pp. 32-34

la révolution culturelle

à l'université de Pékin
                                                              Nous donnons ici quelques extraits d'une étude intitulée « Révolution Culturelle à l'Université de                                                         Pékin », qui montre que la Révolution Culturelle de 1966 est tout le contraire d'une explosion                                                         préfabriquée, mais l'aboutissement d'une longue lutte de classes au sein même du pouvoir populaire                                                         chinois.
________________________________________________________________________


LES PREMISSES


     « Le système d'enseignement tendait à pousser les étudiants à se concurrencer pour occuper des positions privilégiées. Les valeurs morales et les modes de pensées étaient contraints d'évoluer : un étudiant devant moins penser à la révolution qu'à sa carrière. Il devait abandonner les critères égalitaristes pour adopter des critères élitistes. La tendance des premières années à s'engager dans les travaux les plus difficiles pour bâtir une société moderne dans le vaste arrière-pays chinois cédait la place à un désir tacite d'acquérir la sécurité et le prestige d'un futur notable.

     Dans ce cadre hautement universitaire, les étudiants qui venaient de la campagne se trouvaient à peu près dans la position des étudiants noirs du Sud des Etats-Unis qui avaient accédé aux universités « d'élite » de l'Eastern Ivy Ligue : ils se sentaient intimidés, « intellectuellement inférieurs », arriérés sur le plan culturel. Leur expérience scolaire dut être fertile en humiliations dans la mesure même où il leur était impossible de rivaliser sur un plan d'égalité avec les étudiants bourgeois qui, de par leur position de classe, bénéficiaient d'avantages évidents dans le domaine intellectuel et culturel. Néanmoins, les professeurs « s'impatientaient et attaquaient la stupidité des étudiants les plus lents », qu'ils considéraient comme « un obstacle à la qualité universitaire ». Bon nombre de ces étudiants furent bientôt renvoyés ou vivement poussés à se retirer.

     Un d'entre eux, Juang Chi-kuang, écrivit plus tard le récit de son expérience à l'université de Wuhan. Son histoire est révélatrice de la complexité de la situation et permet de voir de l'intérieur les problèmes inhérents à la révolution de l'éducation opérée en Chine.

     Juang rejoignit la 8e armée de route en 1948. En 1951, il se rendit en Corée pour combattre avec l'Armée des volontaires du peuple ; en 1955, il fut nommé à un poste gouvernemental mineur, à la campagne. Il dit lui-même qu'à cette époque : « Mon niveau culturel était très bas ; aussi le Parti m'envoya-t-il à l'école des cadres culturels. » En 1959, Juang fut nommé au département de philosophie de l'université de Wuhan, où il devint secrétaire de son comité d'amphi. A l'époque du Grand Bond en avant, il participa à la rédaction de manuels de philosophie « qui appliquaient la ligne de masse aux problèmes de l'éducation ».

     « Li Ta, Chu Shao-t'ien et Ho Ting-hua (membres de l'administration) se faufilèrent dans le Parti pour tirer profit de la situation et s'emparer de la direction de l'université de Wuhan. Ils terrassèrent la gauche révolutionnaire, poussèrent à l'avant-scène des spécialistes et des « professeurs » bourgeois. Ils braillèrent très fort que dans le passé « il y avait eu trop de révolution et que l'enseignement avait été placé dans une position passive », ce qui avait eu pour résultat que l'Université n'avait rien d'une université... En ma qualité de cadre révolutionnaire, je ne pouvais vaciller devant l'attaque de la bourgeoisie... Aussi entraînai-je les camarades de toute ma classe à participer consciencieusement à divers travaux manuels dans l'enceinte de l'Université, tels que la collecte d'engrais naturels et de légumes. Le but de ce travail était de cultiver l'habitude du travail manuel accompli dans l'enthousiasme, de renforcer un style de vie simple, consacré à travailler durement »...

