abdellatif laâbi


intervention à la rencontre
des poètes arabes


(beyrouth 8-12 décembre 1970)

pp. 55-58


     Il ne m'est guère possible, dans cette courte intervention, de retracer ou de reconstituer mon itinéraire poétique. C'est une expérience qu'il m'est difficile de contracter en quelques instants. Car je n'ai jamais séparé mon travail de création littéraire du combat quotidien et multiforme qu'il m'a été donné de déployer sur plusieurs fronts.

     Somme toute, cet itinéraire nous est en grande partie commun en tant qu'intellectuels arabes, en tant que témoins engagés dans les épreuves passées et présentes de la nation arabe: l'agression coloniale, le sabotage de notre histoire, la douleur palestinienne, les fausses indépendances, les autocraties assujetties à l'impérialisme, les classes petites-bourgeoises militaro-bureaucratiques travestissant le socialisme, mais aussi le complexe de l'Occident, l'idéologie des élites, la répression du potentiel créateur des masses, la folklorisation de nos cultures nationales.

     Avec cependant cette différence qu'au Maghreb, le viol colonial a été plus ambitieux, plus extrémiste et souvent plus brutal. D'où un traumatisme plus violent, une désorganisation plus poussée de nos cultures, une aliénation plus approfondie de nos intellectuels et de nos cadres, mais en même temps et a posteriori, une connaissance plus clinique du phénomène colonial et néo-colonial, de ses fondements racistes et ethnocentristes, de ses rouages institutionnels et sociaux, une vigilance plus accrue vis-à-vis des variations de sa stratégie et de ses slogans comme ses appels à l'humanisme et à l'universalité.

     En ce sens, nous avions été plus près de tout le mouvement de « légitime défense », de contestation puis d'offensive combattante que les intellectuels militants africains et antillais ont développé, et ce depuis le déclenchement des luttes de libération nationale. L'œuvre d'un Aimé Césaire, d'un Frantz Fanon, et, plus récemment, les écrits d'un René Depestre (Haïti), d'un Mario de Andrade (Angola), d'un Cabral (Guinée dite portugaise), etc... correspondent rigoureusement à nos propres efforts de désaliénation et de restructuration, comme aux nécessités de notre lutte contre la domination culturelle et idéologique impérialiste et pour une culture authentique et révolutionnaire des masses laborieuses.

     Cette connaissance clinique, cette vigilance démystificatrice, ce combat acharné et hautement libérateur, ce seront certainement, à mon avis, et dans le cadre du processus de l'unification des efforts des travailleurs intellectuels arabes, quelques-uns des apports spécifiques des maghrébins à ce vaste mouvement de renaissance culturelle, idéologique et révolutionnaire que connaît notre grande nation, grâce aux luttes ininterrompues de nos peuples et à leur avant-garde, le peuple révolutionnaire de Palestine.

     Mais aujourd'hui, nos expériences, nos itinéraires poétiques convergent irrésistiblement vers des lignes de force communes, aboutissent tous à la même tranchée, sur la même ligne de front face aux ennemis de la nation arabe.

     Dès lors, ces expériences se fondent, comme en un chœur à plusieurs voix. Notre poésie, au-delà des spécificités nationales, retrempée dans le fer et dans le sang, se hisse progressivement au niveau du projet révolutionnaire de la nation arabe, l'assume dans sa totalité. C'est pour cela que la question de la poésie révolutionnaire, de la culture révolutionnaire, comme en témoignent nos œuvres, nos revues, nos débats, est plus que jamais à l'ordre du jour.

     J'ai voulu insister sur cet arrière-fonds culturel, idéologique et politique global, pour indiquer ce qui nous unit, du moins tel que j'ai pu le sentir à la lecture des œuvres d'une partie des poètes ici présents.

     Restent maintenant la voix de chacun de nous, son souffle particulier, le filtre de sa propre subjectivité, le niveau précis de sa propre objectivité, le degré de sa participation intellectuelle et physique à la lutte de nos peuples, sa sensibilité et sa pratique en somme.

     Restent aussi le corps de chacun, la tonalité de son cri.

     La population, la flore, la faune de ses rêves et de ses cauchemars.

     Restent ses yeux, la façon dont il articule l'inarticulé, dont il anime l'inanimé. Reste l'acuité de sa perception, de son odorat, de sa physiologie.

