Cinquante-six ans après la disparition d’Antoine
de Saint-Exupéry, on spécule encore sur les circonstances de sa mort.
A-t-il été abattu par la chasse allemande? Etait-ce une panne de
moteur? Une erreur de pilotage? On ne saura sans doute jamais. Et c’est
peut-être mieux ainsi : cette fin mystérieuse fait partie de la
légende.
Antoine de Saint-Exupéry voit le jour le
29 juin 1900 à Lyon, dans l’une des plus vieilles familles de la
noblesse française. C’est le troisième enfant de Jean, vicomte de
Saint-Exupéry, et de Marie de Fonscolombe. Antoine n’a que quatre ans
lorsque son père meurt, laissant une jeune veuve de 28 ans avec cinq
enfants à charge.
Les années d’enfance se suivent selon un
rythme immuable : l’été, c’est le bonheur dans la grande
propriété familiale de Saint-Maurice-de-Rémens, près de Lyon ; le
reste de l’année se passe en pension chez les pères. Des vacances
passées auprès de ses trois sœurs et de son frère cadet, Antoine
gardera des souvenirs émerveillés. «Je me souviens des jeux de mon
enfance, du parc sombre et doré que nous avions peuplé de dieux, du
royaume sans limite que nous tirions de ce kilomètre carré jamais
entièrement connu, jamais entièrement fouillé», écrira-t-il dans
Terre des hommes. Dès le plus jeune âge, il acquiert le goût de l’exploration,
de l’aventure. Très tôt aussi, une passion pour les mathématiques,
les échecs, l’astronomie, la mécanique et le dessin. C’est un
élève irrégulier mais très doué. A douze ans, le destin d’Antoine
se scelle sur le terrain d’aviation d’Ambérieu, à quelques
kilomètres de la propriété. C’est là qu’il reçoit son baptême
de l’air. La griserie qu’il éprouve le marque à jamais. Dès lors
il n’aura de cesse que de revoir le fabuleux spectacle découvert du
haut du ciel.
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En 1917, Antoine est à Paris pour
préparer l’Ecole navale. Après deux échecs successifs, il s’inscrit
aux Beaux-Arts. La Grande Guerre finie, il fait son entrée dans le
monde. C’est le temps des dîners et des sorties. Mais cette vie de
bohème dure peu. En 1921, Antoine part effectuer son service militaire.
Il est incorporé au 2e régiment d’aviation de Strasbourg. Mais il
est mécanicien au sol. Un «rampant». Grâce à la générosité de sa
mère, qui casse sa tirelire pour lui payer des leçons de pilotage, il
obtient un brevet de pilote civil, sésame qui lui permettra de se faire
embaucher par le constructeur d’avions Latécoère, puis d’entrer à
l’Aéropostale.
Retour à Paris. Antoine ne laisse pas
indifférentes les jeunes filles. Chez une cousine, il rencontre Louise
de Vilmorin. On parle bientôt de mariage mais la famille de l’élégante
jeune fille voudrait qu’il renonce à l’aviation. C’est trop
demander à Antoine. Après quelques mois d’hésitations, les
fiançailles sont rompues. Saint-Exupéry n’a pas tout perdu. Sa
cousine l’a aussi présenté à André Gide et Jean Prévost, qui le
poussent à raconter ses aventures aériennes. En 1928, paraît Courrier
Sud, son premier roman. C’est le début d’une prodigieuse carrière
d’écrivain dont l’œuvre va se confondre avec la vie. «Pour moi,
voler ou écrire, c’est tout un», affirmera-t-il.
Qu’aime-t-il tant dans l’aviation ? Au-delà de la griserie du vol,
Saint-Exupéry y voit une manière de
vivre concrètement un idéal: toujours plus haut, toujours plus fort.
Le risque encouru dans le cockpit est un antidote puissant à la
banalité de l’existence sur la terre ferme. Le transport du courrier
n’est qu’un prétexte: être à l’heure coûte que coûte, quelles
que soient les conditions météorologiques n’a de sens que dans la
perspective métaphysique du dépassement de soi. Saint-Exupéry sera
porté par cet idéal.
