TRIBUNE LIBRE

pp. 20-27

 

coopération

et

impérialisme (*)

     Il serait temps que la critique de la coopération par les coopérants sorte du contexte moral qui a été le sien jusqu'à maintenant, et dépasse le stade de la mauvaise conscience. La « coopération » n'est pas le péché originel. Elle n'est qu'une conséquence d'un fait central : la domination impérialiste. Il n'appartient donc pas aux coopérants de la faire cesser du jour au lendemain. Leur départ, à titre individuel, ne serait pas un acte politique. Il ne changerait rien, dans l'immédiat, à l'issue du combat décisif qui se poursuit sur le front anti-impérialiste. Par contre, ils peuvent à leur place et suivant leurs moyens, participer à ce combat et, en tout premier lieu, par un travail de clarification idéologique sur le contenu impérialiste de la coopération.

     Ce texte propose une première contribution à cet objectif.

                          LA COOPERATION DANS SES ŒUVRES :
            UNE COURROIE DE TRANSMISSION DE L'IMPERIALISME


                                    A. — UNE MYSTIFICATION :
           LA COOPERATION COMME AUXILIAIRE DU DEVELOPPEMENT

     1. — Le Maroc, dont l'économie est de plus en plus intégrée au marché mondial, se trouve dans l'aire de domination impérialiste. C'est une vérité simple qu'il faut se garder d'oublier. Pourtant, chacun d'entre nous, même les plus vigilants, l'oublie chaque jour lorsqu'il parle de développement à ses élèves, à ses collègues as bureau.

     Le « développement » dont nous parlons ainsi innocemment, c'est évidemment le développement dans le cadre capitaliste. Il n'est plus nécessaire de démontrer aujourd'hui (après Lénine, les études récentes de Jalée, Palloix, Emmanuel, Amin et les statistiques les plus officielles des Nations-Unies) que dans ce cadre les pays dominés, dits sous-développés, ne se développent pas. Les mécanismes de l'échange inégal, le maintien d'une division internationale du travail désastreuse, la dégradation des termes de rechange font des pays dominés, intégrés au marché mondial, des pays en voie de sous-développement et d'asservissement.

     Depuis le Japon, précédent qui n'en est pas un puisque justement le Japon s'est fermé à l'impérialisme avant de « démarrer », aucun pays ne s'est développé dans ce cadre. Quelques-uns ont été, à un moment ou à un autre, désignés comme exemples de développement capitaliste : la Côte d'Ivoire, l'Inde, le Ghana. Certains ont même connu un début de croissance du produit national mais tous ont vu, ou verront, cette croissance artificielle de façade brisée par les mécanismes, leur échappant complètement, du marché mondial. Un pays dominé, dont le revenu national augmente, dont la bourgeoisie nationale s'enrichit du fait du cours élevé du cacao, du coton, de l'arachide ou du cuivre sur le marché mondial est nécessairement en sursis : les périodes favorables au cacao ou au coton sont toujours conjoncturelles. Mais la dégradation des termes de rechange, elle, toujours est structurelle : à long terme il faudra chaque année vendre un peu plus de cuivre pour acheter une machine-outil, un peu plus de coton pour acheter un métier à tisser, un peu plus de cacahuètes pour acheter un tracteur. Aucun pays dominé n'a pu échapper à cette loi, aucun n'y échappera qu'en brisant l'emprise de l'impérialisme.

     2. — Or, il se trouve que c'est en référence à ce développement mythique que se justifient les aides, assistances et coopérations de tout acabit. Le développement qui est ainsi proposé est présenté comme une espèce de processus continu coupé de seuils de progrès, indépendant de la situation de domination extérieure et des luttes sociales internes. Sur cette voie royale, avec un peu plus de capitaux, un peu plus de tracteurs, un peu plus d'ingénieurs, un peu plus d'organisation, on doit nécessairement parvenir, dans n'importe quelle société, au seuil du décollage économique, au magique « take off ». La coopération au sens large, c'est l'opération qui consiste pour les pays pourvus, à apporter aux pays dépourvus ce complément de capitaux, de tracteurs, d'ingénieurs et d'organisation.

