pp. 59-60

karel kosik :
« la dialectique du concret »
(1)

Contribution à une Philosophie de la praxis

     Disons-le tout de suite : « la Dialectique du concret » est un livre remarquable. C'est une réflexion très poussée et très solide sur les problèmes que soulèvent les différentes méthodes pour connaître le réel et les systèmes philosophiques qu'elles sous-tendent. Dès les premières pages, l'intention de Kosik est révélée : dénoncer les derniers barrages que la philosophie idéaliste et les philosophies du pseudo-concret veulent dresser au matérialisme dialectique.

     Kosik commence par nous proposer une définition de la philosophie : « ...On peut définir la philosophie comme l'effort systématique et critique, qui tend à appréhender la chose elle-même, à dégager la structure des choses et à découvrir l'essence de la réalité. »

     II s'agit d'une philosophie de la praxis, philosophie dont le sujet est l'homme, non pas en tant que tête pensante qui conçoit la réalité de manière spéculative, mais l'homme en tant qu'être historique, situé et engagé, c'est-à-dire déterminé par ses conditions matérielles d'existence qui définissent les rapports qu'il entretient avec les autres hommes. Cette philosophie de la praxis implique une méthode d'analyse et de connaissance que Kosik appelle la dialectique du concret. En effet, la dialectique est la pensée critique qui a pour objectif d'abolir « l'apparente autonomie du monde du quotidien trafic immédiat » ; cette démarche est celle qui pousse le monde réel à se dévoiler sous le monde de l'apparence; ce qui permet au mouvement interne de la réalité d'émerger du mouvement purement apparent. Il s'agit pour la pensée dialectique de dénoncer en un premier temps, le monde du pseudo-concret — monde des idées et de l'apparence —; ensuite, découvrir le monde de la réalité concrète qui est par essence devenir. Car pour la dialectique, « il n'y a rien de définitif, d'absolu, de sacré; elle montre la caducité de toutes choses et en toutes choses, et rien n'existe pour elle que le processus ininterrompu du devenir et du transitoire ». (Friedrich Engels : « Ludwig Feuerbach »).

     Le devenir est celui de la vérité, celui de l'individu qui est appelé à participer à la création quotidienne de la réalité. La culture fait partie de cette réalité. Elle dépend de la création de chaque individu. En effet, souligne Kosik, « chaque individu doit se forger sa culture et vivre sa propre vie d'une manière personnelle et sans procuration possible » (p. 17) (2). Autrement, c'est l'aliénation. Or la reconnaissance, c'est-à-dire la reproduction intellectuelle et rationnelle de la réalité, n'est pas contemplation : « l'homme ne comprend la réalité que pour autant qu'il la façonne» (p. 19). La façonner veut dire agir sur elle.

L'illusoire et l'inauthentique

     L'aliénation prend plusieurs formes, et c'est dans le quotidien qu'elle évolue et se manifeste. Or c'est ce quotidien que l'homme est appelé à transformer, et non point le « fétichiser », c'est-à-dire se projeter dans le futur en anticipant ce qui n'est pas encore et en s'installant dans l'illusoire et l'inauthentique. Cette aliénation orchestrée par des moyens de plus en plus divers et séduisants se reflète dans la conscience de l'individu soit comme position acritique, soit comme sentiment de l'absurde. En fait, c'est ce que la philosophie idéaliste n'a cessé de provoquer. Ainsi, note Kosik « La terminologie de la philosophie existentialiste est une transcription idéaliste et romantique, c'est-à-dire dissimulatrice et dramatisante, des concepts révolutionnaires et matérialistes » (page 58). De même, pour une tendance moderne à la mode, comme le structuralisme qui n'aborde jamais la société que de l'extérieur « comme conditionnalité sociale ». Alors que pour le matérialisme dialectique, ce que Kosik appelle « totalité concrète », (c'est-à-dire un ensemble structuré en évolution et en création, qui est la réalité), est formé par la production sociale de l'homme, pour le structuralisme, cette totalité est saisie à travers l'interaction des structures qui possèdent, chacune, son autonomie. De ce fait, la réalité n'est pas vue sous l'angle d'un mouvement dialectique, tel que l'histoire le reproduit, mais sous forme de rapports entre les différentes structures. La réalité n'est pas saisie concrètement dans son authenticité et sa complexité : l'homme est absent de cette saisie; car, comme l'affirme Michel Foucault, dans « Les mots et les choses », « L'homme n'est pas le plus vieux problème, ni le plus constant qui se soit posé au savoir humain... L'homme est une invention dont l'archéologie de notre pensée montre aisément la date récente et peut-être la fin prochaine » (page 398).

