afrique, un seul et même combat

                 document

pp. 66-69


                                                                   Israël :

                                                                  mission

                                                           impérialiste

                                                             en afrique


     L'Africa Research Group (ARG), auteur de cette étude, est une organisation qui se consacre aux recherches économiques sur le continent africain. De nombreux travaux de ce groupe ont été publiés aux Etats-Unis et ailleurs.
     Ce document, dont nous reproduisons ici l'essentiel (et qui a été publié en décembre 1969 dans une grande revue du Tiers-Monde) trouve naturellement sa place dans ce numéro consacré à la lutte anti-colonialiste et anti-impérialiste en Afrique.
     A travers la révélation du rôle qu'Israël joue dans le cadre de la stratégie impérialiste en Afrique, c'est la complémentarité indissoluble de la révolution arabe et de la révolution africaine qui se trouve encore une fois soulignée et renforcée.


     Les services qu'Israël rend à l'impérialisme ne se limitent pas au Moyen-Orient. Pendant plus de dix ans, Israël a joué en Afrique un rôle relativement invisible, mais stratégiquement important, au service de l'Empire du « Monde Libre », organisé par les Etats-Unis.

     L'impérialisme américain utilise les institutions israéliennes diplomatiques, militaires et de «développement» pour l'impulsion de ses propres objectifs de lier l'Afrique de la post-indépendance à l'Occident et de miner les mouvements révolutionnaires qui menacent l'hégémonie occidentale. Les buts politiques et économiques mêmes d'Israël, à longue échéance, se sont aussi renforcés grâce aux programmes « d'aide extérieure », dans au moins quinze pays africains.

     En termes globaux, l'aide d'Israël à l'Afrique est insignifiante du point de vue des statistiques : son aide technique ne constitue que 0,05 % de l'aide extérieure reçue en Afrique au sud du Sahara. Cette aide a été distribuée entre l'Ethiopie, la Tanzanie, le Nigeria, le Mali, la République Centrafricaine, le Congo (K), le Kenya, le Niger, le Ghana, l'Ouganda, le Sénégal et le Togo et en quantité moindre, à divers autres Etats. Pourtant, le caractère de ces programmes et leur portée stratégique exigent une sérieuse attention de la part des forces politiques anti-impérialistes.

     La pénétration initiale d'Israël en Afrique a commencé sur une petite échelle en 1957, quand son propre intérêt national l'a poussé à rechercher des alliés politiques dans le Tiers-Monde. Israël se sentait mécontent en 1956 parce que l'affaire de Suez l'avait par trop identifié aux intérêts de la Grande-Bretagne, de la France et des Etats-Unis. Les efforts des Arabes pour qualifier Israël « d'instrument de l'impérialisme » avaient redoublé et ils en avaient apporté des preuves suffisantes pour se sentir politiquement tranquilles. La force croissante des communautés musulmanes et l'apparition du mouvement de solidarité afro-asiatique, né à la Conférence de Bandoeng en 1955, menaçaient d'isoler Israël politiquement et économiquement. Israël essaya donc d'améliorer sa position internationale en recherchant des mécanismes susceptibles de miner l'alliance naissante entre les nationalismes asiatique, arabe et africain. Dès leur création, ces mécanismes ont reflété les besoins et les intérêts du néo-colonialisme, même lorsqu'ils prétendaient être complètement subordonnés aux aspirations africaines ou se voiler dans la rhétorique d'une mission idéaliste.

     Il est prouvé que : 1) le gouvernement des Etats-Unis a aidé à établir les modèles du genre et du contenu des programmes israéliens d'aide à l'Afrique ; 2) les Etats-Unis et leurs alliés ont aidé à financer ces programmes à travers la demi-couverture du « tiers pays » ; 3) les programmes israéliens d'aide se sont concentrés dans des domaines stratégiquement importants, en particulier l'entraînement militaire spécialisé, avec applications directes à la « contre-insurrection » (autrement dit, contre-révolutionnaires) ; 4) ces programmes israéliens répondent aux intérêts d'un impérialisme israélien, à une relativement petite échelle, et s'intègrent très bien dans une stratégie impérialiste multinationale nord-américaine. Nous considérons que cette révélation fait partie d'un vaste ensemble des techniques au moyen desquelles les intérêts occidentaux essayent de préserver leur hégémonie politique et leur contrôle économique sur les peuples d'Afrique.