     Bien sûr, ce seuil magique a été conçu pour n'être point atteint. On s'en rapproche toujours, asymptotiquement, sans jamais le franchir. En attendant, pendant que le sous-développement vit éternellement son dernier quart d'heure, c'est le temps de bombance pour la coopération : et les ingénieurs et professeurs viennent en rangs serrés expliquer aux peuples qui n'en reviennent pas de cette sollicitude sans cesse renouvelée, qu'il leur faut sans répit aller de l'avant, se moderniser, s'organiser avec l'aide de toujours plus d'ingénieurs, de professeurs, de capitaux, de machines importés.

     Dès lors, la justification de la coopération par sa contribution au développement apparaît dans sa réalité : un alibi mystificateur. La vigilance impose qu'elle soit démasquée en tant que tel et que soit refusé, dans la situation actuelle, jusqu'à l'emploi même du terme de développement.

     3. — Ce « développement » entouré de tant de sollicitudes extérieures ne peut, aux termes mêmes des experts, résulter que d'un projet « autocentré » (décisions prises par des nationaux en fonction d'intérêts nationaux) et autodynamique (les moyens du développement ne doivent pas dépendre de l'extérieur). En d'autres termes : « compter sur ses propres forces ». Ces conditions ne peuvent être réunies que par un processus révolutionnaire au cours duquel sera rompue la dépendance, éliminée la couche liée à l'impérialisme, et seront libérées dans les masses des énergies créatrices qui forgeront, dans la lutte, le projet historique dont le « développement économique » ne sera qu'un aspect second et déterminé. Il est évident qu'en attendant, la société ne sera pas arrêtée et que c'est pendant cette période de transition que se posera la question de la coopération. Il importe de la poser de façon réaliste et juste : l'action des militants engagés comme coopérants trouvera un terrain d'élection dans la dénonciation permanente du contenu impérialiste de la coopération.

     Ils participeront ainsi activement, sur le front culturel, à la lutte anti-impérialiste. Mais il faut, dans cette participation au combat, se garder de certaines illusions idéalistes.

     — Il est clair que les coopérants, quel que soit leur engagement, n'auront aucune part directe à l'élaboration du projet révolutionnaire, non pas du fait d'une quelconque exclusion chauvine mais en raison même du rôle essentiel de la pratique sociale dans cette élaboration. Pour les mêmes raisons, l'action des coopérants devra être liée à leur pratique : critique de leur propre culture, critique de la coopération,

     — Une autre illusion assez répandue chez les coopérants dits « progressistes » revient à croire naïvement que leur travail consiste à former des cadres pour « après » la révolution, à fabriquer dès aujourd'hui les chercheurs et les techniciens du développe-ment socialiste et à préparer au Lénine à venir les cadres qui lui permettront de « sauter » (de faire l'économie de) la N.E.P. Comme si, en attendant le grand jour, ces « cadres » allaient pouvoir traverser l'histoire, comme le canard l'étang, sans se mouiller. Cette erreur provient d'une conception bourgeoise de l'école comme dispensatrice exclusive de la formation, affirmant ainsi la prééminence absolue de l'école sur la pratique sociale. Au vrai, ces « cadres », concrètement, sont destinés à vivre dans les conditions de la domination de l'impérialisme et de l'exploitation capitaliste. Certains seront intégrés. Quant à ceux qui auront résisté, le socialisme qu'ils créeront demain n'existe dans aucun livre et ne peut être dispensé par aucune école.

     Ceci dit, il ne faut pas sous-estimer l'importance du combat possible : le harcèlement des positions cuturelles de l'impérialisme, notamment dans le secteur éducatif, mené de façon conséquente en liaison avec d'autres luttes, peut entraîner un recul de la culture de coopération. Ce reflux, peut opérer comme un dévoilement des conditions concrètes, jusque là brouillées, de la réalité nationale et laisser place libre pour une réelle prise de conscience.

