éditorial


présence impérialiste
et perspectives de lutte
en afrique

pp. 5-11

     C'est un lieu commun désormais que de constater la différence croissante entre le niveau de vie des pays industrialisés et celui des pays sous-développés, ou en d'autres termes, entre les pays colonisateurs et les pays colonisés. Dans ce constat d'aggravation, l'Afrique, naturellement, a place au pupitre. Dans les pages des grands magazines internationaux, l'Afrique « famélique » est là pour apporter ce complément de sensations, ce soupçon d'érotisme, de plus en plus nécessaires à l'équilibre des foyers occidentaux.

     L'Afrique, à qui on refuse toute histoire, voilà aujourd'hui qu'elle encombre l'actualité. Non pas par les changements qualitatifs qui s'y opèrent sur le plan des nations et des hommes, mais par la persistance de cette vision ethnologique et anthropologique de l'Afrique que la presse et la littérature coloniales se gardent bien d'effacer. La vocation de l'Afrique, c'est d'enrichir et de distraire. Son authenticité, c'est les femmes-plateaux, les hommes bleus, les Mau Mau, la mouche tsé-tsé et l'antilope, la noix de coco et le manioc, la houe et la pirogue, le diamant et le cuivre. Ou alors, c'est le Biafra, les colonels, l'instabilité politique, la tyrannie de clan.

     A travers les prismes déformants de la civilisation occidentale, nous ne pouvons apparaître autrement que comme des objets d'ivoire et d'ébène. Dans cette optique, le masque de notre misère, n'est-il pas plutôt un tatouage indélébile ? En d'autres termes, la mission « civilisatrice » de l'Occident aurait-elle échoué ? Ou bien l'homme africain serait-il enfermé dans son immanence, sans recours, sans espoir ?

     Le ton est sensiblement le même chez ceux qui feignent de prendre la défense des Africains. On reproche au Portugal son acharnement, aux colons blancs d'Afrique du Sud leur hermétisme, aux marchands de canons leur cupidité.

     Aux Africains, on conseille la sagesse, la modération. A tour de bras, on nous bourre le crâne de citations de Lénine déformées ou prises hors texte. « Quoi, vous voulez faire de vos hameaux de pisé des citadelles révolutionnaires ? de l'Afrique un Vietnam ? du Tiers-Monde un enfer ? Savez-vous que Lénine a dit : « sans prolétariat, pas de révolution » ? Méditez bien ce principe et attendez ».

     Eh bien, qu'on nous attende. Mais en attendant, qu'on nous laisse en paix. Dans notre sous-développement mental, nous savons tout de même ce que sont le colonialisme et le racisme, l'oppression et la ségrégation, l'humiliation et l'aliénation. Dans notre insularité, les bruits de la révolution chinoise, vietnamienne, algérienne, cubaine nous sont quand même parvenus.

     Dans la tempête qui se déchaîne de par les trois continents, l'Afrique s'est durcie, l'Afrique sest levée et, puisant sa force dans son passé glorieux et dans l'expérience de lutte des autres peuples, l'Afrique s'est juré de vivre, un jour proche, dans la liberté et la dignité.

LA PRÉSENCE IMPÉRIALISTE EN AFRIQUE

     « Afrique la plus riche proie de la terre » (J. Gunther)

     «Afrique, ce continent que Dieu a mis en réserve pour l'humanité » (dicton américain)

     Contrairement à ce que les glosateurs de la colonisation prétendront plus tard, pour la justifier à aucun moment, celle-ci ne fut une mission civilisatrice, le fardeau de l'homme blanc. La colonisation ne s'est jamais souciée des colonisés. Tout ce qu'elle a pu faire de bien pour eux, l'a été par accident, par ricochet. Si elle a construit des écoles, c'est parce qu'elle avait besoin de cadres subalternes que l'Europe ne pouvait fournir en nombre suffisant. Si elle a construit des hôpitaux, c'est qu'elle avait besoin d'une main d'œuvre en bonne santé ; si elle a construit des routes, des chemins de fer et des ponts, c'est uniquement pour drainer nos richesses vers l'Europe. De la même manière, le néo-colonialisme n'est pas, par rapport au colonialisme, un changement d'objectif. Il n'est qu'une modification de tactique et de méthode, imposée par la lutte des peuples. Tant qu'il existe, les objectifs permanents de l'impérialisme restent immuables.