     Portée du programme d'aide israélien

     Le programme israélien d'aide à l'Afrique prend plusieurs formes essentielles : 1) des «experts» israéliens ayant une formation d'un haut niveau sont mis à la disposition des Etats africains et souvent placés dans des positions stratégiquement importantes ; 2) plusieurs catégories d'Africains, parmi lesquels des étudiants, des employés d'administration, des leaders syndicaux et des cadres militaires reçoivent une formation spécialisée en Israël même, cette formation est en général rapide et efficiente ; 3) les hommes d'affaires Israéliens et le gouvernement ont établi des entreprises économiques communes avec les Etats africains ainsi que des entreprises privées.

     Dans la première catégorie, laplus grande partie de l'aide spécialisée importante est de nature militaire et paramilitaire ; nous reviendrons en détail sur ce point. Les programmes d'aide non militaire utilisent le « système de la formation parallèle », c'est-à-dire que, tandis que les experts israéliens sont en service à l'étranger, les Africains reçoivent une aide spécialisée en Israël. Cette aide a été hautement diversifiée, elle touche à tous les domaines, depuis la formation avicole en Guinée jusqu'à l'établissement de loteries nationales au Dahomey ; de l'organîsation du mouvement de jeunesse au Gabon à la pédiatrie en Haute Volta.

     Les programmes agricoles d'Israël sont organisés selon des lignes militaires et sont mis en pratique soit directement par les militaires, soit par des organismes qui ont des liens avec eux. Avant de devenir ministre de la défense, Moshé Dayan s'est activement intéressé à la préparation des programmes agricoles d'Israël en Afrique. Cela reflète la militarisation de l'agriculture en Israël même. Etant donné que le système des kibboutz et de la plupart des fermes collectives israéliennes est étroitement lié à l'effort de défense nationale, ce programme agricole a été organisé en termes paramilitaires. C'est ce modèle d'organisation hautement politique qu'Israël « exporte » en Afrique.

    Les efforts israéliens vont dans le sens de l'aide aux Etats néo-coloniaux pour la mobilisation de leurs populations pour le « développement ». Dans le domaine de la mobilisation de la jeunesse, Israël développe les Gadna (Bataillons de Jeunesse) et les Nahal (groupes de jeunes pionniers combattants) ; ces modèles ont été utilisés pour des programmes du même genre dans les Etats africains. Théoriquement, ces programmes ne sont pas politiques : dans la pratique, ils tendent à créer des organismes politiquement puissants et militairement utiles. Laufer (1) explique ce qu'ils font :

     « Les Gadna » (bataillons de jeunesse pour jeunes gens et jeunes filles de 14 à 18 ans) offrent des sports, des marches, des excursions, de l'artisanat, des discussions en groupe et des activités culturelles, de même que du travail physique et un peu d'entraînement paramilitaire. Les Nahal qui continuent le travail commencé par les Gadna, sont réservés aux jeunes gens et aux jeunes femmes d'âge militaire et comprennent une formation militaire régulière de parachutistes, suivie par l'établissement de communautés agricoles dans des endroits difficiles et dangereux ».

     En 1966, les experts israéliens avaient déjà organisé ces programmes de « construction de la nation » dans treize pays africains : le Cameroun, la République Centrafricaine, le Tchad, le Dahomey, la Côte d'Ivoire, le Liberia, le Malawi, le Niger, le Sénégal, la Tanzanie, le Togo, l'Ouganda et la Zambie. D'autres assesseurs israéliens ont eu des activités similaires en Bolivie, en Equateur, à Costa Rica et à Singapour.

     Dans ces pays ayant tous une économie primordialement agricole, les experts israéliens essayent fréquemment d'imposer la ferme pseudo-socialiste moshav, comme une alternative des formes collectives plus radicales d'organisation.

    « Les paysans africains indépendants qui travaillent leurs propres lopins de terre dans le contexte de la culture communale traditionnelle (affirme Peter Worsley) (2) trouvent que le moshav est un des modèles qui leur convient mieux que les formes plus strictement collectivistes du kolkhoze soviétique ou des fermes d'Etat cubaines ».

     Ou du moins, telle était la théorie. Dans la pratique, cette organisation de moshav n'a pas radicalement contribué à un développement significatif, dans le secteur agricole.

