souffles
numéro 12, quatrième trimestre 1968

association de recherche culturelle : programme de recherche et d'action de l'A.R.C.
pp. 3-9

 

Préambule

     Voilà quelques mois, un certain nombre d'artistes et d'intellectuels marocains ont senti la nécessité de réfléchir ensemble et de confronter leurs idées sur les problèmes de la culture marocaine.

     Conscients du rôle que peut jouer la culture dans notre projet de libération et de développement;

conscients de l'originalité de notre patrimoine culturel et des potentialités créatrices de notre peuple;

conscients du rôle néfaste de l'action de déculturation coloniale et des nouvelles tentatives d'aliénation;

conscients des multiples blocages et obstacles qui sont imposés à la création, la recherche et l'action culturelles;

conscients des voies dangereuses dans lesquelles certains milieux veulent engager notre culture à des fins démagogiques et de mystification;

ces artistes et intellectuels ont décidé, après une phase préparatoire de réunions-séminaires-débats sur les problèmes majeurs de la culture marocaine, de se regrouper au sein d'une association culturelle nationale qui a pris pour dénomination

                  Association de Recherche Culturelle

et ceci, dans les buts:

-- de mener une action de clarification et de démystification des fondements de notre culture;

-- d'arracher l'action culturelle au monopole de la réaction et du néo-colonialisme;

-- de susciter une action de recherche visant la décolonisation, la réévaluation et la réélaboration de notre culture;

-- de contribuer, par un travail de création et de mobilisation culturelle, au combat de libération que mènent toutes les forces progressistes du pays.

Afin de mieux situer les buts de l'A.R.C. et pour donner un minimum d'informations sur les principes qui guideront ses recherches et son action futures, la charte-programme suivante a été élaborée.
 

I. -- HISTORIQUE

A la veille de l'agression coloniale, il y avait une personnalité marocaine qui trouvait sa raison d'être dans une culture spécifique.

La colonisation se caractérisa très tôt par une négation de cette personnalité et par une tentative délibérée de dépréciation et de dénaturation de nos valeurs culturelles.  Le colonisateur n'intervenait dans notre culture (lue pour l'inventorier, la structurer en fonction de sa stratégie de «pacification», de division et de son idéologie d'assimilation et de dépersonnalisation. Il créait ainsi dans notre culture des cloisonnements et des ruptures qui ont longtemps pesé sur toute approche saine et objective et qui pèsent actuellement sur notre volonté de reprise en charge de notre propre destin culturel.

Le mouvement national a privilégié quant à lui le combat politique. Les tentatives désordonnées de contestation sur les plans idéologique et culturel, notamment de la part des milieux traditionnalistes, ne pouvaient logiquement pas déboucher sur la restructuration d'une culture nationale. Elles sont restées à un niveau de résistance ambiguë, relevant d'un fond idéologique de classes privilégiées, à base surtout théologique.

Le désert culturel que nous vivons aujourd'hui est entretenu depuis l'indépendance : ni les mouvements nationaux, ni l'état, n'ont cherché à briser l'impact colonial dans ce domaine et à promouvoir une action véritable de décolonisation de notre culture. Cet état de fait a jusqu'ici freiné les efforts authentiques de contestation et de création qui se sont manifestés.

Si notre culture a été utilisée par l'idéologie coloniale aux fins précitées, elle est de nouveau utilisée par une idéologie embryonnaire qui, renouant avec les éléments les plus folkloriques et sclérosés de cette culture, compte s'en servir comme appoint décisif à une politique d'obscurantisme.

Cette situation favorise le système de la «porte ouverte» à l'action des multiples missions culturelles et universités étrangères qui accaparent, grâce à de puissants moyens financiers, le public en quête de culture.

Ainsi, la déstructuration culturelle de notre société continue. Elle s'est même accentuée, entraînant une menace généralisée de nouvelles formes d'aliénation.

Dans ce contexte, le combat culturel devient une constituante axiale du combat national dans son ensemble. Il est appelé non seulement à libérer les forces créatrices et les dynamismes inhibés par le traumatisme colonial et les fausses indépendances, mais à apprêter les instruments méthodologiques de l'approche scientifique de nos réalités.

Cette démarche nécessite une refonte totale et une réélaboration critique de tout notre acquis culturel. Elle nécessite aussi la liaison permanente entre la recherche, la création et l'action, afin de pouvoir l'insérer dans le mouvement dialectique du projet de libération.
 

II. -- REINTERPRETATION DE LA CULTURE NATIONALE

1. La reprise en charge.

Le travail d'inventaire et de structuration de notre culture, sa manipulation idéologique par les sciences humaines coloniales, constituent aujourd'hui pour nous un legs problématique, un cadeau empoisonné.

