souffles
numéro spécial 15, 3e trimestre 1969

pour un débat sur la Nation Arabe
ismaïl alaoui: réflexions sur la Nation Arabe à propos de la question palestinienne
(première partie)
pp. 82-89


 
     Le texte suivant est la première partie d'une réflexion sur la «Nation Arabe».
     Les idées qui y sont développées ne peuvent être considérées comme définitives pas même pour leur auteur. Elles se veulent surtout point de départ d'une discussion collective et approfondie sur un problème qui intéresse directement chacun de nous. Celui de la «Nation Arabe».

     Avec l'évolution actuelle du problème palestinien, il semble qu'une heure de vérité, comme l'histoire en impose souvent aux peuples, ait sonné pour le monde arabe.

     En effet, depuis la défaite de juin 1967 et l'acceptation par certains pays arabes de la Résolution du Conseil de Sécurité du 22 novembre 1967, on constata, pour la première fois et d'une manière évidente, la contradiction entre les intérêts des états ou de certains états arabes constitués et ceux de l'entité arabe.

     La résolution adoptée par le Conseil de Sécurité de l'O.N.U. stipule, en effet, entre autres choses, la reconnaissance de frontières sûres à tous les états du Machriq donc à «Israël», «état membre des Nations Unies. Si elle signifie le retour, sous certaines conditions, des territoires occupés par «Israël» (Sinaï, Cisjordanie, Jolan) aux états dont ils faisaient partie à la veille de la guerre des six jours, elle nie, par contre, ne serait-ce que par omission, les droits du peuple palestinien à sa patrie et fait avaliser cette négation par les états arabes qui acceptent ses termes.

     Cette négation des droits du peuple palestinien va à l'encontre du projet d'unité arabe car celle-ci ne peut se réaliser que si les droits et les intérêts de tous les peuples qui y aspirent, donc du peuple palestinien, sont respectés sans préjudice d'aucune sorte.

     L'apparition claire et nette de cette contradiction entre l'intérêt de certains états arabes constitués et ceux de l'entité arabe soulève une série de questions de la plus haute importance (à notre avis), tant sur le plan de l'idéologie, au sens le plus large du terme, que sur le plan de la pratique. Nous en aborderons trois, en ayant présent à l'esprit que, dans la réalité, elles sont imbriquées et que leur distinction ici n'est que formelle.

1 - De la «Nation» Arabe ou des «nations» arabes (égyptienne, jordanienne, tunisienne, yéménite, etc ... ), qui a le plus de réalité et le plus de poids?

2 - Dans l'optique de l'unité arabe, quelle est ou quelles sont les classes «nationales», c'est-à-dire celles auxquelles incombe la responsabilité historique de la réalisation de cette unité?

3 - Selon la réponse donnée à la deuxième question, quel aspect doit revêtir cette unité arabe, tant sur le plan idéologique que pratique?
 

I - NATION ARABE OU NATIONS «ARABES»

     S'il existe un concept qui ait fait couler beaucoup d'encre et provoqué de nombreuses polémiques depuis près d'un siècle, c'est bien le concept de nation. Cependant, malgré les travaux qui lui ont été consacrés, il reste encore imprécis pour beaucoup.

     Nous n'avons pas à revenir sur la discussion de ce concept, mais si, pour certains, la Nation est une donnée transcendante et immuable, une donnée «mystique et insaisissable», pour nous, la Nation est une catégorie historique qui trouve ses fondements dans l'activité d'une communauté d'hommes et qui n'a rien de fatal.

     De plus, au risque d'appauvrir, aux yeux de certains, le concept de nation, nous nous rallions à l'idée de ceux qui, comme Marx ou Staline, estiment que la nation est «une société globale étendue qui repose sur l'intégration d'une superficie et d'une population considérables, intégration réalisée par le moyen d'une forte industrie, de communications et de transports développés, ainsi que par la participation à un vaste marché national commun à toutes les régions...».(1)

     Par conséquent, pour nous, la nation est une catégorie historique nouvelle. Cela, bien sûr, ne signifie absolument pas que la Nation, catégorie nouvelle, ne trouve pas un de ses fondements essentiels dans l'histoire pré-capitaliste. En effet, la Nation est, selon la définition de Staline(2) «une communauté stable, historiquement (3) constituée, de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique qui se traduit dans la communauté de culture».