     Reste la douleur individuelle. Le silence de chacun. Parfois, son mutisme.

     J'allais oublier le rire, l'organisme, l'hérésie, et j'en passe.

     Reste le pourquoi de tel ou tel sens de l'architecture, du mouvement. Reste le pourquoi de telle ou telle figure de la légende, du mythe ou de la vie contemporaine, telle cité ou tel espace cosmique qui jaillissent du bouillonnement de l'histoire ou de l'actualité pour s'installer dans l'œuvre de l'un ou de l'autre poète, en devenir l'axe à partir duquel une symbolique s'orchestre, un peuple se reconnaît.

     En ce qui me concerne, il me paraît que tout ce que j'ai pu écrire a été un perpétuel mouvement entre deux pôles, en même temps que la tentative incessante de totalisation de ces deux pôles. Mais, dès que cette totalisation s'effectue, deux autres pôles remergent, à une échelle plus grande et plus violente, à quoi correspond un deuxième mouvement de totalisation, et ainsi de suite, mais toujours à un degré plus complexe, plus vaste, plus poignant. Ces deux pôles, je pourrais les désigner provisoirement par les termes de Mort et de Genèse. Il me semble ainsi que l'œuvre que je suis en train d'avancer, et qui n'en est qu'à ses débuts, pourrait se résumer dans ces deux formules : le Livre de la Mort et le Livre de la Genèse, le but étant de pouvoir parvenir à ce que j'appellerais « le livre Total ».

     Le mouvement de va-et-vient, le temps de la création, je le sens comme une dialectique nerveuse, onirique, haletante, multidimensionnelle. Chaque totalisation partielle est un moment privilégié d'éblouissement et de certitude. Mais un simple moment d'arrêt, vite relayé par un sentiment plus fort d'arrachement, un appel plus intense vers une totalisation supérieure. Mort-Genèse-Totalité. D'une totalité à l'autre.

     Cependant, ces mouvements n'évoluent jamais selon une gradation sereine, assurée, rectiligne dans son ascendance. J'ai l'impression, au contraire, de me mouvoir à l'intérieur d'un véritable tourbillon dialectique dans lequel je sens et je sais reconnaître les moments où s'opèrent les sauts qualitatifs.

     Cela n'a évidemment rien à voir avec le relativisme de la connaissance bourgeoise ou la notion métaphysique de la durée bergsonienne.

     II est évident aussi que ce processus se trouve aux antipodes de la poésie intimiste et lyrique qui privilégie les instants, ou la poésie thématique, discursive, logicienne dans le sens d'Aristote.

     Pour moi, n'est pas créatrice la poésie qui n'est point capable de déceler dans la mort les prémisses de la vie et dans la vitalité même la plus débordante, les symptômes de la sénescence et de la mort, qui ne domine pas par conséquent la dialectique concrète de la réalité sur laquelle elle prétend opérer et qu'elle prétend transfigurer ou transformer. Ces déformations de l'acte créateur poétique (on pourrait en citer d'autres) sont en fait des manifestations ou des résidus de la pensée bourgeoise qui a toujours séparé le rationnel du sensible et s'est trouvée, de ce fait, incapable de saisir le sens dynamique de l'histoire et des forces sociales qui l'avancent et la construisent.

     L'acte poétique est un acte totalisant.

     Il n'est pas méditation sur le réel ; un ensemble de moments, d'instantanés, de faits volés au réel. C'est un réel nouveau qui se construit à partir d'une destruction et en fonction d'un projet.

     Et cette reconstruction ne peut pas s'effectuer en dehors, au-dessus, à côté des réalités. Elle est au contraire un organe même de la réalité nouvelle en construction. Elle dépend impérieusement d'une plongée corps et âme dans le corps vivant du peuple. Elle dépend en fin de compte de l'option et de la pratique révolutionnaires. Aussi, la poésie aura pour tâche de redécouvrir, par ses moyens propres, la dialectique concrète de la pensée, de l'histoire et des forces sociales.

     Et la poésie est certainement une des activités créatrices les plus proches et les plus capables de cette saisie et de cette démarche. Ceci, elle l'a prouvé non seulement dans notre propre histoire, mais dans l'histoire des luttes de bien des peuples. Il n'y a qu'à voir l'affirmation de plus en plus nette de la poésie palestinienne de combat pour s'en convaincre.