     Pour cette nouvelle forme de domination aux multiples aspects, l'impérialisme a mis en application quatre principes devenus véritables institutions :

— pénétration économique : investissements directs et indirects.
— agression culturelle : main-mise sur l'enseignement et l'éducation.
— subversion idéologique : conditionnement par une intense propagande.
— présence militaire enfin : encadrement des appareils de répression, envoi de fournitures militaires, maintien de bases, etc...

1 - Pénétration économique

     Investissements américains en Afrique : Les grands financiers américains réalisent leur expansion en Afrique par deux voies :
— la voie directe, c'est-à-dire les investissements directs ;
— la voie indirecte, c'est-à-dire les investissements réalisés par le canal des sociétés européennes contrôlées par les U.S.A. ou comportant des capitaux américains. Ce contrôle de l'économie des anciennes puissances coloniales par les U.S.A. a pour effet d'aggraver les conditions de ces pays et de les transformer en économies satellites, ce qui les pousse à se retourner vers leurs anciennes colonies, pour trouver en elles, grâce à une exploitation accrue, un remède à leurs propres difficultés.

     En 1960, le total des investissements privés directs des Etats-Unis en Afrique s'élevait à 925 millions de dollars et se répartissait ainsi :

— 195 pour l'Afrique du Nord
— 46 pour l'Afrique de l'Est
— 290 pour l'Afrique occidentale
— 394 pour l'Afrique centrale et du Sud
— 82 pour la Rhodésie Nyassa-land.

     En 1964, les investissements américains en Afrique atteignaient près de 3.500 millions de dollars dont la moitié investie dans la recherche et la production d'hydrocarbures, et près du quart dans l'extraction de minerais.

     A ces investissements s'ajoutent naturellement les investissements indirects, les crédits d'export-import, etc... Alors que le taux moven des bénéfices américains à l'étranger est de 20 %, en Afrique il est de près de 30 %. Ainsi, de 1946 à 1966, les monopoles américains ont réalisé en Afrique près de 3 milliards de dollars de bénéfices.

     Dans ce contexte d'exploitation forcenée, l'objectif principal et le mobile de l'aide américaine est de maintenir des régimes honnis par nos peuples. L'aide est ainsi un moyen de sauvegarder les positions mondiales du capitalisme américain sans l'intervention des forces armées. « Je préfère de beaucoup accorder notre aide de cette facon-là que de nous retrouver par la suite devant la nécessité de confier cette tâche à nos boys américains » (c'est-à-dire aux Marines). Président Kennedy, discours devant le Sénat, été 1961.

     Le néo-colonialisme français et la C.E.E. en Afrique : Contrairement à ce que certains peuvent penser, les indépendances n'ont pas sérieusement ébranlé les intérêts français en Afrique. Bien sûr, la France doit affronter la concurrence des autres impérialismes dans des conditions moins favorables qu'à l'époque du monopole colonial, mais jusqu'à présent, elle a réussi à sauvegarder l'essentiel de ses intérêts. Les chiffres le montrent bien.

     En 1962, les exportations vers la France des Etats africains et malgache représentaient 58 % de leurs exportations totales et leurs importations 62 % des importations totales.

     En ce qui concerne l'aide française, son mobile n'est pas foncièrement différent de celui de l'aide américaine. Rappelons au passage que 45 % de l'aide publique française est une aide liée, c'est-à-dire subordonnée à des achats de produits et de matériel français.

     Avec l'Afrique du Sud raciste, la France entretient des rapports constants et suivis ; elle vient au 3e rang après l'Angleterre et les U.S.A., avec des investissements de 87,5 millions de livres sterling ; d'autre part, c'est bien connu, la France est en train de remplacer\ les U.S.A. et la Grande-Bretagne comme principal vendeur d'armes.

