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                                                                                   pour un enseignement du peuple

pp. 22-24

    Depuis quelques années, les problèmes de l'enseignement constituent le centre d'un débat politique permanent à l'échelle du monde entier. C'est une vérité historique que les crises des systèmes d'enseignement ont toujours été liées aux crises sociales et politiques. Dans des périodes de mutation profonde, de contestation violente, la structure adoptée jusque-là apparaissant à nu, ne pouvant plus cacher ses véritables objectifs, se fait jour une volonté de changement.

    Ainsi, l'examen des conditions historiques nous explique mieux l'évolution de l'éducation officielle que l'étude comparative des idées pédagogiques, car les choix, ici, correspondent fondamentalement à l'idéologie tournée dans le sens du pouvoir. A cet égard, la citation suivante de Durkheim est doublement significative: « l'homme que l'éducation doit réaliser en nous est l'homme tel que la société le veut et elle le veut tel que le réclame son économie intérieure ».

    Au Maroc comme ailleurs, c'est cette vérité qui inspire les politiques éducatives des gouvernements. Il serait naïf d'y voir un intéressement idéaliste; l'Etat songe moins à l'égalitarisme qu'aux nécessités de son économie. La structure de l'enseignement de ce fait est adaptée en vue de maintenir les disparités sociales existantes.

    Ainsi donc, l'enseignement bourgeois n'est ni plus ni moins une répression de classe, un réflexe d'auto-défense. Dans les pays impérialistes, on voit même l'Université dépasser ce cadre restreint de la lutte de classes pour se mettre au service des fonctions belliqueuses de l'Etat bourgeois : recherches financées par l'armée, armes nouvelles, organisation scientifique du renseignement, étude de stratégie, etc... (se rapporter à l'article « L'Université au service de l'impérialisme »).

    Il serait vain de croire que les réformes successives apportées dans ce domaine par des gouvernements anti-populaires en Europe, en Asie, en Afrique ou ailleurs, soient guidées par un souci de réajustement ou de nivellement social quelconque. En réalité, seuls les bouleversements, les transformations au sein de la classe dirigeante et les exigences nouvelles de celle-ci motivent les retouches périodiques que ces gouvernements apportent à leur politique éducative. Cela est particulièrement évident en France et en R.F.A. par exemple, où les données nouvelles du Marché Commun amènent le patronat à agir directement et arbitrairement sur l'orientation des élèves et étudiants afin de satisfaire aux besoins nouveaux de l'entreprise européenne en technocrates de diverses catégories et en cadres subalternes.

    De son côté, sur les cinq continents, la jeunesse estudiantine fait montre de plus en plus de sa détermination à défendre ses acquis et ses droits; intellectuels et enseignants sont soucieux du développement culturel de la nation et de l'autochtonisation des cadres. Les masses rurales et urbaines dont la paupérisation ne cesse de s'accentuer sont unanimes à placer le droit à l'enseignement de leurs enfants avant leur propre droit au pain. Au Maghreb, les luttes de mars 1965 à Casablanca, de l'année 1968 à Tunis, autant que celles de ces deux dernières années dans les trois pays, témoignent de l'importance de l'enjeu.

    La divergence éclate à propos de la définition du but de l'enseignement. Pour les masses, le but de l'enseignement est d'assurer aux aptitudes de chacun tout le développement dont elles sont susceptibles. Le but est culturel et démocratique. Pour les classes dirigeantes, le but de l'enseignement est de reproduire et de perpétuer l'inégalité sociale ainsi que d'assurer à leur pouvoir la main-d'œuvre de divers genres et de divers degrés de culture dont il a besoin (manœuvres et ouvriers spécialisés, employés qualifiés, dirigeants moyens ou subalternes) ; le but est utilitaire et technocratique.

    Que l'effectif de la future « élite » se rétrécisse avec les années de scolarité n'est pas pris comme un signal d'alarme mais comme un fait fatal et naturel. En position de force, elle refuse d'admettre un principe élémentaire de la démocratie à savoir que l'émergence des meilleurs repose sur la promotion de tous. A les bien comprendre, une divulgation large de la culture est grosse de risques sociaux et économiques. Pour les mêmes raisons, on entend noyer une discipline fondamentale comme l'histoire dans un enseignement dit de « culture générale » ou d' « étude du monde contemporain » parce que l'histoire est jugée socialement dangereuse.