                               B. — LA REALITE : LA COOPERATION
                   COMME INSTRUMENT DE DOMINATION IMPERIALISTE

     Les effets de blocage et de prélèvement résultant de la coopération économique et financière sont connus. Les prêts de capitaux, les maigres investissements étrangers ne compensent nullement la saignée provoquée par les évasions multiformes de capitaux et par la dégradation des termes de rechange. Mais, l'assistance en cadres techniques ou culturels passe en général pour bénéfique ou neutre pour le pays assisté. La réalité est toute différente : la domination impérialiste est une et s'exprime par tous les moyens à sa disposition, économiques ou culturels. Les coopérants ne sont guère que les commis voyageurs souvent inconscients, du capitalisme occidental. Ce rôle est joué directement par les assistants techniques qui au sein de l'Etat font prévaloir les modèles de développement et les technologies compatibles avec l'expansion du capitalisme européen et indirectement, par les enseignants qui distribuent la langue et la culture, qui préparent les cadres de demain à recevoir sans réticences les « modèles » de domination. Les structures d'accueil sont en place.

        1. —La coopération technique, mandataire du capitalisme « avancé ».

     Certes, le nombre des « assistants techniques » français n'a cessé de diminuer depuis l'indépendance. Il serait passé de 19.595 en 1957 à 1.500 environ en 1966 (1).

     Les cadres supérieurs représentent environ 80 % de l'effectif total de l'assistance technique en 1966. Une étude sur les cadres agricoles, de 1966, recoupe ces données (2). Les assistants techniques dans l'administration agricole représentent seulement 8 % des cadres secondaires (cadres moyens non bacheliers), 30 % des cadres principaux (formation supérieure courte) et 70 % des cadres supérieurs. Les cadres étrangers occupent donc au sommet de la hiérarchie administrative une position dominante ... Réduite, l'assistance technique s'est retirée sur les hauteurs. Cette situation permet à la coopération technique de jouer un rôle sans commune mesure avec son importance numérique. Certes, la marocanisation s'est accomplie assez largement en ce qui concerne les postes de direction. Mais, symbole de l'indépendance retrouvée, cette marocanisation, souvent, se satisfait de l'affirmation du signe : les nationaux remplacent les étrangers à la tête des administrations. Mais, à égalité de grade, les cadres supérieurs marocains sont à peine plus nombreux, le plus souvent moins diplômés, plus jeunes et moins expérimentés que leurs homologues étrangers. La transformation est alors de pure façade et si le pouvoir de décision apparaît comme nationalisé, il s'en faut que la décision elle-même le soit. En effet, l'assistant technique exprime, dans sa propre langue, les normes et la rationalité de sa propre société : la société capitaliste avancée. Il bénéficie d'un héritage culturel constitué de longue date et transmis sans rupture historique qui lui donne à égalité de formation et de compétence technique, un avantage écrasant sur son collègue national, sur le plan de l'expression et de la formulation. Comme les problèmes sont toujours posés, non sur le plan de la connaissance concrète et de l'action dans la société, mais sur celui de la rationalité abstraite des décisions, cet héritage permet à l'assistant technique d'exercer un véritable monopole de la formulation de la problématique du devenir économique, social et politique du pays assisté. Ainsi, la coopération est le siège où s'élabore cette problématique essentielle : Que faire ? Et les problèmes sont posés par elle de façon qu'une seule réponse soit possible : « Faites comme nous avons fait ».