     Rôle de l'impérialisme ouest-allemand : « Nous fûmes absents de l'Afrique durant ces quarante dernières années. Et je pense que cette situation n'est pas un tort, mais un bénéfice que l'histoire nous a donné malgré nous » (Déclaration de Gerstsenmaïer au cours de la Semaine Africaine à Bonn). De cette constatation coule tout naturellement le rôle dévolu à l'Allemagne en Afrique. Dans la stratégie mondiale l'impérialisme, la R.F.A. a reçu mandat pour jouer le rôle de « cheval de Troie » en Afrique, « Les Alliés ont explicitement appelé l'Allemagne à faire quelque chose en Afrique parce qu'eux-mêmes ne sont pas en position de satisfaire toutes les demandes. En plus, ils ne peuvent réaliser des projets dans certains endroits à cause de leur passé colonial ; en fait, les plans sont coordonnés avec les Etats-Unis » (Leiner Los, 1964).

     Naturellement, en plus de cette fonction de prête-nom, la politique allemande en Afrique satisfait à des objectifs proprementallemands :

— objectifs économiques : nécessité pour l'Allemagne de trouver des débouchés pour ses industries de biens d'équipement et des sources de matières premières.

— objectif politique : c'est la doctrine Hallstein qui inspire politique d'aide économique allemande. « L'aide et les crédits de la R.F.A. seront accordés aux pays en voie de développement en fonction de leur attitude par rapport à la question allemande » (Erhard) et, plus loin : « L'aide représente le moyen le plus efficace pour imposer la trine Hallstein (Sud Zeitung 27-28 février 1965). Les modalités de l'applicatlon concrète de la doctrine Hallstein nous sont connus par les exemples de la Guinée, de la R.A.U. et de la Tanzanie.

     La Grande-Bretagne et le rêve impérial : Depuis 1960, les investissements britanniques en Afrique du Nord et au Sud du Sahara sont en nette augmentation. Les missions économiques anglaises ne cessent de parcourir l'Afrique d'Est en Ouest et du Nord au Sud à la recherche de matières premières stratégiques et de marches d'écoulement. Sans renoncer pour autant au cadre privilégié que représente pour elle le Commonwealth, la hauce finance britannique cherche de en plus à s'implanter dans les pays dépendant traditionnellement de la sphère d'influence française souvent en accord avec les trusts français : groupe Niger-France, groupe John Holt (Cameroun, Togo, Gabon, Dahomey), Patterson, etc... Le gros gâteau reste néanmoins l'Afrique anglophone : Kenya, Tanzanie, Ouganda, Nigeria, Libye, Sierra Leone, Swaziland, etc...

L'irruption de l'Italie dans l'économie africaine : Ancienne puissance coloniale victime des rivalités impérialistes, l'Italie est petit à petit parvenue à remonter la pente pour occuper aujourd'hui une position relativement forte en Afrique. Pour parvenir à ce but, le gouvernement italien a dû créer deux organismes :

— la Confédération générale de l'Industrie italienne qui se charge d'informer les industriels italiens sur l'Afrique.

— l'Institut italien pour l'Afrique, établissement public placé sous la tutelle du ministère des affaires étrangères.

     Préconisant le « fifty-fifty », se contentant même parfois de moins de 50 % de participation, la politique dynamique du capitalisme italien a séduit bon nombre de pays africains. Au Congo- shasa, au Nigeria, en Ethiopie> au Dahomey, en Tanzanie, au Mozambique, au Soudan, en Rhodésie du Sud, en Somalie, l'Italie construit des barrages. En Egypte, dans le domaine des travaux publics, les entreprises italiennes se classent au 3e rang après l'Allemagne et l'U.R.S.S.

     Mais l'implantation italienne se réalise surtout par le canal de l'E.N.I. qui travaille dans les trois secteurs de l'industrie pétrolière : recherches et explorations, raffinage, distribution. Dans ce secteur, l'Italie est présente au Maroc, en Tunisie, au Ghana, en Tanzanie, au Congo-Kinshasa, en Libye, au Soudan et enfin en Egypte.

     Le Japon et l'Afrique : Ces dernières années le Japon a manifesté un grand intérêt pour le marché africain et fait de sérieux efforts pour y pénétrer. Mais il se heurte à la résistance des anciennes métropoles coloniales. Il a réussi cependant à s'implanter dans quelques pays grâce surtout à sa technique en matière de textiles : au Ghana et au Nigeria surtout. Mitsui s'est de son côté introduit au Cameroun et en Haute Volta. Récemment une exposition itinérante japonaise a parcouru l'Egypte, la Libye, la Tunisie, l'Algérie et le Maroc.