    Alors on se cache derrière des formules démagogiques telles que « démocratisation », « popularisation de la culture », pour mettre en application des orientations destinées non pas à élever de façon continue le niveau culturel de l'ensemble de la nation, mais surtout à éloigner du peuple les plus doués de ses fils par l'introduction de concepts « élitistes » ou « carriéristes ». Il est malheureux de constater que ce pourrissement des cadres — à qui on ne peut pas reprocher une origine bourgeoise, mais qui sont devenus prisonniers de ces concepts — ait atteint aujourd'hui la quasi-totalité des états ouvriers d'Europe.

    Il est clair pour nous que le but hypocritement poursuivi par ces différentes formes de répression de la culture ou de corruption du peuple — par la création de conditions favorables à l'ascension sociale réservée à un nombre infime — est précisément, comme récrivait Henri Wallon, « ce malthusianisme intellectuel propre aux régimes fondés sur la compétition, la concurrence, le profit et l'exploitation des uns par les autres ».

    En effet, comment peut-on se permettre de parler de la mise en valeur des aptitudes individuelles en vue d'une utilisation plus rationnelle des compétences de chacun, sans poser le problème de l'équité de toutes les tâches sociales ? Or, l'organisation de l'enseignement bourgeois — quelle que soit sa latitude géographique — entretient le préjugé antique d'une hiérarchie entre les tâches et les travailleurs. Le travail manuel, l'intelligence pratique sont considérés comme de médiocre valeur. L'équité exige au contraire la reconnaissance de l'égale dignité de toutes les tâches sociales, de la haute valeur matérielle et morale des activités manuelles, de l'intelligence pratique, de l'apport technique. Ce reclassement des valeurs réelles est indispensable dans une société démocratique dont le progrès et la vie même sont subordonnés à l'exacte utilisation des compétences.

    Or, tout cela ne peut se réaliser dans un pays capitaliste. Car il s'agit avant tout de la négation de tout le système des valeurs bourgeoises, d'une remise en cause profonde de toutes les conceptions bourgeoises sur l'enseignement, de l'irradiation complète de toute forme d'exploitation de l'homme par l'homme.

    C'est là qu'apparaît dans toute sa dimension l'importance du travail accompli par les peuples chinois et albanais qui arrivent aujourd'hui à marier harmonieusement la main et le cerveau au service du peuple et de la nation. Plus qu'une simple complémentarité, ce dont il s'agit ici c'est d'une intégration profonde entre la science et le travail, l'université et l'usine, d'une fusion intime entre la théorie et la pratique, la recherche et la production. C'est là toute l'essence de la Révolution culturelle prolétarienne : faire de chaque étudiant un ouvrier et de chaque ouvrier un étudiant. Ainsi seulement peut être véritablement mis en valeur le génie créateur des masses populaires. Tout le secret de « l'ingéniosité asiatique », toute la force de la technologie chinoise résident dans ce principe que déjà en 1871, entrevoyait la Commune de Paris :

    « Il faut — écrivait H. Bellenger dans le Vengeur du 8 avrilque l'éducation soit professionnelle et intégrale. Il faut que les jeunes générations nées et à naître soient, à mesure de leur éclosion, intelligemment guidées dans leur voie, qui est le travail. II faut que les hommes dès 1880 sachent produire d'abord, parler et écrire ensuite. II faut que, dès son jeune âge, l'enfant passe alternativement de l'école à l'atelier, afin qu'il puisse, de bonne heure, gagner sa vie, en même temps qu'il développera son esprit par l'étude et la pensée.

    Il faut qu'un manieur d'outil puisse écrire un livre (...) sans pour cela se croire obligé d'abandonner l'étau ou rétabli. Il faut que l'artisan se délasse de son travail journalier par la culture des arts, des lettres ou des sciences, sans cesser pour cela d'être un producteur (...) » (1).

    Avoir réussi à faire de chaque fils de la nation un chercheur en puissance, c'est là la plus brillante réussite en matière d'éducation à l'actif des républiques populaires de Chine et d'Albanie.

    « Mais ce qu'il nous faut, ce ne sont pas des chefs, des ingénieurs et des techniciens quelconques. Il nous faut des chefs, des ingénieurs et des techniciens, tels qu'ils soient capables de comprendre la politique de la classe ouvrière de notre pays, capables de s'assimiler cette politique et prêts à la réaliser en conscience. Qu'est-ce que cela signifie? Cela signifie que notre pays est entré dans une phase de développement, où la classe ouvrière doit former ses propres intellectuels techniciens de la production, capables de défendre dans la production les intérêts de la classe ouvrière comme intérêts de la classe dominante.