     D'ailleurs, les coopérants dans ce domaine prêchent des convaincus : les cadres marocains, bons élèves des mêmes écoles, sont les otages consentants et éblouis de cette culture de coopération qui les a fait ce qu'ils sont : une élite tenant tout son pouvoir du caractère ésotérique de son savoir, puissance magique qui les protège des réalités nationales par trop nauséabondes. Disciples zélés, ils ont été initiés par l'école bourgeoise à la délicate alchimie qui transforme l'asservissement impérialiste en balance des paiements et l'injustice sociale en éventail des revenus. Si complète est leur complicité avec le système qu'ils en épousent jusqu'aux rites les plus rétrogrades que déjà la métropole culturelle commence à abandonner : ainsi du culte des grandes écoles françaises, ces temples où, plus qu'ailleurs, sont dressés les serviteurs de l'ordre capitaliste. Le mandarinat scientifique ou technique exercé en France par les élèves de ces écoles, connaît au Sud de la Méditerranée d'étranges prolongements.

     En raison du principe de rareté cher à l'économie capitaliste et du caractère technocratique du recrutement du personnel politique, les mandarins deviennent dans ce pays proconsuls et capitaines d'entreprise. Ici, le diplôme français se transforme directement en capital. Ce raccourci est saisissant de l'idéologie à la pratique et le but de la culture de coopération idéologique du capitalisme européen est atteint sans coup férir.

     Bien sûr, pris par le « pouvoir » et les affaires, les cadres nationaux abandonnent à leurs collègues étrangers, sortis des mêmes écoles, la gestion de la technique. Occasion pleinement saisie par le capitalisme dit « d'organisation », qui, disposant au cceur de la place d'un puissant service de promotion des ventes, exporte massivement ses sous-produits : programmation, informatique, cybernétique.

     Le mépris du réel, la peur de la société concrète peut alors s'appuyer sur un extraordinaire appareil technique d'analyse, par lequel d'étranges martiens raffinent de plus en plus sur moins en moins de faits, la perfection étant atteinte lorsque cet appareil, atteignant enfin le « take off », prend son indépendance totale par rapport à la réalité.

     

Au vrai, le prestige de l'école bourgeoise occidentale est surtout celui de l'école française. Est présumé incapable celui qui parle polonais, espagnol, bulgare ou même anglais. Celui qui ne sait que l'arabe est, lui, à la fois incapable et rétrograde. La compétence, dans ce pays, s'exprime dans une seule langue, le français. De même, n'est médecin, professeur, ingénieur que celui qui sort d'écoles françaises. Les autres pays, même les nations sœurs du monde occidental, n'ont aux yeux des maîtres francophones de l'administration, ni enseignement, ni école : aucune équivalence ne leur est reconnue avec la grande culture.

     Ainsi, la métropole culturelle peut envisager à terme le retrait de son assistance technique. La cinquième colonne est en place : le processus de reproduction élargie et continue de la pratique de coopération au sein de la collectivité nationale est en marche. Les coopérants étrangers peuvent passer le flambeau aux « coopérants » nationaux produits par un système éducatif hérité de la colonisation et qui, malgré l'ampleur quantitative de ses transformations, agit toujours dans le même sens : formation d'une élite liée culturellement puis économiquement à l'impérialisme.

                   2. — La coopération culturelle : 5e colonne de l'impérialisme.

     Le système éducatif colonial pratiquait une politique de discrimination raciale, sociale et politique. L école était réservée aux enfants des français et à ceux des marocains qui en avaient les moyens où se montraient loyaux serviteurs de la puissance protectrice. Au lendemain de l'indépendance, le Maroc s'est fixé, en matière d'enseignement, quatre objectifs maieurs, qui, en bonne logique, auraient dû lui permettre de rompre sa dépedance vis-à-vis de l'ex-métropole. Ce sont : l'unification, la généralisation, la marocanisation, l'arabisation. Il importe de montrer ici comment, depuis bientôt 15 ans, le maintien et la pratique de la coopération ont permis de ralentir, de paralyser ou de vider totalement de son contenu, cette politique des quatre principes.

a. — La poussée démocratique dans le primaire (1956-1962).

     Il faut en réalité distinguer schématiquement deux étapes.

