souffles
numéros 13 et 14, 1er et 2e trimestre 1969

noured ayouch : entrevue avec jean-marie serreau
pp. 16-22

 

     Pourquoi Jean-Marie Serreau et non Jean-Louis Barrault ou Vilar ou un autre? Serreau est le premier. en France à monter et à faire connaître Kateb Yacine, Aimé Césaire, Depestre, et bien d'autres poètes des pays dits du Tiers-Monde. Il a joué «Le cadavre encerclé» de Kateb à un moment où l'O.A.S. et le gouvernement français ne «ménageaient» pas les hommes libres qui luttaient avec les Algériens pour leur indépendance.
     Dans la seconde partie de cette interview, sans ambages ni circonlocutions, J.-M. Serreau parlera de Mai et de ceux qui l'ont exploité.
     A un moment où la notion d'artiste se voit mise au banc d'accusation, à un moment où le souverain-metteur en scène-maître suprême se voit contesté et traîné dans la boue comme le prof-patron-vieille Sorbonne, à un moment où on cherche des hommes débarrassés des préjugés bourgeois, désintéressés et dévoués à leur tâche, à leurs convictions politiques, on peut sans exagération avancer le nom de J.M. Serreau comme exemple de ce genre d'homme. Les comédiens et les techniciens qui travaillent avec lui le connaissent assez pour vous parler de lui. On ne l'a jamais vu élever la voix pour se faire entendre. Par contre, il a ajusté les projecteurs avec les éclairagistes, il a aidé à construire les décors et les mettre en place. Il écoute toutes les suggestions, il en tient compte pour la solution finale. Son autorité vient de cette camaraderie dans les rapports, cette intransigeance dans le travail et de son intégrité partout et avec tous. Paradoxalement, il ne se prend jamais au sérieux. 

n.a.

 
Noured Ayouch: Avec une troupe formée de comédiens venus d'horizons divers, tu te consacres au théâtre du Tiers-Monde. Pourquoi ce choix ?

Jean-Marie Serreau: Parce qu'il n'y a pas de théâtre qui soit intéressant s'il n'est en rapport avec l'histoire, l'histoire d'un pays, l'histoire du monde. Je pense que Kateb et Césaire ont un rapport direct avec notre histoire.

N.A.: Tes premiers contacts avec cette forme de théâtre sont-ils le fait d'une rencontre avec un auteur ou l'expression d'une orientation précise à un moment historique?

J.-M. S.: J'ai toujours été, comme tout le monde naturellement, préoccupé par un théâtre qui soit à la fois poétique et politique, qui ait un rapport avec notre histoire contemporaine. Alors de là, rencontrer Kateb, puis Césaire, commencer avec Depestre, ça me paraissait naturel. J'ai monté aussi les «Coréens» à l'époque de la guerre de Corée, qui faisait partie de cette préoccupation. Je crois que ce n'est pas particulièreinent original. J'ai eu la chance de rencontrer des gens comme Kateb et Césaire qui sont de vrais poètes et qui entendaient faire du théâtre politique.

N.A.: Chez Kateb et Césaire, la poésie est une forme de combat puisque tous les deux puisent dans leur patrimoine africain. Le cérémonial de leurs pièces recèle un caractère authentiquement populaire et dans toutes les mises en scène, on voit le souci évident de mettre en valeur les danses, le chant, les mythes...

J.-M. S.: Les civilisations se fécondent mutuellement et un patrimoine artistique, de quelque origine qu'il soit, est fait pour être diffusé. Je crois que les périodes de mutation des civilisations sont les périodes de métissage, de même qu'actuellement, il y a l'influence d'auteurs américains parce que nous vivons en symbiose avec des choses d'Amérique. L'influence de Kateb était une chose très enrichissante.

N.A. Très enrichissante pour qui? Pour l'Europe?

J.-M. S.: Certainement pour l'Europe. Il n'y a rien de plus enrichissant qu'une langue qui apporte quelque chose d'une autre langue.

