souffles
numéros 10 et 11, 2e et 3e trimestre 1968

correspondance
p. 6

 

Je suis heureux chaque fois que naît au Maghreb quelque chose qui lui ressemble intimement, secrètement issu de sa gestation contrariée et qui le recrée dans sa substance perdue, dans ses espoirs massacrés.  Votre entreprise littéraire, vous ne l'avez pas voulue délibérément telle, mais vous en êtes l'origine véhément et lucide qui proclame à point nommé une nouvelle naissance.  Cela est encore plus significatif d'un besoin dont nos pays sont travaillés jusqu'au tréfonds d'eux-mêmes et auquel vous donnez cette voix juste, cet inventaire de concepts et d'objets depuis longtemps oubliés ou méconnus, cette grande colère soutenue et sans crispations qui est la marque du souffle créateur quand il sonde les abîmes et balaie impitoyablement les déchets séculaires de l'esprit.  Aujourd'hui, grâce à vous, la littérature maghrébine reprend sa jeunesse qui est l'âge adulte, et le seul, du langage poétique, du roman et du théâtre.  La faveur qu'on vous accordera légitimement ou la gêne que vous provoquerez chez certains dénaturés et «pâles imitateurs», proviendront, n'en doutez pas, du fait que votre action littéraire est fidèle à cette terre et à ces hommes obscurs qui sont les nôtres, et les exprime non pas selon une réalité anodine et pittoresque chère aux touristes et aux fervents du régionalisme, mais à travers une vérité encore insoupçonnée, singulière, toujours vierge, dont le Maghreb, ses horizons fauves, ses montagnes, ses villes prolétaires, sa culture orale, les travaux des siens et leurs combats et leurs souffrances ou leurs joies ont plus ou moins révélé le secret au cours des siècles.  Si la langue est autre avec ses inventions, cela ne change rien à cette vérité, à cette expression poétique dont la trame sensible, le ton, la colère, la truculence, la révolte, l'ironie, l'inquiétude même ou le goût du scandale et l'impiété et la sombre magie des mots sont des traits majeurs, combien familiers à nos cultures populaires.  Et puis, assumer une langue et un langage comme vous le faites, est à la fois la preuve que vous connaissez nos pays en les situant, en les exprimant dans leur temps vécu et en vous exprimant vous-mêmes au diapason des voix de partout qui répondent ou s'identifient à leur juste véhémence.

mostafa lacheraf
Buenos Aires, le 31-8-68

Page suivante
souffles: sommaire du deuxième et troisième trimestre 1968 ou sommaire général
Sommaire de ClicNet

souffles juillet 2000
cnetter1@swarthmore.edu
spear@lehman.cuny.edu