L'art/L'économie

     C'est par rapport à la réalité que l'homme peut être défini, et cette réalité est celle-là même qui se retrouve dans ses conditions d'existence et ses rapports sociaux. La réalité, c'est ce qui englobe toute son activité : c'est aussi bien l'économie que l'art.

     Quelle place aura la culture dans la totalité concrète ?

     Telle est la question qui se trouve posée à partir de la démarche même qui vise à connaître la réalité et à la transformer.

     En effet, si nous évitons l'apparence et la spéculation, nous n'aboutirons pas à une séparation de la culture et de l'économie. Ainsi Kosik écrit page 82 :

     « La poésie n'est pas une réalité d'un ordre inférieur à celui de l'économie: c'est une réalité tout aussi humaine, même si elle est d'une espèce et d'une forme différentes, puisqu'elle correspond à des tâches et significations distinctes. L'économie n'engendre la poésie ni directement, ni indirectement, ni immédiatement, ni médiatement; c'est l'homme qui crée l'économie et la poésie comme produit de la praxis humaine ».

     Dans une conception capitaliste qui obéit, avant toute chose, à des impératifs de profit et d'intérêt, la création artistique se trouve séparée intentionnellement des hommes. Elle est placée au-dessus des hommes. Elle se trouve fétichisée. L'art se trouve en marge de la production des hommes, rejeté vers d'autres frontières. On attend de l'homme un travail machinal et laid.

     Dans la perspective dialectique, perspective nouvelle et humaine, il s'agit d'intégrer l'art — création de l'homme — au quotidien. La rupture voulue par la bourgeoisie et l'intérêt capitaliste vise une image mystifiée de l'homme créateur ; or la vérité de la conscience sociale, conscience créatrice, se trouve dans l'être social et ses rapports avec ses conditions de vie. Cette création, inhérente à l'existence de l'homme, est celle de la réalité : « II s'avère que l'homme est l'unique créature que nous connaissons à pouvoir créer la réalité. »

     Ainsi toute œuvre d'art est l'expression en même temps que la création de la réalité. L'œuvre d'art dévoile une réalité que l'homme connaît déjà, mais pas suffisamment. Elle exprime le monde dans la mesure où elle le crée. Dans l'œuvre d'art, la réalité parle et interroge l'homme. S'il ne s'y reconnaît pas, c'est qu'il est encore sous l'emprise d'une aliénation ou d'une mystification.

     Pour Kosik, l'homme dispose de deux moyens pour connaître la réalité humaine en tant que totalité: la philosophie et l'art. L'art est à la fois démystificateur et révolutionaire car il conduit l'homme à la vérité qu'il n'a pas pu dévoiler, comme la philosophie dévoile la vérité de l'histoire : l'humanité y est placée en face de sa réalité propre.

                                                                                                                tahar benjelloun

 


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(1)   Editions Maspéro. 1970. Col. Bibliothèque socialiste.
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(2)   II ne faut surtout pas voir ici une apologie de l'individualisme. Il ne s'agit pas de l'unité psychologique en  tant que valeur, mais il s'agit bien       
           
 plutôt de l'individu historique et social engagé dans le devenir de la vérité et la création de la réalité humaine. Il entretient avec la totalité       
            concrète un rapport dialectique  constant. L'aliénation est pertede ce lien. A partir du moment où la réalité se fait en dehors et en l'absence de      
            l'être historique et social, il y a détournement et mystification du devenir, et l'on aboutit à une fausse totalité, celle qu'on trouve fétichisée dans      
            le quotidien
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