N.A. J'ai assisté à un colloque auquel tu participais à l'Odéon. Tu avais soulevé un problème important en disant que les formes de théâtre occidental étaient un peu épuisées, bloquées, et qu'il fallait trouver des forces dans le théâtre du Tiers-Monde.

J.-M. S.: Je pense que la forme traditionnelle du théâtre en Occident, à Paris en tout cas, paraît ne plus correspondre aux exigences de la société moderne et que le public a besoin d'un théâtre qui le mette en rapport avec les problèmes du monde dans son ensemble. Il a besoin de se décrocher de son vieux nationalisme. Je crois que c'est vrai pour le monde entier, y compris les pays ex-colonisés; il n'y a rien de plus terrible que des nationalismes qui se replient sur eux-mêmes, nous souffrons d'européocentrisme et dans la mesure où des écrivains comme Kateb et Césaire sont à la fois les habitants d'une langue et aussi des ex-colonisés, leur situation est exemplaire à la fois de contestataires de cette langue et d'enrichissement de cette langue. Il est probable d'ailleurs que beaucoup d'écrivains qui leur succéderont n'écriront pas en français; ce n'est pas important, il y aura des traductions. Pour moi, l'important c'est la situation exemplaire d'un écrivain en rapport avec son oeuvre, à l'intérieur d'une langue.

N.A.: Est-ce que tu ne penses pas que c'est une vue un peu occidentale?

J.-M. S.: Il m'est difficile d'en avoir une autre. J'essaie d'en sortir, mais certainement c'est une vue occidentale. Je suis un occidental, je ne m'en cache pas. Qu'est-ce que tu veux dire par là?

N.A.: Ces auteurs, cette troupe, ces gens s'adressent à un public français - et européen - cette richesse et cette force théâtrale, qui devraient s'adresser en priorité aux peuples africains - Algérie, Haïti - atteignent un public qui n'est pas privé de théâtre et les premiers lésés dans l'affaire sont les pays d'origine.

J.-M. S.: Je suis tout à fait d'accord. Mais je ne pense pas que le fait que Césaire n'ait pas été joué en Afrique, par des gouvernements africains soit de notre faute. Le mot «lésés» n'est pas juste. Tu veux dire que c'est parce que je les joue à Paris que je les empêche d'être joués en Afrique?

N.A.: Je parlerai d'une tentation, nos écrivains d'expression française et nos comédiens se complaisent dans un exil prolongé à Paris.

J.-M. S.: Mais il faut dire aux comédiens africains de rentrer chez eux faire du théâtre africain avec Césaire. Bien entendu, il faut qu'ils le fassent. Il faut que les Algériens montent Kateb, que les Marocains traduisent Kateb en arabe et qu'ils le montent et qu'ils le jouent intégralement. Ce n'est pas à moi de le faire. Je ne pense pas que j'empêche de le faire. Au contraire. Mais moi je travaille dans ma langue. Je ne peux pas faire autre chose. Je n'ai pas la possibilité de jouer en arabe et ce ne serait pas mon boulot. Je suis prêt d'ailleurs à mettre en scène en arabe s'il le faut.

N.A.: Est-ce que tu as eu des propositions dans ce sens?

J.-M. S.: Les Egyptiens m'ont proposé d'aller travailler avec eux. J'irai. Mais j'aimerais que tu développes ton idée. Tu es en train de dire: vous avez fait une troupe à Paris, africaine, pour des Européens. Oui, mais pourquoi pas? D'ailleurs, elle n'est pas faite que pour les Européens. On est allé jouer aussi en Afrique.

N.A.: Lors de votre dernière tournée, vous êtes allés jouer dans les pays de l'Est et vous avez fait un passage à Tunis et à Alger. Mais enfin, ces pays-là souffrent d'un manque d'hommes de théâtre, d'animateurs, de comédiens, de textes...

J.-M. S.: Mais en quoi suis-je coupable à l'égard de la Tunisie ou des pays africains si je monte Césaire?