Avec une poignée d’autres aviateurs, il
entrera de son vivant dans la légende, pionnier de toutes les aventures
aériennes: l’Aéropostale, les vols de nuit, la traversée des
Andes... Antoine est envoyé en Amérique du Sud pour créer des lignes
postales. C’est là qu’il rencontre ses modèles et ses amis:
Guillaumet et Mermoz. C’est en Amérique du Sud également qu’il
tombe amoureux fou de Consuelo Suncin, son «oiseau des îles».
Elle lui inspirera la Rose du Petit Prince.
Consuelo est la jeune et jolie veuve de l’écrivain Gomez Carillo.
Elle a une trentaine d’années, mais on lui en donne dix de moins. La
tristesse et le deuil n’ont pas entamé sa fantaisie. Antoine est sous
le charme, au grand dam du clan familial qui juge la Sud-Américaine
capricieuse et exaspérante. La liaison, officialisée par un mariage à
Nice en 1931, ne sera pas sans remous. En dépit de nombreux orages, de
l’infidélité évidente de Consuelo (mais Antoine ne sera pas non
plus un parangon de fidélité), Saint-Ex semblera toujours épris de sa
femme.
En 1931, paraît Vol de nuit. Le roman
obtient le prix Fémina. Il se vend à plus de 150 000 exemplaires. Il
est bientôt traduit en quinze langues. Le poète assoiffé d’absolu
devient une personnalité à la mode. Guerlain lance un nouveau parfum
baptisé «Vol de nuit». Tout en poursuivant sa carrière de pilote, l’écrivain
devient journaliste. Il n’écrit pas des analyses ou des éditoriaux.
Il n’a rien du maître à penser. Il va sur le terrain. à la
rencontre de l’homme. Il part pour la Russie en 1935 ; il couvre la
guerre d’Espagne en 1936. Cette guerre fratricide le bouleverse mais
il refuse de prendre parti et se borne à condamner la barbarie à
laquelle il assiste, impuissant. Humaniste, pacifiste, Saint-Exupéry
soutient Daladier lorsqu’il signe en 1938 les accords de Munich. Il
est néanmoins inquiet. Il pressent les grands drames à venir.
Quand la France entre en guerre, Saint-Ex
souhaite intégrer une unité de chasse. Mais il est déclaré inapte
par les médecins militaires. Il est finalement affecté à un groupe de
reconnaissance aérienne. Ces missions d’espionnage des positions
ennemies ne sont pas sans danger. Elles permettent à Saint-Ex de
prendre la mesure de l’inéluctable désastre. «Tout craque autour de
nous.
Tout s’éboule. C’est si total que la
mort elle-même paraît absurde. Elle manque de sérieux, la mort, dans
cette pagaille.»
Après la «drôle de guerre», l’armistice.
Saint-Exupéry a quarante ans. Comme pendant la guerre d’Espagne, il
répugne à faire un choix politique clair. Il a du mal à rallier le
camp des gaullistes. Il n’est pas davantage vichyste. Il estime qu’il
faut rester uni face à l’ennemi. À ce moment-là il ne voit le salut
que dans une intervention américaine. Il préfère s’éloigner, ce
que d’aucuns lui reprocheront. Il se rend aux Etats-Unis. Il incarne
le visage héroïque de la France. A New York, il écrit Pilote de
guerre et Le Petit Prince. Ce n’est qu’après sa mort que le roman
sera publié et connaîtra le succès que l’on sait.
En 1943, Saint-Ex estime que son devoir est
de combattre. Il parvient, non sans mal, car il est jugé trop âgé
pour piloter, à se faire confier plusieurs missions au sein des Forces
françaises libres. Il écrit à Consuelo : «Je ne désire pas me faire
tuer, mais j’accepte de m’endormir ainsi.» Le 31 juillet 1944, il s’envole
de la base de Borgo en Corse, aux commandes d’un Lightning P 38, pour
une simple mission de reconnaissance. Il n’est jamais rentré.