     A condition de ne pas oublier que, dans la réalité, ces éléments constitutifs de la Nation sont interdépendants et imbriqués les uns dans les autres, nous souscrivons à cette définition de Staline qui a le mérite d'être globale et claire.

     La «Nations arabe»(4) répond-elle à ces caractères définis par Staline?

     A première vue, certaines caractéristiques de la nation se retrouvent facilement dans la «Nation arabe».

     Celle-ci est en effet une «communauté stable» regroupant environ cent millions d'hommes sur un territoire homogène s'étendant de l'Océan Atlantique au Golfe Arabique, et présentant des caractères bio-climatiques et naturels proches: zone désertique (Sahara et désert d'Arabie), zone pré-désertique et zone de climat méditerranéen.

     En outre la langue arabe est commune aux peuples qui habitent cet ensemble géographique. Cependant, il est nécessaire de faire deux restrictions concernant la langue:

a) la véritable langue commune à ces peuples est l'arabe classique, langue officielle, de culture et d'enseignement. Mais cette langue n'est guere parlée, même si elle peut être comprise de ceux qui ont eu la chance de recevoir une éducation, ce qui, malheureusement, n'est pas le cas de tous les habitants de ces pays où le taux d'analphabétisme reste élevé. Les langues véhiculaires sont cependant des dialectes arabes se rapprochant plus ou moins de l'arabe classique.

b) il existe dans certaines régions du monde arabe des groupes bilingues qui, en plus de leur arabe dialectal, possèdent une autre langue maternelle. Ainsi au Maghreb, spécialement en Algérie et au Maroc un pourcentage élevé de la population utilise dans la vie courante le berbème même s'il parle l'arabe. De même au Machriq, si l'on fait abstraction de certains groupes qui ont conservé en partie le syriaque, on ne peut oublier que les habitants du nord de l'Iraq et de la Syrie du Nord-Est parlent une langue très éloignée de l'arabe: le kurde, et qu'ils ont conscience de constituer un groupe original par rapport à leurs autres concitoyens iraquiens ou syriens. A ces exemples on peut ajouter celui des populations du Soudan du Sud qui non seulement ne parlent pas l'arabe, mais ont toujours vécu en marge de la civilisation arabe du Machriq arabe jusqu'au XIXe siècle.

     Cette absence relative d'unité linguistique, due à la pérennité des langues qui ont pré-existé à l'arabe, à l'analphabétisme des masses, donc à l'existence de groupes linguistiques régionaux, et qui a été aggravée de manière consciente par le colonialisme en ce qui concerne le Maghreb, a-t-elle une incidence sur l'existence des deux autres caractéristiques culturelles de toute nation: la communauté de formation psychique et surtout la communauté de culture qui, on le sait, ont une relation étroite avec la langue?

     Tout d'abord, que faut-il entendre par communauté de formation psychique?

     Nous savons que la notion de communauté de formation psychique est une notion dont l'utilisation est très dangereuse. Sa mauvaise interprétation n'a-t-elle pas permis au mythe de la mentalité spécifique des peuples d'avoir droit de cité et d'être un des fondements «rationnels» des théories racistes? Il est certain que tel ou tel peuple peut avoir des comportements plus ou moins particuliers, mais on ne peut oublier que ces attitudes ne sont que circonstancielles, qu'elles résultent de certaines situations historiques bien définies. Ainsi, pendant des siècles, les Allemands étaient considérés par leurs voisins comme un peuple éminemment pacifique, alors que depuis la fin du siècle dernier, on a tendance à les voir comme un peuple particulièrement belliqueux. Il en est de même des peuples d'Asie orientale, par exemple, qui ont été décrits, surtout par les Européens, à la fin du XIXe siècle, comme des peuples paresseux, indolents et passifs. Aujourd'hui, à cause des changements politiques, sociaux et économiques qu'ils ont connus, on ne les qualifie plus que de «fourmis bleues». Pour les «Arabes», ce genre d'appréciation générale existe. Ainsi, aux yeux de l'étranger, spécialement occidental, il existe une sorte d'Arabe idéal se caractérisant, pour qui lui accorde un préjugé favorable, par sa générosité, son sens de l'honneur, son sens de l'hospitalité, etc... Par contre, pour ceux qui ne ressentent pas de sympathie pour lui, l'Arabe est cruel, fourbe, fataliste et souvent lâche.