Cette intervention dans notre matière culturelle et historique est une grave perturbation que nous ne pouvons contourner et dont il est devenu urgent de remettre en cause les fondements.

D'autant plus que la manipulation de notre culture continue dans le cadre même de la décolonisation politique. Elle relève cette fois-ci d'autres motivations, mais elle n'en garde pas moins une logique d'approche, des soubassements idéologiques et culturels qui faussent toute réinterprétation radicale et objective.

En tout état de cause, il est grand temps que la connaissance et l'action sur notre culture cessent d'être connaissance et action par culture et méthodologie interposées.

Nous ne pouvons plus accepter de rester les spectateurs de ce scalp scientifique de laboratoire dont notre société, notre histoire, notre culture et même notre démarche décoloniale ont été et sont les multiples cobayes.

Nous considérons que «le droit à l'initiative est un droit à la personnalité». En ce sens, la reprise en charge inconditionnelle de notre culture est une décision vitale.

Il y a là une option décisive qui seule peut nous permettre de désembourber notre culture du marais colonial et de la rendre à des circuits sains de communication.

Cette reprise en charge peut seule nous engager dans une vraie démarche de décolonisation et de distanciation, en ce sens qu'elle nous replonge d'emblée dans les réalités vivantes de notre culture et permet un travail de confrontation et de réélaboration critique. Elle seule peut engager notre création et notre action dans le circuit authentique du projet de libération.

Une fois cette option acquise, d'autres urgences apparaissent.

2. Désaliénation au niveau des concepts et de la méthodologie.

La colonisation a secrété une stratégie de dépersonnalisation et d'aliénation qui a investi jusqu'aux structures mentales et psychiques du colonisé. Et l'on retrouve les effets de ce lent travail de minage intérieur jusqu'aux démarches intellectuelles et aux méthodologies scientifiques d'approche des réalités.

La décision de reprise en charge n'est donc qu'un préalable moral. Encore faut-il qu'elle soit structurée par une exigence de remise en cause de tout l'acquis colonial et occidental, et ceci au niveau des outils mentaux et de la démarche scientifique. Il ne s'agit nullement de rejeter tout l'acquis scientifique ou d'inventer de nouvelles sciences. Mais l'ancien colonisé devra rejeter pour chaque cas précis, pour chaque discipline, tous les concepts, idées, méthodologies non opératoires et inadaptés à ses réalités. Ce faisant, il aura conjointement à revaloriser dans ce domaine notre patrimoine culturel et scientifique en réintégrant d'une manière critique les concepts opératoires, toujours valables, qui existent dans la culture arabe.

3. L'expression culture nationale.

L'expression de «culture nationale» peut recouvrir des ambiguîtés du fait de son appropriation démagogique récente par certaines classes exploiteuses. Son caractère tautologique risque aussi de la rendre non opératoire sur le plan scientifique.

Malgré son ambiguïté et son manque de rigueur, cette expression peut être utilisée comme cadre d'analyse et d'action pour la prise de conscience et la désaliénation.

On peut considérer qu'elle demeure opératoire, car nous nous trouvons dans une situation d'acculturation caractérisée et même d'action de recolonisation culturelle.  Nous pouvons donc l'utiliser dans notre contre-offensive à l'agression comme agent de distanciation par rapport à la culture occidentale et dominatrice et comme cadre de déblayage, d'approfondissement et de réédification de nos propres données culturelles. Cette expression demeure valable dans le contexte de la phase actuelle de la lutte anti-impérialiste.

4. Contenu et réélaboration de la culture nationale.

L'agression coloniale a eu pour effet de créer une rupture parfois radicale entre notre passé et notre présent.

Aussi, l'une des urgences de notre démarche est de jeter les ponts entre ses différentes phases historiques, afin de mieux saisir notre culture dans ses dynamismes intrinsèques, dans ses continuités et ses discontinuités.

Ainsi, la connaissance des réalités historiques de notre culture s'avère indispensable pour tout projet de réélaboration dans ce domaine. Cette période ne saurait évidemment constituer pour nous ni un âge d'or inconditionnel, ni une époque d'obscurantisme. Certes, la société anté-coloniale était basée sur un système à idéologie théologique, une représentation patriarcale du monde et du pouvoir, mais on ne peut pas considérer pour autant, sans risquer de tomber dans des schémas mécanistes, que la culture marocaine était uniquement la culture des classes privilégiées. Il y a là un préjugé commun qui tend à ne considérer comme culture que les formes d'expression intellectualisées, écrites, individuelles, monumentales. Ces formes, qui sont les plus manifestes de notre héritage ou en tout cas les plus connues, les mieux valorisées, provenaient de l'intelligentsia aristocratique de cour ou citadine.