     La formation de spécialistes en Israël est offerte à différents niveaux. Des cours sont offerts par les ministères du gouvernement ainsi que par des organismes quasi-gouvernementaux comme par exemple l'organisme du travail Histadrout. Histadrout, syndicat nominalement « socialiste », mais pas anti-impérialiste, patronne son propre Institut Afro-Asiatique pour les Etudes du Travail et la Coopération, à Tel-Aviv, il est dirigé par Ellahu Elath, qui a été le premier ambassadeur d'Israël aux Etats-Unis. Trente à cinquante « dirigeants formés » en sortent diplômés tous les trois ou quatre mois. Le fait que cet institut ait commencé à fonctionner avec une contribution de 60.000 dollars de l'AFL-CIO (American Federation of Labor-Congress of Industrial Organizations) en 1960 est significatif : entre 1960 et 1962, il a reçu plus de 300.000 dollars en bourses et contributions de l'AFL-CIO et des syndicats nationaux et internationaux qui y sont affiliés comme le Trade Union Congress (TUC) britannique. Les révélations de journalistes de renom des Etats-Unis ont fait savoir, depuis lors, que les programmes internationaux de l'AFL-CIO font virtuellement partie de la stratégie ouvrière de la CIA. Les syndicats africains sont des instruments hautement politiques et la formation qui est donnée en Israël essaye de les dépolitiser. Elle met en avant une orientation « coopérative », plus qu'une orientation révolutionnaire de la classe laborieuse.

     Arnold Zack, agent de l'ICFTU (International Confederation of Free Trade Unions), formé à Harvard, admet que « l'accent est mis sur la coopération avec d'autres secteurs de la société ; on consacre comparativement peu de temps à constituer des syndicats en tant que force puissante dans le pays » (3).

     La plupart des programmes de formation israéliens sont de courte durée et très intensifs. Plus de 9.000 « élèves » du Tiers-Monde sont passés par des séminaires, des conférences et des cours de formation israéliens. Seuls quelques centaines d'étudiants ont passé plus d'un an dans le pays. La majorité de ces cours sont prévus pour un personnel d'un niveau moyen et s'attachent selon Laufer à « transmettre des idées et des attitudes nouvelles » .

     « Les Israéliens ont appris, dit-il, que les personnes qui viennent recevoir une formation en Israël pour de brèves périodes, avec des cours intensifs et hautement concentrés, emportent généralement une image plus favorable du pays que ceux qui y restent plus longtemps... Comme le contact avec Israël est sélectif, les stagiaires ne connaissent que les aspects les plus séduisants de la vie et de la société israéliennes ».

     Ces cours ont accru la renommée politique d'Israël sur le continent africain en même temps qu'ils ont joué un rôle idéologique important et un rôle de formation en faveur de l'impérialisme.

     L'intérêt d'Israël pour l'Afrique a aussi pour origine des considérations économiques. En tant que source géographiquement commode de matières et de marché pour les produits israéliens, l'Afrique exerce une attraction naturelle sur les hommes d'affaires. Le commerce d'Israël avec les nations africaines est actif et augmente en volume. Le volume des exportations israéliennes vers l'Afrique s'est élevé à 11.6 millions de dollars en 1963 ; en 1965 il était de 21.5 millions de dollars Laufer déclare : « Le fait que les plus grandes augmentations se soient produites dans les exportations vers ces pays africains (par exemple l'Ethiopie, le Ghana, le Kenya, le Nigeria et l'Ouganda) qui ont également un programme de coopération technique avec Israël, est plus qu'un hasard ». En tant que source de matières premières, l'Afrique est aussi vitale ; l'échelle des importations israéliennes d'Afrique est encore plus significative que celle de ses exportations et elle augmente. Samuel Decalo, un autre expert nord-américain, fait une remarque intéressante à propos de la nature de ces rapports économiques :

     « .. les importations africaines d'une série de produits israéliens (par exemple, meubles, ciment, huile de soja distillée), bien que faibles en chiffres absolus, atteignent plus de 50 % du total des exportations israéliennes de ces articles. Il y a un certain nombre d'autres articles (par exemple tubes isolants, produits pharmaceutiques, tapis), dont l'Afrique acquiert plus de 25 % des exportations israéliennes, avec des achats d'autres produits en quantité plus faible... L'Afrique est aussi un des principaux fournisseurs d'Israël pour un certain nombre de produits tropicaux » (4).