     Les exemples de ce type sont nombreux et ne peuvent faire accréditer l'idée d'une psychologie spécifique et éternelle d'un peuple. La seule valeur que l'on pourrait accorder à ce genre de mythes, c'est que les «autres» ont conscience de l'existence d'un groupe original présentant une certaine unité. Mais lorsque Staline parlait de «communauté de formation psychique», pensait-il à ce genre d'exemples? En partie oui, mais en partie seulement. Pour lui, la communauté de formation psychique signifie un comportement collectif face aux événements et au monde, une manière de concevoir la vie de relation, la vie personnelle, l'art, etc... Ces comportements sont commandés par deux types de facteurs: d'une part, des facteurs matériels qui trouvent leur origine dans le milieu naturel et dans la manière choisie par le groupe pour l'exploiter, ainsi que dans le mode de production dominant et les rapports sociaux qui en découlent; d'autre part, des facteurs intellectuels ou spirituels qui trouvent leur fondement dans la religion et la manière de la concevoir, dans les lois, les coutumes, les traditions et l'éducation; ces deux groupes de facteurs agissant bien sûr l'un sur l'autre.

     La limite entre la communauté de formation psychique et la communauté de culture au sens large du terme est donc très ténue. Aussi allons-nous parler de ces deux notions sans les distinguer nettement.

     Pour les peuples qui composent le monde arabe, il est indéniable que la nature des territoires qu'ils occupent et qui présentent une certaine uniformité, de l'Océan Atlantique au Golfe Arabique, a joué un rôle unificateur.

     En effet, la proximité du désert, l'aridité générale du climat, l'existence de montagnes plus humides mais, aussi, relativement inhospitalières, qui fournissent cependant l'eau aux zones de piémont (Atlas, Monts du Liban, Taurus et Zagros), tous ces facteurs ont permis l'existence de genres de vie sinon identiques, du moins très proches dans toit le Monde Arabe.

     Dans les déserts et ses marges immédiates dominaient le nomadisme et l'organisation tribale avec toute l'idéologie qui en découle et qu'Ibn Khaldoun a bien étudiée dans ses oeuvres (assabiya, sens de l'honneur, etc...). Dans les zones un peu plus favorisées par la nature, comme la vallée du Nil, la Mésopotamie, les piémonts atlasiques ou libanais, l'organisation de l'irrigation nécessitait des états plus ou moins centralisés sous la coupe, le plus souvent, de dynasties d'origine nomade, avec maintien de l'organisation tribale ou communautaire.

     Ces modes de vie ont eu pour conséquence l'existence de comportements psychiques et culturels très proches qui pourraient expliquer la facilité relative de la conquête arabe des VIIe et VIIIe siècles.

     Cependant, si ces éléments sont favorables à une communauté de formation psychique et une communauté de culture, l'existence de groupes présentant les mêmes structures en dehors du monde arabe actuel, en Iran par exemple, prouve que ces facteurs ne sont pas contraignants, qu'ils sont souvent nécessaires à l'existence d'une communauté de formation psychique et culturelle, mais absolument insuffisants.

     Pour le Monde Arabe, le rôle de ces facteurs est raffermi par: d'une part, l'histoire générale de ces contrées, des VIIe et VIIIe siècles au XVIe siècle; et, d'autre part, l'existence d'une religion dominante depuis les IXe et Xe siècles surtout: l'Islam sunnite.

