souffles
numéros 10 et 11, 2e et 3e trimestre 1968

abdellatif laâbi : oeil juin 67
pp. 31-33

 

     Et la mémoire grandit. Nuit des hommes. Nuit de la parole.
     Les rêves avortés. Les livres muets. Les faces jaunes.
     Le vent ne se relèvera plus de cette éclipse.

     mort la mort
                         mort de nous
     notre dieu est mort aussi
                                             d'épidémie mécanique
     la terre une souricière
     pièges infestés guettant notre marche
     du fond d'un continent enfoui
     la voix déterre
                         ses bulles de détresse

     mort la mort
     notre exil d'être

     Une fournaise d'effluves rassemble le continent. L'armée des sphinx galope d'horizons tailladés. L'hymne nous parvient. Déchirant d'exactitude. Nous atteignant à ras du corps, bouleversant notre stature. Les sphinx ne parlent pas. Mais c'est comme si une vigueur les a pénétrés depuis que nos yeux se sont ouverts à l'escalade du siècle. Piaffant de l'intérieur, les yeux de pierre boursouflés d'impatience par notre imagination intempestive.

     mort la mort
     une race engloutie
     dans un magma intacte
     à reprendre
                    au diapason de l'hymne

     Mais qui nous entendra? Qui reconnaîtra dans nos litanies incandescentes la parole arrachante des justes?
     Et nos peuples somnolents, courbés à la périphérie de la colère. Seuils renvoyés aux calendes.
     Nos bras vides. Nos dents fracassées. Nos élans coupés à la racine.
     Nos peuples, fourmilières de l'insolation. Troglodytes du zinc et du pisé. Nos têtes noires, nos pieds raccourcis, nos haleines suffocantes. Cicatrices de brassages et d'aumônes.
     Qui saluera dans notre reptation recluse la démarche arrachant des justes?
     Notre hymne, dilué dans la mêlée de la grisaille. Peuples terrés dans l'angoisse de l'eau et du pain.
     Nous ne sommes pas encore une voix. A peine une clameur.
     Pas encore un nom. Un malentendu.
     Et tous les idiomes nous stigmatisent en clichés funestes.

     mort la mort
     mort de nous

     Nos peuples junglant dans les sébiles. Affublés de sobriquets.
     Nous sommes à peine un sarcasme.
     Au carrefour des peuples, des boussoles rétives trafiquent notre avance.
     Réveillés. De toutes parts, nous encerclant, le précipite de l'absence. L'itinéraire de narcotiques.
     Qui reconnaîtra dans la cataracte inouïe de nos glottes la parole arrachante des justes?
     Désert ta suffocation. Désert ta tragédie éclipsant celle des dieux. Tragédie d'un corps et d'une mémoire. Désert ton froid aride dans nos tumeurs. Incommensurable tempête du désert qui se débat dans la dépression béante de nos gueules.
     Quel siècle accablons-nous de nos piétinements? Et quelle planète?
     Nous nous tâtons. Nous nous vérifions. Nous nous exclamons avons-nous des langues, une face, des poumons, une chair tirée du sang?
     Nous nous tâtons. Nous nous regardons. Avons-nous des doigts, un cerveau, des os, clavicules de travers dans le dos? Quelles tares? Notre sexe catastrophique. Nos cordes inaudibles.
     Inutilisables.
     Et c'est l'hymne qui nous raccorde, nous répand sur les traces des campements, la route de l'or, la géographie de l'eau, les passerelles sur mers et océans.
     A la lie des marasmes, notre terrible respiration. Le souffle lointain de nos parcours.
     Mais d'où nous vient cette force de lyrisme?

     La flûte repart. Les coeurs broient du noir. Se dilatent. Se dilatent. La diarrhée nous reprend. Nous séchons nos larmes. Nous grandissons. Nous renversons les frontières, les armes, les poubelles.
     Notre corps n'a plus de limites.
     ...
     mort la mort
     mort de nous
     l'exil pour la crève

     D'un monde pour qui race n'est pas corps, pas hymne, mais intelligence, poids et mesures, mais force, ennemie de la parole, mais fric, ennemi de l'amour.
     Monde colosse qui ne pardonne pas aux fouriris d'être ce qu'elles sont, indistinctes, acharnées à la survie. Qui ne pardonne pas aux tortues leur carapace. Qui ne pardonne pas aux chacals leur odeur.
     Monde obsession. Serpent-poisson de nos cauchemars.

     D'un monde déifié par l'outil. Et de notre catalepsie.
     Avec nos idées fixes. Nos rêves fixes. Notre destin fixe. Avec nos tonnes de nostalgies perforatrices. Avec nos uchronies aberratives. Avec l'orientation torticolique de notre face vers les levants, l'eau des sources parlantes, les déserts imprimés de pas, dallés de pierre noire.
     Nos têtes émergeant des dépotoirs, des fleuves inconstants, d'ergs mouvants.
     O naïfs. Nos frères.
     Menteur celui qui a dit que les minbars d'Andalousie pleurent encore dans leurs prosternations.
     Cela fait des siècles que nous sommes tombés en panne. Que nous tournons en rond, à l'abord d'un carrefour, rosace flanquée de fausses pistes. Les heures stériles dans la bouche du vagabond. La rumeur des fraternités de plomb. La sauvage course pour la possession et l'orgueil.
     Et nos peuples publics de complots, de frasques militariennes, de paris sur chevaux et femmes. Nos peuples, grandes hordes à la bride du premier charlatan en livrée tirant sur les tripes sensibles. Nos peuples sevrés.
     Vasques d'or noir. Tout ce gâchis. Pour oublier. Pour sonnner la planète de ralentir, changer le sens de son tournoiement. Pour sommer les ruines de retrouver une impossible splendeur. Pour sommer la nuit de redevenir monumentale, transhumante de hennissements conquérants.

     L'hymne butine. Se transforme en rafale. Nous cogne. L'index pointant des étoiles filantes, des soucoupes volantes.
     Des alvéoles clignotent.
     L'énergie nous chauffe à blanc. Nous carbonise.

     L'hymne nous pourfend. Nous sommes glaise. Nous retrouvons chair et sang. Nous reprenons corps. Nous nous palpons. Nous nous regardons, les yeux dans les yeux. Aucune digitale de greffe.
     Les horizons se déchirent, et c'est comme si mille planètes venaient s'accouder à la terre, la choisir, centre d'une grappe propulsée en-dehors du temps.
     L'hymne nous enveloppe. Nous souture. Point par point.
 


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