     Entre 1956 et 1962, les aspirations au savoir, à l'identité culturelle, libérées dans les masses par l'indépendance, ont exercé, momentanément, une forte pression sur les structures d'enseignement, surtout sur l'enseignement primaire, le seul qui fut alors au contact direct des masses et dont la transformation ait un contenu démocratique immédiat. C'est pendant cette période qu'ont été acquises toutes les conquêtes dans la poursuite des quatre objectifs.

     Pour répondre aux vœux de la population, l'effort a donc été concentré sur le premier degré. L'enseignement public primaire triple ses effectifs entre 1956 et 1962 (371.750 à 939.100) et avec près de 1 million d'enfants scolarisés, atteint le seuil de l'enseignement de masse et un taux de scolarisation proche de 50 %. Malgré une discrimination géographique et sociale persistante, qui a joué en faveur des villes et des classes privilégiées, l'élan de la scolarisation a entraîné l'entrée dans les écoles de nombreux enfants de paysans et d'ouvriers. Cette percée démocratique, dans le recrutement, ce progrès de la généralisation a entraîné des conséquences positives sur les trois autres objectifs. L'effort ayant été demandé à l'enseignement public, la part relative du privé a reculé de 25 % en 1956 à 8 % en 1962. De même, le gonflement massif des effectifs du primaire a entraîné dès 1959 sa marocanisation quasi intégrale, pour les élèves et pour les enseignants en 1962. L'arabisation a également progressé. En 1956, 10 heures d'arabe seulement sur 30 heures hebdomadaires dans les cinq années du primaire. Dès 1960, deux années (cours préparatoire et cours élémentaire 1) sont totalement arabisées et les trois autres arabisées à 50 % (3).

     Ainsi, portées par la lame de fond du recrutement à la base, la généralisation, l'unification, la marocanisation et l'arabisation ont, dès 1962, atteint des niveaux qui n'ont pas été depuis sensiblement dépassés.

b. — Coup d'arrêt à partir de 1962 : la coopération, instrument de sélection et de répression.

     Dès 1962, en effet, la situation a radicalement changé. Les pressions populaires sont moins fortes (les espoirs de l'indépendance sont tombés et l'école s'est dépréciée comme moyen de promotion) et la grosse vague primaire atteint au rivage secondaire.

     Or, ni le système éducatif (secondaire trop faible et pas assez arabisé), ni l'économie (l'emploi dans l'administration commence à se saturer et il ne progresse pas dans le privé), ni la société (irruption de cadres d'origine populaire) ne sont en mesure de les accueillir. La « société » se sent menacée. Cette protubérance suspecte, formée dans les bas-fonds du primaire et qui monte inexorablement, risque de tout faire sauter : il faut l'arrêter.
__________________________________________________________________

                          LA COOPERATION MONTE LA GARDE
__________________________________________________________________

     Depuis lors, toute la politique de l'enseignement s'explique par cette obsession : comment réduire, dans le secondaire et le supérieur, les conséquences de la poussée de 1956-60 ? La parade a reposé sur les deux actions suivantes :

     — stopper la croissance du primaire,
     — mettre en place à l'entrée et au cours du secondaire un impitoyable système de sélection qui organisera un filtrage efficace des élèves.

     Sur le premier front, la coopération sert de force de dissuasion ; sur le second, elle est en première ligne.

     Dans le primaire, le Plan Quinquennal 1960-1964 avait fixé les objectifs suivants : 1 million 500.000 élèves à la fin du quinquennal (taux de scolarisation à 70 %), 2 millions 200.000 élèves en 1969 (taux de scolarisation à 100 %). Or, depuis 1962-63, les effectifs globaux du 1er degré se sont stabilisés. 1963 : 1 million 115.745 élèves ; 1969 ; 1 million 142.810 élèves, ce qui, compte tenu du croît démographique et du poids énorme des redoublements, entraîne une régression du taux de scolarisation. L'objectif est donc atteint, les effectifs du primaire sont contenus et n'augmenteront pas l'embouteillage des lycées et collèges.