     Israël et Formose, agents de l'impérialisme en Afrique : Au cours de la dernière décennie, ces deux pays ont considérablement développé leurs activités en direction de l'Afrique. Leur infiltration est financée par l'impérialisme international dont ils servent directement les intérêts. Sans chercher à nous étendre de façon savante sur cette question à laquelle est consacré un article spécial de ce numéro, rappelons cependant les propos tenus dans West German Afrika informationdienst en 1967 : « Tout est devenu naturellement et infiniment plus aisé depuis que l'influence d'Israël en Afrique sert directement ou indirectement la cause occidentale... ».

     Ainsi le rôle joué par Israël est confirmé par les propos des impérialistes eux-mêmes.

      

2 - Agression idéologique et culturelle
L'offensive anti-populaire des puissances ne se manifeste pas seulement par le pillage de nos richesses et l'exploitation de nos peuples. La prolongation naturelle de cette machination économique est l'aliénation des esprits. Les moyens mis en œuvre à cette fin ont été importants.

     Aux U.S.A., par exemple, depuis1954 on assiste à :

— la multiplication des centres d'études africaines. De1954 à1959, neuf nouveaux centres furent mis sur pied avec l'appui des grandes fondations (Ford, Rockfeller, Carnegie, Twentieth Century Found, etc...). Le nombre s'est depuis considérablement élevé.

— une prolifération des sujets de thèses sur l'Afrique, des projets de recherches ethnologiques. politiques, économiques, sociales ; des colloques, séminaires, conférences sur l'Afrique. Pour ne citer que quelques exemples : les travaux de la Fondation Carnegie sur le « développement des institutions démocratiques en Afrique », le programme de recherches économiques sur l'Afrique par la Stanford University.

— la création de revues spécialisées (« Africa special Report », « Africa Revue », etc...) et la publication d'un grand nombre d'ouvrages sur l'Afrique : 60 livres en 1960, 105 publiés en 1965.

— un accroissement du nombre des étudiants africains dans les universités américaines : 500 en 1959, 6.000 en 1964 ; depuis, le nombre de bourses accordées s'est considérablement accru et doit osciller aujourd'hui autour de 15.000.

     Point important du programme en 6 points de Kennedy pour la pénétration américaine en Afrique, l'envoi de professeurs américains s'est également accru.

     En 1959 déjà, le journal Life exprimait l'espoir qu' « à travers ces étudiants diplômés aux Etats-Unis, il sera possible d'influencer le cours de la révolution africaine ».

— la création dans nos pays de centres culturels qui ne sont en fait que des centres de recrutement d'agents de renseignement pour la CIA.

     Jamais les centres culturels américains n'ont autant organisé de voyages aux U.S.A. que ces dernières années ! Lorsqu'on sait que les recrutements de postulants à ces voyages se font en fonction des réponses à un certain nombre de questions-tests, les buts inavoués des impérialistes américains deviennent clairs. Cette intensification de l'activité des centres culturels américains ne se limite pas d'ailleurs à nos pays. Partout en Europe où existent de nombreux étudiants africains, les Centres Culturels américains établissent des fichiers, s'intéressent aux activités des associations d'étudiants africains, délèguent des observateurs aux diverses manifestations afin de « suivre » les étudiants africains, de détecter les éléments dits modérés et ceux qu'ils appellent communistes, de façon à savoir avec qui « travailler » plus tard.

     Le scandale, il y a quelques années, des associations universitaires américaines financées par la CIA est là pour le démontrer. Nul doute pour nous que l'actuelle confédération internationale des étudiants (CIE) soit une officine de la CIA.

     En ce qui concerne maintenant les impérialismes français et britannique, il faut savoir que les indépendances n'ont rien changé à leur présence culturelle en Afrique. Les enseignements supérieur et même secondaire, pour beaucoup de pays africains, sont entièrement entre leurs mains. En 1970, on glorifie encore dans beaucoup de nos pays « l'œuvre civilisatrice » de la France et de la Grande-Bretagne. Francophonie et francophilie ne sont rien d'autre dans cet esprit qu'une offre d'assujettissement de la pensée et de la culture africaines aux canons de la pensée coloniale et capitaliste de l'Occident.