     En effet, pendant leur période d'apogée, les contrées qui constituent le Monde Arabe actuel ont connu des apports continuels, encore que restreints, d'éléments arabes ou fortement arabisés, le plus souvent sous forme de déplacement de tribus nomades, comme nous le montre, à l'échelle du Maghreb, l'exemple des Beni Hilal, des Soulaym et des Ma'qil.

     En outre, sur le plan économique et pendant tout le Moyen Age européen, ces contrées ont fait partie d'un ensemble économique homogène qui a joué le rôle d'intermédiaire entre l'Europe et l'Afrique Noire et entre l'Europe et l'Asie (commerce de l'or, des esclaves, des épices, de la soie, des fourrures, etc.). Ce rôle d'intermédiaire commercial entre l'Afrique, l'Asie et l'Europe n'excluait pas les échanges régionaux entre les deux extrémités de ce qui constitue aujourd'hui le Monde Arabe. La circulation à la fois des marchandises et des hommes se faisait soit par mer, soit par terre, et était de plus constamment stimulée par la tradition du pèlerinage à La Mecque et l'attrait des centres culturels de Mésopotamie et de Syrie.

     Ces rapports commerciaux entre le Maghreb et le Machriq remontent d'ailleurs loin dans l'histoire grâce aux Phéniciens, puis surtout aux Carthaginois, et ils se sont perpétués sous les dominations romaine et byzantine, jusqu'à l'arrivée des troupes de Oqba et de Moussa ben Nossair au VIIIe siècle.

     De plus, sur le plan politique, ces données économiques ont joué un rôle important dans la constitution d'états unitaires ayant pour pôles directeurs des villes peuplées de marchands et de gros propriétaires fonciers et englobant la totalité ou une grande partie du Monde Arabe actuel. Ainsi, si l'on fait abstraction des Etats Ommeyade et Abbasside qui ont résulté avant tout de la conquête musulmane et des problèmes qui en ont découlé, par contre, la constitution de l'état Fatimide (XIe siècle) qui réunit à un moment le Maghreb, l'Egypte et la Syrie, puis celle de l'état Almohade (XIIe siècle) qui domina le Maghreb de l'Atlantique à la Cyrénaïque, ainsi que celle de l'état Ayoubide (XIIIe siècle) qui unifia l'Egypte et la Syrie, s'expliquent en grande partie par la volonté de contrôler les routes commerciales et leurs débouchés.

     Il est vrai que l'existence de ces routes commerciales ont permis, lorsque les empires se disloquaient, pour des raisons internes ou externes (crises économiques - révolutions de palais - invasions - etc...), la constitution d'états relativement petits et autonomes économiquement, comme à Fès par exemple, à Tlemcen, à Bejaya (Bougie), à Tunis, en Egypte, etc... qui pouvaient vivre en combinant l'exploitation de l'un des grands axes commerciaux avec celle des campagnes et des paysans.

     Cependant, malgré ces éclatements périodiques des grands empires qui ont dominé le Monde Arabe actuel, l'ensemble de ces pays gardait des structures économiques et sociales assez proches, baignait dans une idéologie dominante identique: l'Islam sunnite, avait pour langue officielle et culturelle l'arabe classique et voyait ses populations s'arabiser de plus en plus.

     Tous ces facteurs, matériels, économiques, sociaux et idéologiques ont permis l'existence, de nos jours, d'une communauté psychique et culturelle indéniable dans les pays arabes qui se manifeste entre autres par les références aux poètes de la Péninsule anté-islamique mais surtout aux penseurs, savants et écrivains de la période d'apogée (Al Ghazzali, Al Kindi, Ibn Rochd, Al Biruni, Al Moutannabi, etc...) et aux écrivains et penseurs modernes comme, par exemple, J. Khalel Jabrane, T. Al Hakim, Aboulqasim Chabbi ou Constantin Zuraïq.