C'est d'ailleurs cette culture qui s'est trouvée pétrifiée à l'époque contemporaine par la fascination du passé, et qui donnait le plus de signes d'essoufflement.

Mais une grande partie de notre culture ne relevait nullement de l'idéologie de ces classes exploiteuses et s'exprimait depuis des siècles, sinon des millénaires, dans des formes spécifiques, autonomes, orales, collectives, intégrées à la vie quotidienne. Il en fut ainsi et il en est toujours de même de notre littérature, musique, art populaires ruraux et citadins.

La partie la plus vivante peut-être de notre culture échappait ainsi à la manipulation et à l'orientation des classes exploiteuses.

En Occident, le développement du capitalisme a, par contre, porté un coup fatal à toute forme d'expression culturelle populaire autonome, et la culture s'en est trouvée ainsi acculée à être le produit d'une idéologie de classe, l'instrument d'expression d'une caste intellectuelle ayant le monopole des formes de création culturelle et du marché de culture.

Dans la réélaboration de notre culture nationale, nous aurons donc à redonner à notre patrimoine culturel populaire le rôle et la place qui lui sont dûs.

Cette revalorisation devrait cependant s'effectuer d'une manière sélective et critique. Il ne faut pas oublier que l'idéologie coloniale tendait justement à mettre parfois en relief notre culture populaire pour nous enfermer dans l'expression spontanée, naïve et non intellectualisée de la culture.

Il s'agit, tout en la revalorisant, d'arracher notre culture à la folklorité où voulait la confluer l'idéologie coloniale et où veut l'engager l'idéologie actuelle, et la faire déboucher sur l'expression consciente, débarrassée des éléments négatifs et parfois rétrogrades qu'elle peut véhiculer.

Cette vigilance est d'autant plus importante que certains schémas réactionnaires anté-coloniaux tentent de ressurgir aujourd'hui, camouflés sous une démarche théologique réformiste d'authenticité et de retour aux sources.

Le même travail de revalorisation critique doit être effectué pour notre héritage culturel, qui est multidimensionnel. La culture arabe et islamique a donné sa configuration historique et actuelle à notre société et à notre culture qui participent d'ailleurs depuis des siècles à son évolution.

La culture marocaine a été nourrie aussi, depuis les origines, par d'autres sources, berbères, judaïques, sahariennes, africaines et méditerranéennes. C'est la totalité de ces sources et de ces appartenances qui devraient être sollicitées lors de l'élaboration de notre culture nationale.

L'Islam, quant à lui, est un phénomène jailli de la culture arabe, qu'il a profondément transformée et qu'il a enrichie, de par son extension et son développement, de nouveaux apports. Ces différents apports, ainsi que les mouvements qui se sont développés au sein même de l'Islam en opposition au traditionnalisme étroit, mettant, l'accent sur 1'Ijtihad créateur, la liberté de l'homme et la souveraineté de la communauté, sont à revaloriser.

5. Culture nationale -- Culture occidentale.

La culture occidentale que nous contestons est la culture coloniale, la culture impérialiste. Nous la remettons en cause dans la mesure où elle nous aliène, nous impose des schémas non adaptés à nos réalités.

Les différences radicales qui apparaissent à l'analyse de notre société et de la société occidentale et des cultures qui les représentent, nous montrent la nécessité, dans l'approche de nos propres réalités, de prendre du recul par rapport à la culture occidentale et de cesser de la considérer comme référence ou comme norme.

Il est temps aussi de démystifier la fascination exercée sur notre société comme sur l'ensemble du Tiers-Monde par la puissance technologique et les progrès scientifiques de la société de consommation. Fascination qui conduit souvent à croire:

-- que seuls les modèles occidentaux peuvent sortir nos sociétés du sous-développement;

-- que la science et le progrès technique sont un monopole ou une donnée structurelle de la civilisation occidentale.

Cette fascination peut se dissiper à l'analyse qui montrerait que la puissance technologique et les progrès scientifiques réalisés dans le monde occidental y deviennent, de par l'utilisation qui en est faite, des facteurs d'aliénation de l'homme et inhibent en fait beaucoup de ses potentialités créatrices.

Elle montrerait aussi que la science et le progrès technique n'ont pas de lien de spécificité avec la civilisation occidentale.

Elle montrerait que la société de consommation s'est, de ce fait, édifiée sur des divorces entre des potentialités et des facultés aussi vitales les unes que les autres chez l'homme (rationalité, imagination, esprit, corps, etc...) et aboutit ainsi à l'impasse.

En tout état de cause, nous n'avons pas, quant à nous, à remettre toute la culture ou la civilisation occidentale. Cette culture contient elle-même ses propres germes de contestation. Ainsi le marxisme, notamment, tout en faisant partie intégrante de la culture occidentale, a été un mouvement de contestation radicale de ses structures.