     En réponse à l'insistance constamment renouvelée qui fut mise, à l'université de Wuhan, sur l'élévation du niveau universitaire, Juang écrit :

     « Li Ta et consorts — seigneurs bourgeois qui s'étaient retranchés dans l'université de Wuhan — considéraient les étudiants et les cadres ouvriers et paysans qui persistaient dans la voie révolutionnaire comme le plus grand obstacle à la mise en œuvre de la ligne bourgeoise et révisionniste dans le domaine de l'éducation. Ils me tenaient pour un « mauvais » étudiant, difficile à manier. Par toutes sortes de biais, ils utilisèrent, pour me persécuter, le vieux système d'enseignement — la plus sinistre des tactiques. Lorsque fut mis en pratique le principe du « moins mais de meilleure qualité », le département de Philosophie n'en persista pas moins à mettre en œuvre la politique des « connaissances larges et étendues ». La bande noire de Li Ta se vantait de faire de la philosophie une science générale ; aussi organisa-t-on dans le département de Philosophie des cours de mathématiques, de chimie, de biologie, d'esthétique, de langues mortes, aussi bien que d'histoire de la philosophie chinoise, d'histoire des philosophies étrangères, d'histoire de la Chine moderne, d'histoire internationale contemporaine, de psychologie et de logique — soit plus de vingt cours au total...

     Ces cours étaient pleins de choses anciennes et étrangères, féodales, capitalistes et révisionnistes. Ils cherchèrent partout un grand nombre de « spécialistes bourgeois » pour les inviter à faire, à l'Université, des « conférences » où ils répandaient leur poison. Les œuvres du président Mao étaient considérées comme des livres de « référence ». »

     Juang trouva cette évolution intolérable :

     « Tout d'abord, je demandai que ces cours, qui amenaient celui qui les suivait à se couper de la lutte des classes, fussent suspendus. Mais je me heurtai à un refus... Je sentais profondément que, si les choses continuaient à suivre ce cours, non seulement je ne pourrais pas dominer la pensée de Mao Tsé-toung, mais encore ma volonté révolutionnaire serait sapée et ma conscience révolutionnaire corrompue. Je compris qu'une telle université ne pouvait être un creuset de révolutionnaires... Je compris que je ne pouvais pas y demeurer plus longtemps. »

     En 1964, Juang décida de demander l'autorisation de quitter l'Université. Il se rendit chez Ho Ting-hua pour lui faire part de sa décision. « II accueillit évidemment avec faveur l'idée qu'un étudiant aussi stupide que moi allait quitter l'Université. »...

     En 1965, le système d'enseignement de la Chine avait à peu près l'allure suivante : au sommet, toutes les écoles d'élite, destinées à préparer les étudiants à l'Université. Leurs élèves étaient voués à devenir, dans l'avenir, les savants, les dirigeants et les cadres techniques de la Chine. Au niveau inférieur, on trouvait l'ensemble des écoles à plein temps, destinées à former les techniciens moyens, les ingénieurs et les professeurs, dont la plupart trouveraient des postes à la campagne. Tout en bas, venaient les écoles à mi-temps, destinées à doter d'un minimum d'éducation la classe ouvrière et paysanne de la Chine de demain ; elles avaient aussi pour tâche de former les techniciens et les ingénieurs de basse catégorie qui dirigeraient les projets de modernisation des campagnes.

     C'est cette hiérarchie et, tout particulièrement, son élite, qui allait être attaquée par les Gardes rouges pendant la Révolution culturelle...

     Au cours de la période de 1962 à 1965, le problème de la succession de la première génération de révolutionnaires socialistes commença à se poser de façon aiguë dans toute la Chine. En 1964, Mao Tsé-toung proposa les pensées suivantes sur la question : deux ans et demi plus tard, elles allaient se retrouver dans la poche de presque tous les Chinois :

     « A partir des changements survenus en Union soviétique, les prophètes impérialistes placent leurs espoirs « d'évolution pacifique » sur la troisième ou quatrième génération du Parti chinois. Nous devons faire voler en éclats ces prophéties impérialistes. Depuis les organismes dirigeants les plus hauts placés jusqu'aux racines de notre Parti, partout, nous devons porter une attention constante à la formation et au développement des continuateurs de la cause révolutionnaire...

     « Ils doivent être des révolutionnaires qui servent de tout cœur l'écrasante majorité du peuple de Chine et du monde entier et doivent différer du Khrouchtchev qui sert à la fois les intérêts de la poignée de membres de la couche bourgeoise privilégiée de son pays et ceux de la réaction et de l'impérialisme mondiaux. « Ils doivent être des hommes d'Etat prolétariens, capables de s'unir et de travailler avec l'écrasante majorité. Ils ne doivent pas seulement s'unir avec ceux qui sont d'accord avec eux mais ils doivent être capables, aussi, de s'unir avec ceux qui sont en désaccord et même avec ceux qui se sont autrefois opposés à eux et dont la pratique a montré l'erreur. Mais ils doivent être particulièrement vigilants à l'égard des carriéristes et des conspirateurs comme Khrouchtchev pour empêcher que de tels éléments corrompus n'usurpent la direction du Parti et de l'Etat, à quelque niveau que ce soit.

