souffles
numéros 10 et 11, 2e et 3e trimestre 1968

mohammed ismaïl abdoun : palma
p. 7-13

 

Tis the times plague when 
madmen lead the blind.
Shakespeare
King Lear IV 1

palma

... me voici au terme de mon sommeil séculaire. Je m'ébroue et dans mon élan je récupère toutes mes sèves anciennes de palmier nain.

     Je suis là. Il fait froid. Je suis là et il fait froid. Mes doigts baguettes roides. Il fait froid. Je suis là. Je suis là et je ne sais même pas si elle viendra. Il fait froid. Il fait froid. Il fait froid.

     Je l'ai attendue. Il pleuvait. Elle est venue. Elle est entrée noyée dans ses cheveux. Elle se curait les dents avec une carde métallique - cure-dents, miroir et peigne - . Il pleut. Nous avons bu un café; fumé; nous nous sommes regardés en chiens de faïence. Puis nous avons mangé du thon à la tomate et des oeufs brouillés. Bu un café: fumé; regardés en chien de faïence.

     Il a plu pendant toute la nuit. La nuit durant elle m'a raconté sa vie d'une voix tantôt monotone tantôt enflammée espérant me changer disait-elle. Au matin il ne pleuvait plus. Elle est partie atterrée par mon incapacité à lui jurer éternel. Elle est partie noyée dans ses cheveux et ses larmes en labourant ses joues avec sa carde métallique.

     En fait je savais bien ce qu'elle voulait, ce qui la poussait à me parler ainsi. Les femmes ont peur des grenouilles. Elle avait peur de Palma mais surtout elle en était jalouse. J'ai eu beau lui expliquer que c'était absurde elle ne voulait rien entendre. Je te veux entier à moi disait-elle. J'essayais vainement de lui faire comprendre qu'ici chacun est pour soi et Dieu n'est pour personne...

     Au matin quand la pluie a cessé elle est partie furieuse menaçant de revenir avec la police, de m'intenter un procès pour l'avoir trahie... Elle est partie. Je suis là. Il fait froid. Elle est venue réellement. Les extrémités froides de ses mains me l'ont dit. Je suis dans un cimetière d'absence.

     Je sortis à mon tour. Il ne pleuvait plus mais l'atmosphère était boueuse. Un jour-coquille-vide. Un jour-camomille. Un jour-vermifuge.

     Un jour-sens-unique. Un jour entouré de fils barbelés électrifiés et rouillés. Un jour éborgné. Un jour purulent. Un jour-proxénète-chauve coiffé du chapeau de Napoléon. Un jour à contre-courant. Un jour impudique.

     Les rues étaient verticales et glissantes. Les gens se rassemblaient en groupes aux coins des rues. Celui qui perdait pied était mort. Il fallait marcher par petits groupes en s'accrochant les uns aux autres pour ne pas glisser.

     Quand la pluie s'est arrêtée un brouhaha monstrueux a succédé au silence des longs jours de mauvais temps. Impossible de discerner une parole nette. Les gens parlaient pour parler. Ils pataugeaient dans un langage incertain.
     Je quittai mon grenier. Je n'avais pour tout bagage qu'un lichen gris-cendre, une paire de chaussettes trouées, des lunettes noires, et un vieux transistor.

     Dans les rues les gens se groupaient par affrontés. Ils allaient spontanément les uns vers les autres comme s'ils s'étaient toujours connus. Les isolés ne faisaient pas long feu ; après une glissade formidable ils s'écrasaient, morts, sur le sol. Ils étaient enlevés aussi rapidement pour ne pas gêner la circulation. Pourtant il y avait des groupes plus audacieux que les autres. Ils réussissaient à se libérer les bras - qu'ils avaient longs - à rester en équilibre, et les mains en porte-voix ils lançaient dans l'air opaque des cris de chacal et ils attendaient satisfaits et grave que l'écho de leurs voix leur revienne - ce qui plongeait les autres à la fois dans l'extase et l'effroi - . Ensuite ils s'applaudissaient et s'embrassaient bruyamment. Ne pouvant applaudir les autres poussaient de grands cris incompréhensibles et déchirants.

     Quant à moi j'avais deviné le jeu. Ces acrobates étaient des malins: quelques uns, bien cachés, se baissaient pour leur retenir les pieds pendant qu'ils lançaient leurs cris et se trémoussaient.
 