     La germanophilie en vogue actuellement en Afrique est un autre aspect de l'agression culturelle de l'Occident. Elle revêt la plupart du temps, ici, la physionomie du technicisme ou encore de l'efficacité économique et scientifique.

     A la fin de 1964, il y avait en R.F.A. 2.000 étudiants et 6.000 stagiaires africains. « Ces spécialistes africains occupent les postes-clés de la politique et de l'économie. Le médecin ou l'ingénieur formé en Allemagne sur des appareils ou machines de fabrication allemande, les achètera pour lui-même ou pour son pays » (« Der Deutsche Lehere in Aushand », n° 3, 1961). Un centre spécial de formation de cadres africains « Afrika », fondé par les pères blancs, fonctionne en R.F.A. depuis 1960. « L'Afrikanum » quant à elle, dispose de centres d'étude dans 28 pays d'Afrique.

     Les syndicats, l'Eglise, les établissements scientifiques et culturels sont largement associés à la réalisation du programme de l'aide. L'Institut Goethe possède des filiales au Ghana, au Togo, au Nigeria, au Cameroun, au Maroc... En 1964, Helnrich Gervandt — parrain de l'Institut pour la Solidarité internationale, créé en1962 — manifestait sa satisfaction en déclarant qu' « un certain nombre des 250 étudiants formés à l'Institut occupe des positions élevées dans les gouvernements africains » (Handelobett, Dusseldorf, 2/3,12.64).

     La Fondation allemande pour les pays en voie de développement créée en 1959 à Berlin par des membres du parlement fédéral avec l'appui du gouvernement avait déjà en 1964 tenu 54 séminaires internationaux, avec 1350 participants, 75 sessions internationales et 90 colloques d'experts.

     A l'image du « Peace Corps » américain, des groupes de « volontaires pour la coopération » sont créés à Berlin en 1963. Un des premiers contingents envoyés en Afrique « coopère » depuis quelques années déjà en Tanzanie.

     Le rôle joué par Israël est beaucoup moins connu des larges masses africaines. Sa pénétration est en effet plus sournoise. Présentant les Juifs et les Africains au sud du Sahara comme les victimes d'une même calamité, le racisme, et se posant en modèle de développement économique accéléré, le sionisme est arrivé par ce biais à introduire ses agents au sein même des sphères dirigeantes et, de ce fait, à influencer considérable-ment la politique de nos gouvernants dans le sens de la sauvegarde des intérêts de l'impérialisme occidental.

     Depuis quelques années, d'ailleurs, l'Université de Jérusalem reçoit de plus en plus d'étudiants africains. Créé dans cet esprit, l'Institut Africain de la Histadrouth fonctionne aujourd'hui en véritable agence de la CIA. Naturellement, en plus de cette fonction, Israël possède ses objectifs propres : couper la lutte des peuples arabes de celle des larges masses africaines.

     Dernier gadget de cette politique d'expansion, Formose, à l'économie fragile, au budget sans cesse insufflé de prêts et de dons américains, peut se permettre aujourd'hui le luxe de mettre sur pied un programme d'« aide » au développement de l'Afrique dont le but est évident : conserver sa représentation prétentieuse du peuple chinois dans les 24 Etats africains qui la reconnaissent, alors que le véritable représentant de ce peuple — la Chine Populaire — n'a été reconnu de nos jours que par 14 pays d'Afrique.

3 - Présence militaire de l'impérialisme

     Ce tableau déjà lourd d'implications ne serait pas complet si nous ne parlions des différentes formes de présence occidentale en Afrique.

     Pour les U.S.A., comme pour la France, la Grande-Bretagne, la R.F.A., Israël et d'autres puissances encore (Portugal, Espagne, Belgique, etc...), l'Afrique occupe une position stratégique importante. « L'Afrique est très indiquée pour installer des bases à partir desquelles on pourrait contre-attaquer l'adversaire si l'Europe occidentale se trouvait neutralisée par des opérations militaires » (World Affairs, 1958, n° 3).