N.A.: Je ne t'accuse pas. C'est un point que j'aimerais que tu éclaircisses.

J.-M. S.: Dans notre troupe, il y a un certain nombre de gars, des Ivoiriens en particulier, qui ont des responsabilités dans leur pays. Il y a des Algériens qui en auront certainement un jour.

N.A.: Donc, ces gens peuvent venir de pays d'Afrique seulement pour effectuer des stages et rentrer chez eux après?

J.-M. S.: Certainement. Il y a onze nationalités dans notre troupe et je ne me sens le père de personne. Je vais droit au but. Je me sens libre de monter les pièces qui me plaisent, en rapport avec l'histoire du monde actuel. Et pour monter ces pièces, j'utilise les acteurs qui me semblent les plus adéquats. Il se trouve effectivement que les rapports entre la France et le Tiers-Monde sont toujours d'actualité. D'autre part, la décolonisation concerne autant les ex-colonisateurs que les ex-colonisés. Il faut autant se battre pour imposer ses pièces en France que pour les imposer en Afrique. C'est là où l'on a probablement affaire à des hommes libres, des vrais; je parle de Kateb et de Césaire. Depestre aussi. Et c'est vrai qu'il y a combat sur les deux fronts. Ce n'est pas tellement facile.

N.A.: Tu parles de combat sur deux fronts. Je parle plutôt de combat sur un seul front. Et ton combat n'est pas le leur.

J.-M. S.: Mon combat, c'est celui du poète politique en rapport avec l'histoire. Mon histoire, c'est aussi la tienne, car il n'y a pas d'histoire séparée. Je déplore et je regrette que des auteurs comme Kateb et Césaire ne soient pas davantage montés chez eux. Cela est dû à ce que ces pays souffrent d'une espèce de parisianisme. Il est certain qu'à Dakar, j'ai rencontré des gens qui avaient tous les défauts de ce que j'abomine à Paris et j'en ai rencontré en Afrique du Nord. Mais encore une fois, le combat que je mène n'est pas seulement le mien. Le combat pour la liberté n'appartient à personne et quand un écrivain a quelque chose à dire qui soit en rapport avec la liberté de son peuple, cela intéresse tous les peuples quels qu'ils soient, même dans les pays colonisateurs.

N.A.: Je pense à l'époque de la colonisation française. A cette époque, tu avais monté une pièce de Kateb Yacine - La Femme Sauvage ou Le Cadavre Encerclé - pendant la période très agitée des plastiquages et de l'intimidation.

J.-M. S.: D'ailleurs, j'ai monté également «L'exception et la règle» qui est aussi une histoire de luttes de classes, qui n'a jamais pu être représentée ailleurs en Afrique qu'au Théâtre National Algérien. C'est un type de pièce exemplaire à montrer aux Africains aussi bien qu'aux Européens.

N.A.: Mais tout à l'heure, je parlais de Kateb Yacine et je pensais que le fait de l'avoir monté pendant l'occupation française était une façon comme une autre, pour vous hommes de théâtre, de participer à la lutte des Algériens. Là, il y avait combat sur deux fronts.

J.-M. S.: C'était une participation à la lutte des Algériens dans notre petit coin, comme on pouvait. C'est sûr. On l'a monté pour 3000 personnes et 600 une première fois. C'était une manière de manifester notre solidarité d'artistes avec le peuple algérien qui luttait. Les choses sont plus compliquées avec Kateb car il écrit en français et au lendemain de l'indépendance de l'Algérie, le problème des Algériens était d'abord de récupérer leur personnalité arabe et cela voulait dire aussi arabisation.

N.A.: Ne penses-tu pas que le théâtre du Tiers-Monde doive être un théâtre de dénonciation dans un premier temps, de provocation en deuxième temps, et puis d'agitation?

