souffles littéraires                   

pp. 53-57

                                                                                  écrits de quelques

                                                                  condamnés à mort

                                                                  après la chute

                                                                  de la commune

                                                                   de Paris

                                                       par abdelwahab al bayati


   Abdelwahab Al Bayati, poète irakien, né en 1926. Un des principaux chefs de file du mouvement de renouvellement de la poésie arabe dans les années cinquante. Exerce une influence manifeste sur la génération poétique actuelle et notamment sur les poètes palestiniens. A publié une vingtaine de recueils dont  
« Théières brisées » (1954), « Gloire aux enfants et aux oliviers »
(1956), « Paroles immortelles » (l960), « Le périple de la pauvreté et de la Révolution » (1966), « Celui qui vient et qui ne vient pas » (1968) et récemment « Les yeux des chiens morts » et « Journal d'un politicien professionnel ».

     Al Bayati a publié aussi un livre où il retrace son itinéraire de poète : « Mon expérience poétique » (1968).

     De nombreux travaux universitaires et critiques ont été réalisés sur son œuvre, tant dans le monde arabe qu'à l'étranger. Certaines de ses œuvres ont été traduites dans plusieurs langues étrangères, notamment en russe, chinois, anglais, allemand, etc...

     Le poème que nous donnons ci-dessous a été publié pour la première fois dans le journal Al Hadaf, Beyrouth, octobre 1971.

     Les traducteurs du présent texte préparent actuellement un travail de synthèse et de traduction en français de l'œuvre d'Al Bayati qui sera publié chez P.J. Oswald éditeur, France, dans sa collection « Poètes des pays arabes ».

1.


je suis né à l'ère des trahisons
aux temps de la douleur et des révolutions
mon père était un esclave, il est tombé mort sur sa charrue
et moi j'étais un poète errant
dans mon enfance je pourchassais le papillon de la lune
sur les terrasses des villes de cuivre
en son absence, je faisais résonner les cloches
dans mes poèmes, je creusais un tunnel
vers le ciel de mon village bleu
j'émigrais avec les oiseaux et les idiomes des livres des révolutionnaires
je suis né exorcisé, mes pieds transportaient le vent
mon coeur livré aux mains du destin
comme un marteau rouge
j'ai perçu dans la voyance de l'invisible,
dans les étoiles qui pointent
et dans les épreuves des nuits : un oiseau carnassier surgissant avec l'aube
s'abattant sur le troupeau
écartelant les légendes de ces cités déiigurées dans la tempête du tonnerre et les serres d'acier
plantant son bec dans leur chair dentée
déployant ses ailes sur les ruines du vieux monde.
J'ai vu : les rois du monde, leurs valets
et la face des tyrans
terrorisés
encerclant les rebelles
et l'oiseau du tonnerre sans ailes
lancer un appel et s'abattre, éventré par un poignard empoisonné


2.


Mon père était un esclave, il est tombé mort sur sa charrue
mais sous le couperet du bourreau je meurs en martyr


3.


Que s'élèvent les drapeaux de la Commune de Paris
et que se lèvent de nouveau les pauvres de la terre

4.


sang sur les églises gothiques rouges
sang sur les cloches
sang sur les poèmes des pluies et des tableaux
sang sur les cahiers d'écoliers
sang sur Paris
se déversant en trombe sur les maisons
et tombe la neige


5.


je brise dans mes poèmes l'encerclement
        ces villes égorgées et loqueteuses


6.


De nouveau viendra le Christ fidèle
mais cette fois-ci, il viendra du pays de la nuit, de la neige, de derrière cette muraille criblée
voilà que je le vois dans l'éther se tenant à la porte du futur lointain
tenant d'une main une épée, de l'autre une branche d'olivier
déposant son crucifix sur les ruines du vieux monde


7.


Que Paris brûle
notre amour est une blessure et ce sang dans son ciel est une prophétie d'incendie


8.


dans ma prison le gardien m'a glissé un livre à la couverture noire
il n'avait pas de titre
il parlait de Saint Augustin
et des miracles de 1'oiseau du tonnerre et des révélations d'un obscur prophète de Chine
Je l'ai dissimule sous ma chemise remerciant le gardien plongé dans son mutisme et son manteau usé
mes larmes ont séché avant de naître à mes yeux
]'aï écrit en marge du livre
une lettre à une femme inconnue
je l'avais aimée du temps de la jeunesse
je lui ai dit : O lac peuplé
de paroles d'amour, d'étoiles et de poissons
je lui ai dit : adieu
j'ai tracé dans les cahiers de la mort un talisman
j'ai embrassé ses yeux verts
je lui ai dit ... et le temps s'est coupé
l'ange est descendu sur Paris
et les morts se sont levés de leurs tombes
acclamant le Messie du monde nouveau
attendant le visiteur inconnu venant des poèmes d'amour et des ailes du printemps
couronné de feu et de neige
J'ai dit, mais la main de Saint Augustin
a béni l'eniant
dans le ventre de celle que j'ai aimée du temps de la jeunesse
je lui ai écrit dans les cahiers de la mort une longue lettre
qui parle de la douleur, de la présence
et des miracles de la lumière

9.


Que s'élèvent les drapeaux de la Commune de Paris
et que se lèvent de nouveau les pauvres da la terre

10.

la séparation fut la mort
elle venait avec l'aube pour extraire du coffre de ce corps
les joyaux
l'espoir voyageur
et la flamme de la vie
elle venait avec le bourreau
portant l'héritage de siècles qui ont brûlé leurs tyrans dans les foudres de la naissance
avec le dominateur de la nature, l'homme
enfante donc, mère !
mon cercueil sur le papillon de l'éclair se porte vers les champs et
les forêts
sème-moi donc, comme des cendres au matin
dans les villes de la faim et aux temps de la douleur et des révolutions
je nais — à travers ce monde qui promet le déluge — de nouveau
avec les millions de ceux que leur longue attente torture
pour que se lève dans cette ville martyre
une nouvelle Commune
                                                                        traduit par a. laâbi et m. bennis