     La majorité des observateurs estiment qu'Israël a une bonne occasion d'accroître l'étendue et la portée de ses rapports économiques.

     Les modes d'investissement économique d'Israël tendent à être délibérément prévus pour réduire au minimum la suspicion de la part des Africains. Au milieu de 1963, quarante-deux compagnies avaient été établies et basées sur des sociétés à capitaux israéliens et à capitaux publics africains. The Economist explique :

     « Au lieu d'exiger un contrôle ou des concessions pour de longues périodes, les Israëliens posent invariablement comme condition à leur participation que leur investissement dans les actions doit être minoritaire. Les contrats sont limités à cinq ans, au bout desquels les actionnaires majoritaires locaux ont une option pour le rachat des parts israéliennes... Les compagnies financées en commun par des organismes publics israéliens et africains ont fonctionné au Ghana, au Liberia, au Nigeria, en Sierra Leone, en Côte d'Ivoire, au Dahomey, au Niger, en Haute Volta, au Sénégal, au Tanganyika et dans encore deux ou trois autres Etats » (5).

     La politique d'Israël dans ce domaine est motivée par un raisonnement économique astucieux. Laufer explique : « ... les entreprises communes ont permis aux compagnies israéliennes de pénétrer de nouveaux marchés avec un inves-tissement de capital relativement faible et sous la protection bienveillante des gouvernements des pays en voie de développement. Etant donné que dans beaucoup de ces pays les marchés intérieurs sont étroitement contrôlés par des entreprises étrangères ou appartenant à des ressortissants du pays basés a l'étranger qui y sont installés depuis longtemps, il aurait pu être difficile aux firmes israëliennes de s'y établir sans les consortiums ».

     Les genres de projets mis en marche par cette méthode de pénétration israélienne ont aussi tendu à aider les gouvernements néo-coloniaux avec des projets dont les bénéfices sont douteux et ne profitent pas en priorité à leurs populations dépourvues. Par exemple, des compagnies dans lesquelles la firme israélienne quasi-publique, Solel Boneh, a figuré en tant qu'associée, ont construit : un aéroport international à Accra, des hôtels de luxe au Nigeria Oriental, des bâtiments universitaires, 8OO miles de routes au Nigeria Occidental, les élégants bâtiments du Parlement en Sierra Leone et au Nigeria Oriental, et des installations militaires en Côte d'Ivoire.

     L'intérêt économique d'Israël en Afrique a été à longue échéance. Sa participation économique limitée est en partie en fonction de l'étroit contrôle au moyen duquel les puissances métropolitaines et les Etats-Unis essayent de monopoliser le commerce et de retenir la préférence. Mais quelle qu'en soit la cause, cette apparence d'esprit conservateur a permis à Israël une très grande possibilité de manœuvre politique.

Israël et la contre-révolution internationale — Aide militaire

     Israël fournit une formation dans le domaine de l'espionnage militaire et policier, raffinée et hautement spécialisée. D'innombrables programmes fournissent secrètement aux Etats africains le genre de connaissances militaires et policières dont ils ont besoin pour créer une force de police intérieure destinée à protéger les gouvernements néo-colonialistes mis en avant et « développés » par l'impérialisme nord-américain, d'un éventuel renversement de la part de leurs propres populations.
______________________

Le tableau suivant est une ébauche d'analyse pays par pays.
______________________
(1)     Leopold Laufer, Israël and the Developing Countries : New Approaches to Co-operation, Twentieth Century Fund. New York, 1968.
               Retour au texte
(2)    Peter Worsley, The Third World (Le Tiers-Monde).
               Retour au texte
(3)    Arnold Zack, Labor Training in Developing Countries (Formation syndicale dans les pays en voie de développement), Praeger. 1967. (Une analyse de               l'expérience du travail impérialiste).
               Retour au texte
(4)    Samuel Decalo, « Israël and Africa : A selected Bibliography » (Israël et l'Afrique : une bibliographie choisie ») Journal of Modern African Studies, 5 mars 1967.
               Retour au texte
(5)    The Economist. 24 août, 1963, cité dans l'œuvre de Basil Davidson, Où va l'Afrique ?, 1965.
               Retour au texte