 
 

     Je sortis pour participer à la fête commune. En vérité je fuyais. J'avais peur qu'Elle ne revienne avec la police. Ici l'indifférence en amour se paie par la détention perpétuelle.
     Je rasais les murs marchant de côté comme un crabe. Je prenais soin de ne pas lever le pied ce qui aurait pu m'être fatal. Je m'accrochais aux aspérités des murs et m'intégrais rapidement dans un groupe quand il venait à passer près de moi. Je progressais rapidement à mon grand étonnement et à là surprise aussi de quelques groupes qui, jaloux de mon équilibre, tentèrent de me donner la chasse. Mais du fait de leur nombre ils se perdaient en gesticulations désordonnées et en jurons terribles en me voyant les distancer. Enfin je ne sais combien cela dura ni comment je me retrouvai au grand soleil parmi les palmiers à l'endroit où vivait Palma.
     J'ouvris le transistor. Au son de la musique Palma sortit de l'eau. C'était notre signal. Elle coassait de joie. Intelligente et toujours de bonne humeur elle avait compris pourquoi je partais. Plus même elle désirait me suivre. Moi je ne voulais m'encombrer de quoi que ce fût mais j'ai cédé devant tant d'insistance. Après tout c'était le seul être qui me comprenait. Elle a sauté dans ma main tendue enveloppée d'un foulard rouge - volé à je ne sais qui pendant que je traversais les rues de la ville -; ainsi, enfant, je capturais les grenouilles pour les vendre aux Espagnols qui en mangeaient les cuisses...

     Et nous sommes partis - entre temps, par précaution, je me suis délesté de mes chaussettes et surtout de mes lunettes; on ne sait jamais pensais-je dans le cas où on aurait donné mon signalement... -

     Des vapeurs d'air chaud dansaient sur le goudron caramélisé.
     Nous sommes partis, elle dans la poche de ma chemise, à gauche, juste sur mon coeur et moi, marchant, sifflant et m'amusant à regarder l'empreinte de mes semelles sur le goudron surchauffé qui fondait sous les pas... Non, je n'avais pas de souliers... Le goudron tiède et moelleux me chatouillait la plaiite des pieds.

     J'avais peut-être des souliers...
     Mais c'est un détail sans grande importance car le goudron c'est MA MEMOIRE.

     Je marchais donc sur-dans-ma mémoire, Palma dans la poche de ma chemise et le transistor, ouvert à fond.
     Je voulais une dernière fois écouter les informations. C'était l'heure des informations. Hymne national. La libre circulation est de nouveau possible. On peut désormais se déplacer sans risque de glissade mortelle. Le courrier est rétabli et les magasins ont réouvert. C'est un jour de fête mais aussi un jour de deuil puisque le nombre des morts et des blessés est considérable. Une voix d'homme alternant avec une voix de femme. S'efforcent de paraître affligés pour communiquer la liste des victimes.
     J'y reconnus beaucoup des miens. Il y aura un meeting à midi sur la place de la grande mosquée. Une heure de silence sera observée à la mémoire de ces martyrs du mauvais temps. La soirée sera consacrée à des festivités de tous genres. Hymne national.
 
 

     La mémoire est lâche quand il s'agit d'évoquer les morts.

     Ainsi de nouveaux disparus s'ajoutent à mon cimetière.

     Ne parlons pas des ancêtres. Je n'ai jamais su ce que c'est qu'un ancêtre.

     Ce fut d'abord le père. Au premier cri de ma naissance il s'évanouit. Sa voix s'est perdue dans un brouillard mortel. Tant d'autres suivirent. Il ne me restait plus que la vieille grand-mère aveugle que je conduisais chaque vendredi, substitut de ses yeux, au cimetière - un cimetière accablé par le soleil et balayé par le vent. Un cimetière chétif, fatigué de naissance. Un cimetière sans frontières qui pousse n'importe où. Un cimetière à peine à fleur de terre. Un cimetière à vous couper l'envie de mourir - j'étais l'amer mobile et provisoire dans l'océan trouble de son passé. Elle faisait vivre les lieux là où je posais le pied. Je la guidais dans sa mémoire. J'étais le fil d'ariane dans le labyrinthe de ses ténèbres. Un jour elle cessa véritablement de voir. Mes yeux mirent longtemps à s'accommoder à la lumière.
     Enfin je rencontrai cette femme. Je te veux tout entier à moi à moi seule disait-elle. Mais moi j'étais occupé à compter mes tombes. Et ce fut la catastrophe. Je n'ai pas su je n'ai pas pu la retenir.
 