     La coopération a joué dans cette « fermeture » un rôle indirect, mais non sans importance : l'existence de la coopération en tant que culture dominante, la présence massive de coopérants dans le secondaire ont été un puissant facteur limitant du 1er degré. Pourquoi développer un enseignement primaire en arabe, si on ne peut ni marocaniser ni donc arabiser le secondaire ? Pourquoi développer un enseignement primaire avec le concours d'enseignants marocains de faible qualification, alors que le secondaire, du fait de la coopération, maintient, du moins en théorie, ses exigences de niveau ? Pourquoi enfin scolariser des enfants rattachés à un milieu culturel dit « traditionnel », alors que dans le secondaire, grâce aux enseignants étrangers, est dispensé un enseignement « moderne » auquel rien ne les prépare ?

     Dans le secondaire, la tâche assignée à la coopération est plus directe. Postée dans les secteurs de promotion, ceux qui forment les élites, elle est de plus en plus forte à mesure que l'on s'élève dans la scolarisation. Majoritaire dans l'ensemble du corps enseignant secondaire (55 %), elle accroît son poids relatif dans l'enseignement secondaire public (57 %), puis dans l'enseignement secondaire général (62 %). Si l'on examine le groupe des enseignants en langue française du second degré, secteur noble s'il en est, qui monopolise les disciplines scientifiques, la domination statistique de la coopération, générale à tous les niveaux, apparaît écrasante dans les hauts grades : 90 % des professeurs de deuxième cycle, 87 % des professeurs de premier cycle, 94 % des répétiteurs instituteurs bacheliers, et 45 % des répétiteurs, instituteurs non bacheliers. Les coopérants ont donc le commandement absolu des accès et places-fortes qui jalonnent le circuit des élites et ils sont en mesure d'exercer des coupes sombres parmi 1es rescapés du premier degré.
_____________________________________________________________

                     LA COOPERATION COMME REPRESSION
_____________________________________________________________

     Il faut reconnaître à cette sélection son efficacité. Dès le primaire, sur 100 élèves du cours préparatoire, 50 abandonnent avant 1e CM2 et 16 seulement arrivent dans le secondaire. Tout au long du secondaire, les déperditions (abandons + redoublements) évoluent entre 20 et 30 %. Les taux de réussite au C.E.S. et au baccalauréat s'effondrent : entre 1964 et 1966 : le taux de réussite au C.E.S. tombe de 50 % à 34 %. Quant au pourcentage de réussite au bac, sa baisse est brutale et régulière : 1964, 51 % ; 1965, 40 % ; 1966, 29 %.

     De la base au sommet, tout est conçu pour désigner, parmi les élèves, ceux qui sont dignes de recevoir le seul vrai savoir, le savoir moderne et scientifique dispensé par les coopérants. Omniprésente, jusque dans les secteurs dont elle a été physiquement évacuée, la coopération a tout pouvoir pour séparer le bon grain de l'ivraie.

     Déjà, dans le primaire, s'organise la discrimination entre le rural et l'urbain : 40 % des effectifs du premier degré sont scolarisés dans les campagnes alors que la population rurale regroupe 70 % de la population totale. Mais, au fils de paysan, l'instituteur des villes qui n'accepte pas son exil, décrit un monde moderne, idéalisé par la nostalgie et la culture de coopération, qui est la négation même de tout ce que sait et croit l'enfant des campagnes. Tout le savoir, toute l'expérience qui fait qu'un homme est un homme à la campagne est nié, piétiné. L'enfant est venu entendre l'instituteur lui expliquer qu'il n'existe pas et lui proposer comme seule voie de salut son propre reniement et la trahison de sa classe. Il est vrai que l'école est l'occasion d'autres découvertes : extrait du village où le travail, le sexe, la parole et la propriété sont inscrits dans le temps à leur place précise, l'enfant apprend que l'argent, télescopant le temps social, peut donner tout de suite et à la fois, le travail, la propriété, le sexe et la parole.