     C'est cette communauté psychique et culturelle qui a favorisé, en collaboration avec d'autres facteurs dus à l'occupation coloniale et à l'exploitation impérialiste, la naissance du sentiment actuel d'unité arabe et la volonté de concrétiser cette unité selon les exigences du siècle.

     Mais il serait erroné de penser que cette communauté psychique et culturelle est immuable et invulnérable.

     C'est une réalité humaine, et, comme telle, elle est susceptible de se développer ou de mourir. De plus, née d'une situation historique déterminée, cette communauté psychique et culturelle reste soumise à l'Histoire et à son évolution. C'est ainsi qu'elle ne peut échapper à la situation actuelle des pays arabes, à leur division en états à structures économico-sociales souvent différentes, ni aux manipulations que peuvent lui faire subir les hommes selon leurs intérêts, d'autant plus que, comme toutes les communautés de culture, elle recouvre des différences nombreuses: différences de civilisation ancienne, différence d'origine ethnique, qui viennent compléter des différences de situation actuelle dues à l'occupation coloniale, à l'emprise impérialiste et aux états modernes qui en ont résulté.

     En effet, les états «arabes» modernes, issus le plus souvent du partage colonial du Moyen Orient et de l'Afrique, ont instauré des cadres administratifs qui facilitent l'intégration humaine par la centralisation administrative et l'intégration économique dans la mesure où il y a développement, ou même seulement croissance.

     Cette intégration administrative et économique, fondement de la nation moderne, ne suffit pourtant pas à la création du sentiment national, d'autant plus que l'idée d'une nation qui dépasse les cadres limités de l'état actuel est déjà ancrée chez les plus conscients des habitants, du fait de leur culture, mais aussi du fait de la solidarité qu'avait commandé la lutte de libération nationale contre le colonialisme et que nécessite la lutte anti-impérialiste actuelle.

     Aussi, la plupart des états arabes modernes font-ils tout ce qui est possible pour légitimer historiquement leur existence et fonder un sentiment national local.

     Pour cela, ils utilisent l'histoire récente de la lutte anti-coloniale qui, nécessairement, ne pouvait se réaliser que dans le cadre administratif de l'état colonial, même si elle a nécessité une solidarité agissante de la part des habitants des autres pays arabes.

     Pendant que l'état issu de la lutte anti-coloniale se raffermit, la légitimation remonte plus loin dans l'histoire. On revendique certaines dynasties qu'on baptise «marocaine» ou «algérienne» ou «tunisienne» ou «égyptienne», pour la simple raison que le centre politique de leur empire ou leur origine ethnique se sont trouvés sur le territoire de l'actuel état marocain, ou tunisien, ou syrien, etc.... même si leur gouvernement a englobé les territoires d'autres états arabes actuels. L'exemple de la dynastie «marocaine» des Almohades est typique à cet égard. En effet, l'idéologie de cette dynastie, élaborée par le Masmoudi du Haut-Atlas Ibn Toumert, trouve une grande part de son inspiration dans les oeuvres du Machriqui Al Ghazzali. Elle utilise le mythe messianique du «Mehdi» qui tire son origine de la «culture» moyen-orientale au sens large. En outre, son fondateur, Abdel Moumen ben Ali est originaire de l'actuelle Algérie et son empire a englobé le Maghreb, de l'Océan à l'Egypte. Malgré tout cela, on considère au Maroc la dynastie almohade comme une dynastie «marocaine». Peut-être la considère-t-on comme algérienne en Algérie.

     On remet aussi à l'honneur l'histoire ancienne et ses fastes, ce qui est juste et nécessaire, mais pour montrer que les habitants de l'état actuel (marocain, tunisien, yéménite, etc...) constituaient depuis des siècles, sinon des millénaires, une entité spécifique.

     Ainsi, la Tunisie veut s'identifier à Carthage, l'Egypte aux royaumes pharaoniques, le Liban à la Phénicie, la Jordanie à l'Arabie Pétrée, etc.... pour légitimer leur existence en tant qu'états et aider à une prise de conscience nationale dans le cadre de leurs territoires actuels.