    Aucune classe dominante n'a pu se passer de ses propres intellectuels. Il n'y a aucune raison de mettre en doute le fait que la classe ouvrière de l'U.R.S.S-, elle non plus, ne peut se passer de ses propres intellectuels techniciens de la production.

    Le pouvoir des Soviets a tenu compte de cette circonstance, et il a ouvert aux hommes de la classe ouvrière les portes des écoles supérieures, pour toutes les branches de l'économie nationale. Vous savez que des dizaines de milliers de jeunes ouvriers et paysans étudient maintenant dans les écoles supérieures. Si autrefois, sous le capitalisme, les écoles supérieures étaient le monopole des fils à papa, maintenant, sous le régime soviétique, c'est la jeunesse ouvrière et paysanne qui y constitue la force dominante. Il est hors de doute que nos établissements scolaires nous donneront bientôt des milliers de nouveaux techniciens et ingénieurs, de nouveaux chefs de notre industrie » (2).

    Lutter pour empêcher la concentration de la science entre les mains d'une poignée de « maîtres » et de « professeurs savants » se retranchant derrière le paravent d'un sacro-saint critère de qualité des élèves, afin de ne transmettre leurs connaissances que suivant leur bon gré et aux élèves de leur choix, c'est lutter pour que les masses contrôlent la science (et non l'inverse), c'est en définitive donner à la lutte des classes un souffle nouveau permettant de mettre fin aux derniers vestiges de l'emprise bourgeoise sur la culture.

    L'héroïque peuple vietnamien, qui lutte depuis des années contre l'impérialisme, nous offre un autre exemple formidable de l'éducation de tout un peuple par le travail. Malgré les bombes de l'agresseur yankee, l'enseignement y suit son cours normalement, sereinement, au même rythme que la production, sans fléchir, sans laisser apparaître le moindre signe de lassitude. Jusqu'aux valeureux soldats de la R.D.V.N. et des maquis sud-vietnamiens auxquels l'agression sauvage ne laisse aucun répit et qui, pourtant, trouvent quotidiennement le temps de se consacrer à leur formation de soldat-producteur. Cette dialectique soldat-étudiant et étudiant-soldat trouve sa consécration dans l'héroïque résistance du peuple sud-vietnamien face à toutes les tentatives de déculturation mises en jeu par les impérialistes US. La culture et la langue vietnamiennes n'ont jamais eu d'heures plus riches que celles que nous vivons. Ces dernières années, la production littéraire vietnamienne s'est accrue considérablement et l'apport scientifique des chercheurs nord-vietnamiens s'est révélé d'une très haute tenue internationale.

    Cuba, enfin, île libre des Caraïbes, vers laquelle se tournent de préférence beaucoup d'intellectuels, parce qu'à tort l'austérité de la révolution chinoise les effraie, présente aujourd'hui le visage rayonnant d'un centre de création et de diffusion internationale de la culture révolutionnaire.

    Deux lignes représentant des intérêts opposés s'affrontent donc à l'échelle du monde et de la nation d'une part, la ligne populaire progressiste pour un enseignement démocratique en tant que partie d'une politique d'ensemble conforme à l'intérêt national, à celui de la classe ouvrière, de la paysannerie pauvre et de la jeunesse. D'autre part, l'orientation des gouvernements bourgeois conservateurs qui, sous l'aspect publicitaire de lutte pour l'avenir et pour la jeunesse, sacrifient tout à la défense du système économique des monopoles et des privilèges.

    Ce n'est pas là une orientation qui puisse convenir à cette grande ouvrière de civilisation qu'est l'Université, depuis si longtemps trempée dans la lutte contre l'obscurantisme.

    C'est notre devoir à tous aujourd'hui de combattre cette politique afin que la jeunesse, la culture, le génie populaire et l'intelligence créatrice, aujourd'hui sacrifiés, entrent dans leurs droits.

    Les documents qui suivent ont donc pour buts :
— d'aiguiser la vigilance vis-à-vis des mystifications entretenues encore par l'idéologie bourgeoise dans ce domaine
— de montrer par l'exemple des réalisations des masses laborieuses souveraines et combattantes que l'espoir d'un enseignement du peuple n'est pas une utopie.

                                                                                                   abdelkrim dhofari


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(1)   Extrait de « Paris libre 1871 » de Jacques Rougerie. Editions du Seuil. 1971.
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(2)   J. Staline. In « Les questions du Léninisme » (Nouvelle situation, nouvelles tâches de rectification économique), p. 360.
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