments historiques, mais être plutôt animé d'un esprit d'invention et d'ouverture.

    Mais la base de tout développement dans le domaine des arts plastiques est avant tout l'enseignement. Par expérience, nous nous rendons compte du niveau très faible des élèves qui n'ont aucun contact avec les arts plastiques. La place de l'enseignement du dessin et de la peinture dans les établissements scolaires doit être réelle, non une activité récréatrice en marge. Il ne faut pas que l'enseignement de cette discipline se fasse par un certain automatisme, uniquement parce qu'il est de tradtion en Europe que cette matière soit enseignée.

     Les élèves ignorent aussi tout de nos traditions plastiques, alors qu'elles font partie intégrante de notre culture. Il est vrai que les institutions qui sont en principe chargées de la mise en valeur de ce patrimoine ne remplissent pas leur véritable fonction : l'organisation des musées d'art traditionnel marocain est trop statique, poussiéreuse.

     Notre enseignement est bâtard. Il suit un sustème pédagogique européen déjà retardataire lui-même. C'est un luxe pour les pays sous-développés que de vouloir donnner dans l'enseignement une culture trop générale. Il faudrait en arriver très vite dans le secondaire à une spécialisation, une orientation des élèves vers des branches déterminées. Nous sommes obligés d'adapter notre enseignement à notre situation, à nos possibilités et à notre mode de vie.

     L'enseignement dans les écoles de Beaux-Arts devrait à mon avis être avant tout un champ d'expérimentation où les recherches porteraient sur des domaines précis. Il n'a jamais existé par exemple un cours de calligraphie arabe dans une école de Beaux-Arts au Maroc (avant 19964). En dehors de son enseignement purement technique, la callligraphie peut être un moyen de recherches tant sur le plan plastique que dans les applications qu'elle peut recevoir dans le domaine publicitaire ou autre.

     Je ne vois pas non plus une école de Beaux-Arts au Maroc où les élèves ne soient pas mis en contact avec les différentes techniques de la peinture moderne (même l'École des Beauxc-Arts de Paris ne propose pas cela). Car il me semble que la tâche essentielle d'une école de Beaux-Arts est l'information. Ceci offre des possibilités pour des investigations individuelles.

     La façon dont l'histoire de l'arft est enseignée est aberrante dans beaucoup d'écoles. On va trop loin dans le passé alors qu'il faudrait commencer par la situation de l'art d'aujourd'hui.

     Mais toutes ces mesures et suggestions que je viens d'énumérer ne peuvent être valables que pour le moment. Il ne faut pas en arriver à un statisme. L'expérimentation doit rester notre préoccupation fondamentale.
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(1)   La musique par exemple offre l'avantage d'être abstraite dans son essence. De par son abstraction, elle donne beaucoup plus de possibilités
             à l'homme d'imaginer et de créer. Elle ne le limite pas. Mais la communication dans ce domaine aussi devient aujourd'hui difficile, car les       
     
       recherches actuelles tendent vers une musique concrète, électronique (ce qui dérange les gens dans leurs habitudes).
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* Voir lexique.
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