     Quelquefois même, on va jusqu'à aiguiser les différences de langue ou de confession qui peuvent exister.

     Tout ceci incite à poser les questions suivantes: «Qu'est-ce qu'un arabe aujourd'hui?», et surtout: «Qui a intérêt à l'édification d'une nation arabe?».

     En ce qui concerne la première question, il est nécessaire tout d'abord de souligner avec force que, de même que le Français de 1969 n'a que peu de rapports ethniques avec les Francs de Clovis, l'Arabe d'aujourd'hui n'a pas nécessairement des liens avec les habitants de la Péninsule Arabique ni avec les soldats de Khalid Ben El Walid ou de Oqba Ben Nafi. De même, tout comme le Français actuel se rattache à une origine celte en Bretagne, germanique en Alsace, flamande dans le Nord, et assume l'histoire ancienne et médiévale de ces régions tout en se sentant Français à part entière, l'Arabe d'aujourd'hui est d'origine égyptienne en R.A.U., phénicienne, assyrienne, babylonienne, hébraïque ou judéenne, arabique ou même franque au Machriq, berbère, punico-berbère, hartani ou andalouse au Maghreb.

     A juste titre, chaque habitant de ces contrées peut et doit être fier de l'histoire des hommes qui l'ont précédé sur sa terre et dont l'apport à la civilisation humaine n'a pas été minée.

     Comme l'écrit justement Sati' Al Housri (5) dans son ouvrage «Al Ouroubah Awalan»: «... Sans aucun doute, les fils de l'Egypte ont le droit de tirer orgueil et fierté des gloires de la civilisation pharaonique en ces époques ancestrales. De même les fils des autres pays arabes ont le droit de s'enorgueillir de la civilisation qui s'est créée en cette partie de la patrie arabe depuis l'aube de l'histoire ancienne, tout comme les Egyptiens ont le droit d'être fiers des civilisations qui sont nées et se sont épanouies dans les autres parties du Monde Arabe, comme la civilisation sumérienne en Iraq et la civilisation phénicienne en Syrie...».

     Bien plus, l'Arabe d'aujourd'hui se doit d'assumer toute l'histoire ancienne du pays où il est né.

     Le meilleur exemple de cette nécessité est donné par la Palestine.

     En effet, nous savons que l'un des fondements de l'idéologie et de l'entreprise sionistes est la confiscation de l'histoire ancienne de l'actuelle Palestine: parce que d'origine juive au sens religieux et non ethnique du terme (Juif étant une déformation de Judéens), les sionistes se disent non seulement les héritiers culturels, mais les descendants et les seuls descendants des anciens habitants de la Palestine: Cananééens, Hébreux, sujets des Royaumes d'Israël et de Judée, etc.... comme si Titus et les armées romaines, par leur destruction du Temple en 70 après J.-C., avaient vidé la Palestine de tous ses habitants. Or, la logique veut, et l'histoire le montre, que les véritables descendants des Hébreux, des résistants à l'occupation romaine, soient les actuels palestiniens, et que les juifs actuels au sens religieux soient pour leur grande majorité des descendants de convertis: Khazars et Slaves en Europe de l'Est, Berbères en Afrique du Nord, Yémenites au Yémen, Abyssins en Ethiopie, etc...

     En outre, et parce que les Palestiniens se disent arabes au sens moderne du terme, les sionistes affirment que les habitants actuels de la Palestine sont les descendants des envahisseurs venus de la Péninsule Arabique sous la bannière de l'Islam au VIIe et VIIIe siècles, comme si la contrée était restée vide d'habitants de la destruction de Jérusalem et du Temple jusqu'à la conquête de Khalid ben El Walid. Malheureusement, ces élucubrations sionistes ont été possibles parce que les Palestiniens, pour des raisons diverses et à cause de la situation historique qui a été la leur depuis le XIXe siècle (occupation ottomane au même titre que les autres pays du Machriq, puis pénétration sioniste et occupation britannique) et qui a empêché une évolution normale et une récupération de l'histoire ancienne, n'assumaient pas totalement leur propre histoire ancienne.(6)

     Par conséquent, revendiquer l'histoire ancienne de son pays et l'assumer est une nécessité même politique, mais il est nécessaire aussi que cette revendication s'intègre dans un ensemble plus large (l'ensemble arabe moderne) pour assurer la continuité d'un phénomène ébauché depuis des siècles et qui s'est révélé puissamment depuis la fin du XIXe siècle.