     Je dois dire, en ce qui me concerne, que cette investigation est ma préoccupation fondamentale, l'axe à partir duquel se déterminent le mouvement et les directives de mon travail de création.

     Mais, loin d'être une option théorique préétablie, elle s'est révélée et s'est imposée à moi progressivement, au fur et à mesure que ma réflexion et ma création se liaient davantage à ma pratique militante.

     Sans la compréhension de ces exigences premières et essentielles, je ne vois pas comment expliquer la courbe de progression de mon travail.

     J'ai parlé de Mort et de Genèse. Je ne voudrais pas trop m'attarder à expliciter ce que j'entends par là. En tant que témoins, en tant qu'acteurs de notre réalité, nous savons tous ce qui meurt en nous et autour de nous, ce qui naît et croît en nous et autour de nous, bref, ce que nos peuples sont en train de condamner à mort et ce qu'ils sont en train de promouvoir à la vie, à cette genèse, dont le fruit à l'avant-goût extraordinaire sera l'homme arabe nouveau, maître et acteur de son histoire.

     J'ai indiqué la nature du mouvement, laissant pour des développements ultérieurs la précision de sa matérialisation en symboles, structures, prévisions, mots d'ordre.

     Je voudrais plutôt cerner davantage le fonctionnement de ce mouvement s'agissant de phénomènes plus rarement décrits par nous autres poètes, mais qui me semblent essentiels pour une saisie plus directe de la spécificité de la création poétique elle-même.

     La naissance d'un poème est d'abord pour moi le moment d'étourdissement qui suit une collision. Une collision brutale, avec coups et blessures, sang, sécrétions, cri, courses, piétinements, mais aussi étincelles, visions chevauchant l'espace-temps. En ce sens, la poésie est primordialement une extraordinaire libération d'énergie. C'est un acte de fission intellectuel et organique qui dilate et prolonge les facultés vers une saisie monumentale du réel dans son mouvement illimité.

     Elle est ainsi, et défiant la menace mortelle pesant sur elle, la proclamation de la suprématie de la vie, la démonstration de l'indestructibilité de l'incroyable potentiel énergétique de l'homme.

     Après la collision, la fission, la libération de l'espace de la vie, de la création, c'est le grondement même de cette vie qui s'élève, se ramasse, s'épaissit, se propulse, essayant toutes les issues possibles, tentant de défoncer le corps et le cerveau à la recherche de son cours normal, l'issue vers le dialogue et la communication hautement humains. Le corps devient alors comme un épicentre, un cratère, qui communique à toutes les facultés, y compris celle qui exécute le poème, ses secousses répétées, qui répand sur la page blanche ses coulées volcaniques.

     Mais le corps, à ce moment-là, n'est plus l'organisme chétif et rétréci du poète-exécutant. La fission qui s'est opérée en a fait une centrale branchée sur les douleurs et les espoirs partagés, un corps et un intellectuel collectifs, broyant sur son passage l'inertie et la mort et déblayant l'espace d'une nouvelle genèse.

     La poésie est ainsi à la fois un acte de suprême hérésie et, en même temps, un facteur d'accélération du futur.

     Un acte d'hérésie, parce qu'elle est destructrice grâce à sa force de fission de tout ce qui prolonge la mort: ses schémas caducs de la connaissance, de la morale, de l'amour, de la langue. Ses échafaudages de l'aliénation et de l'exploitation de l'homme.

     Un facteur d'accélération du futur, en ce sens qu'en contribuant à rendre insupportable l'inhumain, en démontant ses mécanismes, elle donne l'avant-goût irrésistible du vivable, de la création libre de la vie. C'est en ce sens qu'elle est un des termes (et non des moindres) du défi que l'homme oppose aux forces aveugles de destruction, ainsi que du combat de l'humanité dominée et exploitée pour la réalisation de l'homme total.

     C'est pour cela que je terminerai mon intervention sur une prévision et sur un appel.

     J'imagine l'avenir où notre planète regorgerait de milliards d'hommes ayant retrouvé enfin leur fonction de créateurs, leurs fonctions de poètes. Des milliards d'hommes s'éloignant du cauchemar de l'exploitation, de l'aliénation, de la déculturation, de la sous-alimentation, de l'esclavage enfin.

     L'homme rendu à sa mission de bâtisseur et d'explorateur, l'homme à la conquête de sa totalité.