J.-M. S.: Sûrement, il faut que ce soit un théâtre qui aide le monde à se transformer, donc un théâtre qui soit tel que les spectateurs se posent après des questions sur ce qu'ils ont toujours reçu comme le grand usage. De même qu'en Europe, il est salutaire que le théâtre mette en question l'autorité du pape dans les affaires temporelles, de même en Afrique il faut que ce genre de question puisse se poser de manière utile, profitable. Je ne peux l'imaginer autrement que par analogie. Tout homme est dans chaque homme. Le vrai théâtre doit être 300% politique - la politique étant ce qui aide l'homme à transformer le monde - et poétique - le poète est là pour remettre en question ce qui est considéré comme un lieu commun, comme sacré. Il tue les lettres mortes de l'écriture quelle qu'elle soit, c'est-à-dire tout ce qui est reconnu comme ne devant jamais changer.

N.A.: Tu as parlé de Brecht et tu as cité «L'exception et la règle». Il est vrai que Brecht parle des problèmes de fascisme, de guerre, d'exploitation, mais ne crois-tu pas qu'il touchera moins le peuple africain qu'un Kateb ou un Césaire, vu que leur théâtre est plus proche de la sensibilité africaine?

J.-M. S.: Certainement, d'autant plus que Brecht a été influencé par une forme de sagesse chinoise. Brecht s'inscrit dans le mouvement social européen. Je crois en effet qu'il est moins proche d'une sensibilité africaine que Kateb ou Césaire. Ce n'est pas certain non plus, Brecht est classique. Il faut le traiter avec la même liberté que lui traitait les classiques. Cela va un peu en contradiction avec un certain courant de théoriciens de Brecht qui essaient de ramener Brecht à des formules trop systématiques. Mais la réalité, la fécondité poétique de Brecht échappent à ces contraintes. Brecht, c'est le doute systématique à l'égard des idées reçues. Pour Brecht, la question est de savoir comment le poète peut-il agir sur le public en étant marxiste? comment le fait d'être marxiste l'amène-t-il à écrire de telle ou telle manière? Chaque poète a ces mêmes problèmes, mais dans des conditions historiques différentes, à un moment différent. C'est l'attitude générale de Brecht qui est importante.

N.A.: Brecht un jour a rencontré Kateb Yacine par ton intermédiaire. Il y a eu constatation de points de vue différents, avec une énorme sympathie de part et d'autre...

J.-M. S.: Oui, c'était au moment où Brecht était dans l'universalité de sa gloire. Kateb n'était pas très connu; c'était le début de la guerre d'Algérie. Brecht a eu connaissance de l'oeuvre de Kateb par traduction orale a priori assez éloignée de la pensée de Kateb, au moins de la forme. Ils discutèrent beaucoup sur le mot «tragédie». Pour Brecht, il n'y a plus de tragédie maintenant - dans le sens où la tragédie est l'expression du destin inéluctable, le fatum - car il y a toujours une solution scientifique à tout problème réputé insoluble. Kateb ne connaissait pas l'oeuvre théorique de Brecht, il était entièrement axé sur son oeuvre propre, sur les problèmes de l'Algérie; il disait: «Moi aussi, je suis marxiste, et nous sommes dans une guerre de libération. Mais à court terme, il est vrai que pour certains hommes il y a tragédie». Cela jouait sur les deux sens du mot tragédie, le sens ancien et celui qu'on essaie de lui donner. Brecht, par ailleurs, ne connaissait pas très bien les problèmes d'Afrique du Nord si ce n'est pas les schémas généraux de luttes de classes: Kateb évidemment était beaucoup plus centré sur le problème, qui était son histoire.

N.A.: Si l'on se penche sur les événements de mai-juin, quelle a été la contribution du théâtre? Tout le monde a parlé de théâtre dans la rue, de happening, de provocation, d'improvisation, d'agitation, et en vérité, il n'y a pas eu de manifestation théâtrale importante. A quoi est due cette incapacité? Alors qu'en Chine, le théâtre a joué un grand rôle dans la révolution culturelle - la femme de Mao a écrit un opéra révolutionnaire retentissant.