 

     J'ai abandonné la route nationale. J'ai mis le foulard sur ma tête sur le foulard le lichen et sur le lichen Palma.

     J'ai longtemps marché. J'ai vendu le transistor au marché aux puces en traversant un petit village avant de quitter la route nationale. Avec l'argent j'ai bu une bière bien fraîche et j'ai acheté des cigarettes américaines. Façon de fêter mon départ quoi.
     Je marchais sous la canicule sur les sentiers de ma mémoire avec Palma sur ma tête et en fumant des Lucky-strike.

     J'ai quitté la ville et la route nationale sans ressentiment aucun. Sous le soleil j'ai marché sur une piste poudreuse. Je voulais partir le plus loin possible. Tout départ est une fuite. Je marchais et je racontais ma vie à Palma. Je voulais régler leur compte à mes souvenirs. Lui raconter ma vie de A à Z. Quand le soleil eut atteint le zénith Palma se mit à se plaindre. Elle souffrait de la chaleur. Elle poussait des gémissements rauques. Mais moi je voulais lui raconter ma vie. L'enfance parmi les lauriers et les grenadiers... l'école primaire... mes premières haines et mes premières amours... Je voulais lui raconter tous mes désastres, lui décrire dans le détail la vie de tous mes morts. Mais elle gémissait toujours en m'interrompant chaque fois aux moments les plus intéressants et les plus pathétiques. Elle gémissait toujours. Je lui expliquais que cela était vital pour moi, que je tenais à raconter ma vie pour m'en défaire une bonne fois pour toutes. Vainement. Je finis par nourrir une véritable haine contre elle. Et dans ma colère je décidai de lui faire payer très cher son incompréhension. Je formai secrètement le projet de me débarrasser d'elle.

     Je l'ai donc délivrée. Du foulard et du lichen je lui ai confectionné une sorte de hamac que j'ai accroché au bout d'un bâton. Je mis le bâton sur mon épaule comme les voyageurs de jadis et repris ma route.
 
 

     Au crépuscule nous longions le lit d'un oued desséché. Un vent de sable qui menaçait d'être violent commença à siffler. Je me suis arrêté.

     J'ai retiré Palma du foulard. Je l'ai longtemps regardée hésitant à la perdre. Je l'ai serrée dans ma main. Je voulais l'étrangler... J'ai serré... elle coassait de joie car elle croyait que c'était là une marque d'amitié. J'ai serré plus fort. Je la regardais. Elle se débattait et je lus dans ses yeux qu'elle avait compris mon projet assassin. Je lus dans ses yeux... elle ne m'en voulait pas... mais semblait me mettre en garde contre quelque chose. Ses yeux globuleux parlaient.
 
 
 

     Voici ce qui t'arrivera
     Quand tout s'achèvera il ne te restera plus d'eau pour faire tes ablutions. Tu brandiras ton sexe au soleil et de ton sperme caniculaire naîtront les fils qui ne reconnaîtront jamais leur père. Issus du silence.
     Quand tout s'achèvera tu te demanderas où tu as laissé celui - toi-même - qui te suivait plus près de toi et plus fidèle que ton ombre.
     Ne t'oubliera pas seul le sirocco.
     Quand tout s'achèvera tu creuseras plus profondément encore ta solitude.
     Tu ne seras pas plus éternel qu'un langage de mort.
     Tu compteras tes doigts tes yeux tes membres.
     Tu éprouveras ta voix ton regard en toi et hors de toi-même.
     Tu n'oublieras pas tes ongles ils auront leur mot à dire.
     Quand tout s'achèvera tu réclameras le droit de te taire sans avoir jamais parlé.
     Au déclic du coeur tu n'auras plus qu'à suivre le vent.
     Mais préféreras-tu peut-être laisser en gage ta peau - mais soigneusement tannée - mais soigneusement pliée - ou hypothéquer ton sang.
     Tu partiras avec le seul rythme de tes nerfs pourris.
     Tu ne signeras pas les cadrans solaires et tu ne compteras point tes heures à l'écoulement du sablier.
     Quand tout s'achèvera tu couperas toutes les amarres. Tu seras iceberg.
     Tu jetteras quelquefois l'ancre dans un cauchemar.
     Tu ne marcheras pas nus-pieds dans l'eau de peur de noyer tes chimères.
     Enfin quand tu auras tout épuisé
               quand tu n'auras plus rien à perdre
               quand tu n'auras plus qu'un seul tour dans ton sac
               tu joueras ta vie aux confins du précaire...
 