     Debout, en ce siècle de Barbarie, j'imagine cette grande humanité travailleuse et missionnaire.

     Je me retourne et voilà que je la vois déjà, en ce siècle de luttes décisives, avançant dans les rizières bombardées, dans les maquis douloureux au nom du Combattant héroïque, dans la rocaille et les monts de notre Palestine, dans les rues de Harlem, dans les jungles et steppes d'Afrique, mais aussi dans les artères de Casablanca, du Caire et de Beyrouth. Je vois déjà la grande marche de cette humanité en train d'accomplir l'acte poétique par excellence.

     Mais, chaque fois qu'un de ces hommes tombe sous les balles de l'ennemi, chaque fois qu'un de ces hommes succombe dans sa cellule sous la torture, c'est aussi un poète qui meurt.

     La poésie est aujourd'hui au cœur de la tragédie de l'homme et de son immense espoir.

     Sachons-le tout de suite: tant que notre espèce se défendra contre le chantage nucléaire, contre la menace de robotisation, contre le massacre organisé de hauts cerveaux électroniques et dont les peuples exploités et combattants sont les quotidiennes et innombrables victimes, la poésie, la parole humaines survivront.

     Le fusil du guérillero vietnamien, angolais, arabe, est aujourd'hui le symbole du défi que l'homme oppose aux tentatives d'anéantissement de sa mission sur terre.

     Sachons-le tout de suite: tant que ce fusil sera haut levé, la flamme rouge de l'homme total ne fera que grandir et s'affirmer.

     Sachons-le tout de suite: ce fusil est aussi le seul garant de la poésie humaine, de la parole de l'homme.

     C'est dire combien notre destin de poètes est lié aux causes et à la lutte des peuples révolutionnaires.

     La révolution défend et sauvegarde la poésie.

 

     Sans la révolution, sans le triomphe de la révolution, la poésie mourra, la parole humaine s'éteindra.

     Une poésie qui n'épouse pas la cause révolutionnaire des peuples combattants est fondamentalement une opération de suicide. Non seulement elle creuse sa propre tombe, mais elle contribue, objectivement, aux côtés des forces impérialistes de destruction, à la répression, puis à l'exécution de la parole, du souffle humains.

     La poésie qui n'est pas partie prenante de cette cause qui ne se porte pas sur les premières lignes du front de bataille, est une opération de sape de la longue marche de l'homme vers un accomplissement total.

     Je pense qu'aujourd'hui, la poésie arabe a toutes les chances d'être au niveau de ces exigences. Elle regorge depuis des années d'appels à une plus grande vie Elle a delà produit des œuvres où nous nous reconnaissons et où nous reconnaissons le mouvement spécifique et la direction qui animent l'histoire de notre nation.

     Il nous reste peut-être, en tant que poètes arabes, à compter davantage sur nos propres forces, à perdre l'habitude de nous tourner vers l'Occident pour chercher dans son regard un quelconque jugement ou une quelconque approbation. Il nous reste peut- être à joindre la parole à l'acte avec moins de tapage et plus d'humilité.

     Je ne finirai pas sans exprimer une douloureuse constatation : l'absence parmi nous de Mahmud Darwich, Samih Al Qassim, Tawfiq Az-Zayad et Fadwa Touqan. Cette absence est la manifestation matérielle et aiguë de l'agression culturelle et politique que subissent nos peuples, mais je la ressens aussi comme un symbole, comme une indication qui devrait nous guider en permanence dans la définition des véritables ennemis de la vie et du soleil, les industriels de la mort, mais aussi dans la précision des voies de la lutte, de la création, de cette genèse proche de l'homme arabe nouveau.
                                                                                                   Rabat, novembre 1970.
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NOS PROCHAINS SOMMAIRES :

                                                                            SOUFFLES N° 22
                                                                            • coopération et impérialisme
                                                                            • présence culturelle impérialiste au Maroc
                                                                            • culture et action révolutionnaire

                                                                            SOUFFLES N° 23
                                                                            Dossier : le problème agraire au Maroc

                                                                            SOUFFLES N° 24
                                                                            Palestine-Vietnam : un seul combat

                                        ainsi que nos rubriques permanentes : Luttes ouvrières, Action idéologique, Nation arabe,
                                        Souffles-Arts, Souffles-Littéraires, Bibliothèque-Souffles.


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