J.-M. S.: Il n'y a pas eu besoin de théâtre car il y a eu théâtre. Le théâtre c'était la Sorbonne, les barricades; d'une certaine manière, il y a eu dramatisation jusqu'à l'extrême d'une situation pré-révolutionnaire. Je ne connais pas assez le théâtre chinois; en France, il n'y a pas de traditions d'expression spontanée d'un état révolutionnaire par le théâtre. Il est possible qu'en Chine il y en ait.

N.A.: Au Viet Nam, par exemple, il existe des opéras traitant de l'impérialisme, de la guerre, ceci dans un but de prise de conscience et de sensibilisation du peuple vietnamien. Tout à l'heure, je parlais de l'incapacité du théâtre à participer à l'événement.

J.-M. S.: Le comédien qui est sur une barricade n'a pas envie d'aller mimer la barricade à côté.

N.A.: Pourtant, les acteurs. les metteurs en scène ne sont pas descendus dans la rue. L'Odéon, le 347 n'ont pas été occupés par des comédiens, mais par des étudiants qui sont entrés dans ces endroits réservés à une certaine classe pour en faire un forum.

J.-M. S.: C'est assez naturel.

N.A.: Peut-être, mais cela met mal à l'aise. Les comédiens prétendus révolutionnaires ne faisaient rien. En général, ils ne sont pas politisés et passent leur temps à courir le cachet.

J.-M. S.: Tu veux dire que l'ensemble de la profession a peu participé? C'est possible. Il y a eu recul par rapport aux étudiants? Peut-être, oui. Mais on peut dire cela de toutes les professions. C'est vrai que le peuple vietnamien fait preuve depuis des siècles d'une volonté, d'une force, d'une continuité dans sa lutte, exemplaires pour tous les peuples. Mais se référer à cela par rapport à la profession des comédiens français, je ne vois pas le sens.

N.A.: C'est surtout le manque de politisation de la profession que je dénonçais. Avant, l'artiste était un créateur, un homme qui vivait en vase clos et ces événements de mai ont fait éclater cette forme de création.

J.-M. S.: Il est vrai que cela a poussé les gens à se demander à quoi ils servaient. Notre métier a-t-il une perspective quelconque dans une transformation du monde ou sommes-nous seulement les instruments de plaisir d'une société raffinée, parisienne?

N.A.: C'est cette notion d'artiste que je voudrais que tu développes. Maintenant, l'artiste s'approche beaucoup plus du travailleur, du collectif. Il essaie de ne plus rester seul. Le peuple a participé à une création collective avec les gens des Beaux-Arts. Chacun a eu son mot à dire. Jusqu'à présent, au théâtre, les comédiens venaient donner une représentation et repartaient. Les spectateurs voyaient cela comme un objet sacré, comme un tableau...

J.-M. S.: Ce sont là toutes les formes de la cérémonie théâtrale traditionnelle, dans son cadre administratif et architectural qui ne correspondent plus, qui n'ont pas de rapport profond avec les aspirations d'une société moderne (développée techniquement et socialiste). Au mois de mai, l'Odéon, avec ce qu'il représentait, faisait partie des monuments d'une civilisation qui est en voie de mutation fondamentale. Les pouvoirs publics sont dans la situation impossible de faire redémarrer l'Odéon. Aucun animateur ne veut se prostituer et prendre la place de Barrault mis à la porte par un régime qui affichait un certain libéralisme, mais qui s'est démasqué pour se montrer sous son vrai jour en licenciant un directeur de théâtre qui avait exprimé publiquement son désaccord avec les autorités.

N.A.: Au mois de mai, on a vu apparaître une forme intéressante de théâtre: des agitateurs formaient autour d'un orateur un public qui était jusqu'alors indifférent. Cette forme de théâtre existe en Afrique du Nord sous forme de Haïka: un conteur réussit à susciter la curiosité des gens, puis le reste est facile. N'est-ce pas là une forme de théâtre de provocation? A partir de cela, ne peut-on pas exploser la chapelle, sortir dans la rue?