Ce travail de réélaboration que nous projetons s'avère aujourd'hui pour nous plus urgent et plus important que n'importe quel souci d'universalité. Cette universalité âprement convoitée par beaucoup d'intellectuels du Tiers-Monde constitue pour eux un moyen de «libération» et de promotion. Or, cet universalisme n'a jamais été jusqu'à maintenant que l'universalité de la culture occidentale. Sa revendication dans l'état actuel des forces culturelles ne saurait aboutir qu'à une nouvelle assimilation des cultures anciennement colonisées. L'appel à la responsabilité et à la culture nationale n'est donc pas une négativité ou un désir de cloisonnement, mais une étape nécessaire pour la restructuration et l'élaboration de valeurs qui pourraient contribuer effectivement à la culture universelle de demain.
 

III. -- ROLE DE L'INTELLECTUEL

1. Situations objectives de l'intellectuel.

L'intellectuel marocain se trouve aujourd'hui écartelé entre des situations culturelles, des statuts sociaux et politiques contradictoires.

Il existe d'abord sur le plan culturel une dichotomie dangereuse entre intellectuels arabisants et francisants. Ce fossé d'incommunicabilité tend d'ailleurs à s'élargir, vu le statu quo culturel dans lequel se confine le pouvoir en matière d'enseignement et d'arabisation. Cette ambiguïté entretenue est un premier obstacle que l'intellectuel conscient devra surmonter. Sa démarche ne pouvant se faire que dans le sens de l'uniformisation, c'est-à-dire dans la lutte pour redonner à la langue arabe son rôle indispensable de véhicule naturel de notre culture.

Entre temps, et dans cette phase transitoire que nous traversons, les autres instruments linguistiques ne sont pas à rejeter ou à condamner, dans la mesure où s'y expriment la recherche et la création conscientes et transformatrices.

D'autre part, l'intellectuel, quelle que soit sa formation, vit, en tant qu'élément social relativement privilégié, des contradictions au niveau de son insertion sociale et politique.

Il se trouve ainsi, de par « la promotion » que lui confère la culture, en déphasage par rapport à son milieu social. Il s'éloigne dans sa conscience et dans son corps des masses populaires. Il se produit chez lui une dépersonnalisation et un déracinement par la culture.

Sur le plan politique, et vu le processus de structuration de notre société, il y a des données objectives qui tentent l'intellectuel, le démobilisent et le font entrer dans le rouage de la soumission.

La stratégie du pouvoir et l'idéologie qui l'anime sont actuellement plus ou moins empiriques. En tout cas, elles se structurent progressivement et deviennent agissantes, dans la mesure où elles exercent déjà une emprise profonde en s'enracinant dans le peuple.

Cette stratégie s'exerce par la monopolisation des mass media, le soutien à la domination économique étrangère sur l'édition, la distribution, une censure délibérée et efficace et une politique voulue de soumission des jeunes aux rouages de l'état.

A cette stratégie des classes exploiteuses s'ajoute la continuité de l'agression culturelle étrangère qui se développe, bénéficiant d'un liberté d'action totale et du vide culturel entretenu.

L'intellectuel se trouve alors dans la situation ambiguë d'asservi et d'exploiteur, étant donné qu'il fait partie de l'appareil technocratique.

Ces différentes dichotomies, contradictions, acculent souvent l'intellectuel à l'impuissance et à de nouvelles formes d'aliénation.
 

2. Responsabilités de l'intellectuel.

Face à ces situations objectives et à la stratégie des classe exploiteuses et de l'impérialisme, le devoir primordial de l'intellectue est la mobilisation.

-- Dans son propre domaine de création et de recherche pour mener à bien le travail urgent de réinterprétation et de réélaboration sur le plan culturel.

Ce travail devant être orienté nécessairement vers l'engagement dans la confrontation des idées, des doctrines, du côté des classes non exploiteuses.

-- Dans l'adaptation de son travail quotidien à la situation objective du peuple.

Pour cela, il doit être conscient de l'interaction constante entre le combat culturel et le combat politique.

Cette option du militantisme ne saurait être toutefois créatrice et transformatrice que dans la mesure où l'intellectuel parvient à connaître profondément, à s'identifier et à exprimer les aspirations des masses exploitées.

Elle ne pourrait l'être totalement aussi si l'intellectuel ne lie pas constamment la théorie à l'action, la connaissance à la pratique, s'il ne fait pas de cette pratique elle-même une forme essentielle de connaissance. Cette démarche seule peut être garante de sa désaliénation et le rendrait à sa fonction de créateur et de combattant et non pas de gestionnaire et de soumis.


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