     En outre, de même que l'Italien ou le Français, etc..., peuvent être catholiques, protestants, juifs ou libre-penseurs, de même l'Arabe d'aujourd'hui peut être musulman sunnite, chiite, chrétien, juif ou athée.

     Certes, ceci nécessite une plus grande diffusion des connaissances, une lutte contre l'obscurantisme et les préjugés sous toutes leurs formes, ce qui amène à la vie politique actuelle des pays arabes et par conséquent à poser la seconde question: «Qui a intérêt à l'édification d'une nation arabe?».

     Mais auparavant, il faudrait tirer quelques conclusions de ce qui a précédé.

     Tout d'abord, la Nation Arabe n'est pas une nation achevée. Elle est une nation potentielle, une pré-nation. Elle possède de nombreux facteurs essentiels historiquement constitués qui concourent à sa réalisation: unité de territoire, communauté de langue avec certaines réserves dues à l'analphabétisme et à l'ignorance dans lesquels sont maintenues les masses, communauté psychique et culturelle, ce qui ne signifie pas uniformisation; il lui manque néanmoins un facteur complémentaire mais essentiel: l'intégration économique qui renforce les facteurs précédents et élimine tout danger de leur remise en question.

     A cette absence d'intégration économique due à l'existence d'états souverains qui cloisonnent l'espace et dont le niveau de développement, les structures sociales et politiques sont différentes, s'ajoute l'action consciente ou inconsciente contre l'idée de Nation Arabe que mènent objectivement ces mêmes états, ou plus exactement les classes qui y dominent.

     Cependant, malgré l'existence de ces états et de la situation qui en découle (oppositions entre eux, conflits larvés ou ouverts qui provoquent des réactions chauvines, création d'espaces économiques limités aux frontières de l'état, ce qui amène une intégration humaine et crée les bases d'une conscience nationale limitée), il reste que l'idée d'unité demeure puissante dans les masses et que des situations concrètes (occupation coloniale, contradiction entre intérêt des masses et ceux de l'impérialisme encore actif dans les pays arabes, lutte du peuple palestinien contre le sionisme et l'impérialisme) aident à son maintien.

     En définitive, il nous semble que la Nation Arabe ait plus d'avenir que les petites nations-états qui la cloisonnent, car sa réalisation, sans être fatale, a la chance de concorder avec la lutte anti-impérialiste que mènent actuellement tous les peuples arabes, ainsi qu'avec leur lutte pour l'édification d'une société juste et égalitaire d'où serait bannie toute forme d'exploitation.
 


NOTES:

1 - Maxime Rodinson: Le marxisme et la nation, in L'Homme et la Société, nº 7, janvier-mars 1968, p. 132.
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2 - Joseph Staline - Le marxisme et la question nationale in Le marxisme et la question nationale et coloniale (Nouvelle édition complétés. Editions Sociales, Paris, 1953).
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3 - Souligné par nous.
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4 - Nous utiliserons les guillemets tant qu'une réponse à cette question ne sera pas donnée.
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5 - Sati' Al Housri: idéologue de l'unité arabe. Né à Sanaa au Yémen de parents originaires de Alep (Syrie) en 1880. Cité par A. Abdelmalek dans «Anthologie de la littérature arabe (Essais)».
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6 - N'oublions pas que pendant des siècles les peuples faisaient l'histoire mais n'en vivaient pas et que l'intérêt pour l'histoire «nationale» est récent, même en Europe. Les grandes fresques nationales comme celles de Michelet en France ne datent que de la moitié du XIXe siècle.
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