J.-M. S.: Je suis d'accord, bien sûr: il faut trouver la forme.

N.A.: A Avignon, le Living, en voulant jouer dans la rue, a perturbé le festival. Les contestataires, en appuyant le Living, voulaient déloger le théâtre de sa chapelle et lui donner sa vraie signification qui se trouve dans la rue à la portée de tous.

J.-M. S.: Je suis fondamentalement ami du Living, je les admire beaucoup, mais je ne peux pas ignorer que chaque fois qu'il se passait quelque chose dans la rue, la T.V. était là pour filmer Julian Beck, comme par hasard. Les choses ne sont peut-être pas aussi pures qu'on le pensait. C'était très astucieux dans la contestation d'utiliser le Living. Le Living aussi a utilisé la contestation. C'est plus subtil. Ce que j'ai vu à Avignon m'a paru faussé de tous les côtés. Le caractère commercial de la contestation du Living n'a jamais été contesté, même pas par le Living lui-même; ça, c'est américain.

N.A. En Amérique, il existe des troupes qui jouent dans la rue. Pourquoi cela ne se produit-il pas en France?

J.M. S.: The Breads and Puppets. Ils sont formidables. Ils font une véritable fête populaire en provocant la curiosité et la participation des gens dans les quartiers où ils passent. Dans les pays dits du Tiers-Monde, ce genre de théâtre aurait beaucoup de signification et une portée non négligeable sur la masse qui n'a pas les moyens de se payer une entrée dans un théâtre généralement réservé à une classe privilégiée. Cela ne se produit pas en France car aucun Français ne l'a fait jusqu'à maintenant.

N.A.: Voudrais-tu que l'on parle maintenant des maisons de la Culture? Ont-elles réellement formé un public nouveau qui n'accédait pas au théâtre jusqu'alors?

J.-M. S.: La politique des Maisons de la Culture supposait une dynamique de construction qui devait croître sans cesse. Il aurait fallu en avoir au bout de 5 ans 10 et au bout de 10 ans 100. Notre force économique ne semble pas pouvoir le permettre. Nous serons amenés à trouver des solutions complémentaires de celles qui existent; je pense à la multiplication des lieux, au développement du théâtre amateur; il faudra substituer la notion de circuit à la notion de lieu fixe. En attendant, les galeries Lafayette, le Printemps et le B.H.V. pourront être, avec d'autres lieux de travail, l'endroit idéal pour faire du théâtre. Il faudrait un système politique qui incluerait des manifestations théâtrales, cinématographiques et des expositions dans l'emploi du temps des travailleurs. Ce que Vilar a fait il y a 15 ans dans les usines et lès banlieues, en se dé laçant avec sa troupe ambulante vers un public qui ignorait le théâtre, reste maintenant encore la meilleure approche.

N.A.: J'aimerais que tu parles de l'apport technique dans tes spectacles, du rôle de l'image, de la projection, des moyens sonores...

J.-M. S.: Les moyens sonores surtout; on utilise aussi la projection, mais quand on ne l'a pas, on essaie de s'en passer. On vit dans un monde de l'image, des signaux que les spectateurs perçoivent par l'intermédiaire de la publicité et qui agissent sur leur champ mental. Cela peut modifier la manière de jouer des acteurs. Quand on va au théâtre, on reprend le cadre traditionnel de la société et en particulier la vision frontale de l'événement. On voit une chose qui nous est délivrée comme une image que l'on montre au prince. Maintenant, l'exigence du spectateur est d'avoir 2 ou 3 points de vue à la fois. Le public pour lequel nous jouons perçoit le monde à travers une multitude de signaux qui sont la T.V., la radio, les hebdomadaires qui le poussent à être plus exigeant. C'est une démarche de l'esprit qui ne mène pas au théâtre à l'italienne. On ne peut plus percevoir le théâtre de la même manière. Et le théâtre politique qui se nourrit de l'actualité est mieux servi par une technique sonore et imagée.
 
 


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