     « Les héritiers de la grande cause révolutionnaire du prolétariat surgissent des luttes de masse et sont trempés dans les grandes tempêtes de la révolution. Il est essentiel d'éprouver et de juger les cadres et de former les héritiers dans la longue marche de la lutte des masses. »

L'EXPLOSION

     Elle est connue, et fait désormais partie de l'Histoire. Rappelons-en, simplement, le point crucial :

     « Pour se rendre pleinement compte des forces qui ont provoqué ces changements, il est nécessaire de revenir en arrière, à la fin du printemps et au début de l'été 1966. C'est à cette époque qu'apparurent les Gardes rouges des écoles secondaires, qui allaient devenir une des forces révolutionnaires les plus puissantes. Les premières Gardes rouges furent organisées à l'école secondaire rattachée à l'université Tsinghua de Pékin. Voici comment ces Gardes rouges se sont décrites elles-mêmes dans une interview accordée à des journalistes japonais qui visitèrent leur école le 10 octobre 1966.

     « Nous créâmes notre organisation le 29 mai et la baptisâmes Garde rouge. Depuis la Libération, cette école avait toujours été sous le contrôle des bourgeois et, pour cette raison, même lorsque nous essayions d'étudier la pensée de Mao Tsé-toung et d'entreprendre la Grande Révolution culturelle, main dans la main avec des ouvriers, des paysans et des soldats, nous en étions empêchés par le proviseur Wang Pang-ju, qui détenait le pouvoir. Cette situation finit par nous faire exploser de colère et nous avons alors créé notre organisation qui est formée de volontaires. Elle comprenait environ quarante membres... Aujourd'hui 265 des 1.300 élèves de l'école en sont membres. »

     Les auteurs de « Comment tout a commencé » affirment que ces rebelles des écoles secondaires se mirent à rédiger des affiches en gros caractères pour critiquer l'équipe de travail après l'incident du 18 juin à Peita. Fin juillet, certains de ces élèves envoyèrent deux de leurs affiches critiques à Mao Tsé-toung qui répondit immédiatement :

     « J'ai reçu les deux affiches en gros caractères que vous m'avez expédiées le 28 juillet, ainsi que la lettre que vous m'avez fait parvenir avec la demande à laquelle je réponds aujourd'hui.

     « Vos deux affiches en gros caractères, écrites respectivement le 24 juin et le 4 juillet, expriment l'indignation et contiennent des dénonciations contre la classe des seigneurs fonciers, la bourgeoisie, l'impérialisme et le révisionnisme aussi bien que contre leurs chacals qui exploitent et contrent les ouvriers, les paysans, les intellectuels révolutionnaires ainsi que les groupes et partis révolutionnaires. Vous montrez que cette rébellion contre les réactionnaires est justifiée.

     « Je vous assure ici de mon soutien enthousiaste...

     « Je dois déclarer ici que mes compagnons d'armes révolutionnaires et moi-même adoptons la même attitude révolutionnaire : tous ceux qui, à Pékin ou dans toute autre partie du pays, au cours de la Révolution culturelle, adoptent la même attitude que vous doivent recevoir notre soutien enthousiaste...

     « En outre, tout en vous apportant notre soutien, nous vous demandons de diriger votre attention sur le problème de l'unité avec tous ceux avec lesquels on peut s'unir. En ce qui concerne ceux qui ont fait de lourdes erreurs, il faut, après les leur avoir indiquées, leur donner une chance de travailler, de corriger leurs erreurs et de prendre un nouveau départ dans la vie.

     « Marx a dit que le prolétariat ne doit pas se libérer seul, qu'il doit libérer toute l'humanité. S'il est incapable de libérer l'humanité tout entière, le prolétariat ne pourra pas parvenir non plus à sa propre libération finale. Je vous conjure, camarades, de prêter grande attention à cette vérité. » (Mao Tsé-toung. 1er Août 1966).

                                    (in « Les Temps Modernes », N° d'août-septembre 1970.  Article de Victor Née et Don Layman).