 

     Je serrai plus fort pour la faire taire. Mais je n'ai pas eu le courage de l'achever. J'ai fermé les yeux et je l'ai lancée au loin de toutes mes forces et je suis parti en courant. Après tout elle seule avait essayé de me comprendre...

     Je voulais lui raconter ma vie. Elle gémissait. Je voulais m'en débarrasser une bonne fois pour toutes. Elle gémissait toujours. Je l'ai serrée palpitante dans ma main. Ses yeux enflés ressortaient encore plus. Elle coassait heureuse mais moi je voulais l'étouffer. Je l'ai enveloppée dans le foulard. J'ai fermé les yeux et je l'ai projetée au loin et je suis parti en courant.

     Je poursuivis mon chemin seul, avec mon lichen. Il poussait sur la pierre unique de la maison paternelle construite en toub mordoré si chaude l'été et si froide l'hiver tout près de la route nationale étincelante sous le soleil d'un éternel juillet. Il tapissait presque toute la pierre gris-pâle en ses enchevêtrements arachnéens. Cerveau desséché recroquevillé sur son histoire.
     Mais l'odeur de Palma me suivait toujours. Tu partiras avec le seul rythme de tes nerfs pourris. Tu jetteras quelquefois l'ancre dans un cauchemar. C'était le lichen qui recelait encore sa présence. A son tour je le balançai.
 
 

     Fini. Il fait nuit. Le vent de sable souffle de plus belle. Je suis donc seul? Vraiment seul?
     Mes nerfs
     mon coeur
     mes neurones
                    affolés
     QUE FAIRE?
     où est le centre
     où est le pourquoi de l'interrogation
     faut-il se retrancher dans ses ongles
     renier sa peau
     rester sourd au rythme du sang
     tenter une crucifixion qui n'a pas de sens
     s'exposer à toutes les fournaises
     tracer une bonne fois pour toutes une croix
     - une vraie - sur soi pour renaître peut-être
     de ses propres cendres
     mort absurde
     ou encore
     faut-il poisson égaré se laisser prendre dans le filet
     de mots morts
     amen à toute échappatoire
     je hais ceux qui savent où ils vont
     moi une épithète peut me faire changer de but.
     Un tremblement de la racine de mes cheveux me prévient d'un désastre prochain.
 

     Il fait nuit. Le vent redouble de force. Au déclic du coeur tu n'auras plus qu'à suivre le vent. Je ne dormirai pas je ne dormirai plus. J'arrête là ma fuite. Je reviendrai sur mes pas. Je retournerai là-bas. Là-bas il y a tout à refaire. Je ne sais pas... refaire la géométrie des rues, redresser le soleil pour prévenir toute éclipse, créer un comité pour la défense des chiens errants, établir une constitution pour les oiseaux. Enfin tout est à refaire. Je reviendrai sur mes pas. Sur mon passage je mobiliserai toute une faune fraternelle. Je lui apprendrai le vrai langage. Le langage de la razzia. Nous sèmerons dans les têtes et les coeurs un seul mot. Le mot essentiel. Une faune fraternelle. Les sauterelles, les mites, les rats... Rien de tel pour remettre sur pied un pays qui chancelle. Sans oublier les maréchaux-ferrants leur rôle est considérable. Les acrobates maladroits - entre autres leur seront confiés. Ils pourront remanier les neurones aux uns - en somme leur ferrer le cerveau -; assurer une meilleure agilité aux orteils des autres; à d'autres encore consolider les articulations. Je ne sais pas, tout est à refaire.

     Je rebrousserai chemin plein d'une violence lucide et froide et déjà je ris à grands éclats de la tête qu'ils feront en me voyant revenir avec ma faune.

     Je ne dormirai plus. L'insomnie terrain des clartés seule pourra m'aider à crever l'obstacle des monstres. Juste le temps de faire le bilan, juste le temps de retraverser la silice brûlante jusqu'à la source de ma préhistoire nourricière afin d'en renaître entièrement nouveau, et je rebrousserai chemin. Juste le temps de mettre au point la topographie de ma mémoire future...


Page suivante
souffles: sommaire du deuxième et troisième trimestre 1968 ou sommaire général
Sommaire de ClicNet

souffles juillet 2000
cnetter1@swarthmore.edu
spear@lehman.cuny.edu