     Plus il s'élève dans la scolarité et plus la pression se fait sur lui insistante de renier ses origines. Dès le début du secondaire, les rescapés du primaire rencontrent massivement la langue étrangère, langue de civilisation et de science, et l'enseignant français, dispensateur privilégié du savoir puisque le savoir est français. Réprimés dans leur origine de classe (paysans et ouvriers), réprimés dans leur langue, réprimés dans leur histoire et dans leur culture, ces parvenus de la connaissance sont expulsés par bataillons entiers du cercle des élus qu'ils n'auraient jamais dû franchir. Prêtant complaisamment les armes de sa langue, de sa culture, de son histoire, la coopération apporte à cette besogne un soutien décisif en appliquant avec un zèle morbide le couperet du niveau. Bientôt le but aura été atteint : les barrages, où veille la coopération, éliminant en masse les enfants des classes populaires, ne laisseront plus passer que les sectateurs des couches liées à 1'impérialisme et les zélateurs de sa culture. Ainsi, l'enseignement hérité de la colonisation, après quelques ratés à l'indépendance, retrouve, avec le soutien des anciens, tout son potentiel répressif.

     La politique des quatre principes est bien vidée de son contenu. On a vu le rôle de la coopération, principal instrument de la sélection, contre la généralisation et la démocratisation. La marocanisation, elle aussi, est gênée par l'opportune présence des coopérants qui dispense d'une formation accélérée et massive d'enseignants nationaux, coûteuse pour les finances publiques et incertaine politiquement. La coopération est concentrée dans le 2e cycle où son rôle est d'éliminer les « mauvais » élèves. Mais elle est forte également dans le premier cycle où, de plus en plus, elle va prendre la place d'enseignants marocains. Ainsi, dans la section la plus importante du secondaire moderne, les enseignants étrangers regroupent 87 % des professeurs de premier cycle, 94 % des répétiteurs, instituteurs bacheliers et 45 % des répétiteurs instituteurs non bacheliers. L'arabisation, liée à la marocanisation, se heurte aussi à cette forte présence d'étrangers qui non seulement ne peuvent enseigner en arabe mais, de plus, doivent recevoir, de l'amont des élèves formés en français et ne peuvent produire pour l'aval que des francophones. Quant à l'unification, sa réalisation est toute formelle : comme on l'a vu, c'est de l'intérieur que l'enseignement est investi par la coopération, cinquième colonne de la domination étrangère. Malgré sa faible importance numérique, il ne faut pas non plus négliger le rôle qualitatif de la Mission Universitaire et Culturelle Française : c'est le sommet du cursus honorum de l'aspirant en culture de coopération qu'il vient consommer là, à la source, le lieu où enfin entre soi, débarrassées de toute interférence triviale, élites nationales et étrangères communient dans le culte commun.

     Au nom du réalisme, d'étranges discours appelés plans tracent un avenir « inévitable » : « Hier étaient l'école, la culture, la langue de l'occupant. Demain ce sera l'école, la culture, la langue du peuple. Mais aujourd'hui il faut reconnaître la dure leçon des faits : il n'y a pas de maîtres nationaux, de manuels en arabe, d'enseignement scientifique ». Bureaux du Plan, étranges officines où s'écrit l'avenir et où toujours le passé est invoqué contre l'avenir. Logique simpliste évidente : l'école était française, l'école sera marocaine, donc l'école est française. C'est le rôle de la culture de coopération de faire en sorte que l'école nationale reste toujours dans l'avenir et que l'école étrangère soit toujours dans le présent.
_____________________
(*)   Par un groupe de coopérants progressistes.
              Retour au texte

(1)   F. OUALALOU : L'assistance étrangère face au développement économique du Maroc.
              Retour au texte
(2)   N. BOUDERBALA : Encadrement agricole et indépendance - BESM N° 110-111.
              Retour au texte
(3)   Plan Triennal 1965-1967.
              Retour au texte