     Cette présence physique des U.S.A. en Afrique (bases aériennes et navales, stations de télécommunications, radars, dépôts, etc..) vitale pour sa survie en tant qu'impérialisme est la conséquence de l'adoption en 1948 par les U.S.A. de plusieurs conceptions stratégiques :

— doctrine dite de la « riposte nucléaire massive ». Cette conception correspondrait à la supériorité nucléaire de l'occident et est un moyen de chantage : pas de guerre ou guerre totale.

— guerre avec emploi dit tactique d'armes nucléaires de faible puissance et d'armes conventionnelles.

— doctrine Taylor : cette nouvelle stratégie a servi de base à la lutte anti-partisane et à la formation des commandos anti-guerillas.

     A cette fin, les Etats-Unis maintiennent en dehors de quelques bases importantes comme celle d'Asmara en Ethiopie ou de Kenitra au Maroc, du Rio de Oro, de Roberts Field et Monrovia au Liberia, un certain nombre d'antennes en Afrique comprenant des centres d'instruction, des bureaux d'investigation et de renseignement et divers autres services dépendant des attachés militaires (les autres puissances occidentales font d'ailleurs de même, dans le cadre de l'OTAN ou de façon plus personnelle comme c'est le cas de la France dans certains pays africains (Tchad, Côte d'Ivoire, etc)... ou d'Israël au Congo-Kinshasa et surtout en Ethiopie).

     Citons les bases britanniques de Kahama, Embakazi, Mombassa au Kenya, Tabora en Tanzanie, Eutebbé en Ouganda, Kano au Nigeria, les bases françaises de Dakar, Diego Suarez (Madagascar) et Djibouti, les garnisons espagnoles de Ceuta et Melilla, des Iles Canaries, du Rio de Oro et de Saquiet El Hamra.

     Enfin, il y a l'Afrique du Sud et la Rhodésie raciste, les colonies portugaises et espagnoles, Djibouti et la Somalie Française, qui sont elles-mêmes de véritables bases de départ d'agressions dirigées contre les peuples africains en lutte, sans compter cette multitude d'îles au large de l'Afrique ; véritables porte-avions entre les mains des impérialistes, pouvant se transformer éventuellement en pénitenciers ou en centres d'instruction.

PROBLÈMES ACTUELS ET PERSPECTIVES

     Nous venons de faire rapidement le point des privilèges que l'impérialisme est en train de se tailler en Afrique avec la complicité d'une poignée de brigands locaux, véritables hommes de main du capital international, truands sans scrupules, ou parvenus de toutes sortes, se parant du titre d'hommes politiques ou de représentants du peuple.

     Mais le legs de l'impérialisme est encore plus édifiant. Pillée, asservie, dépersonnalisée, l'Afrique a aussi été découpée, balkanisée dépeuplée ou surpeuplée au gré des besoins. Si le colonialisme n'a pas permis la formation de classes sociales différenciées, il a par contre accentué avec succès les antagonismes ethniques, selon le vieux principe : « diviser pour régner ».

     De ce fait, les frontières dont ont hérité les jeunes Etats africains ont gardé les traces de la pénétration militaire ou reflètent la préoccupation majeure de l'économie coloniale, l'évacuation des produits vers les métropoles. Ces frontières qui ne coïncident ni avec les données de la géographie ni avec celles de l'histoire africaines ne répondent qu'aux exigences et aux absurdités du système colonial. Les exigences de l'économie moderne et du socialisme devront à leur tour laisser leur trace sur le sol africain.

     Ainsi que le signale Sékou Touré, « en Afrique, ce n'est pas la nation qui crée l'Etat, mais l'Etat qui crée la nation ».

     Ces oppositions ethniques dépendent évidemment du niveau de conscience politique et des conditions socio-économiques et sont appelées à se résorber d'autant plus facilement que l'Etat est démocratique. En réalité, le tribalisme est présenté par le colonialisme et ses continuateurs comme une tare de l'Afrique, une erreur historique, incompatible avec l'édification du socialisme (ou même du progrès tout simplement), la lutte collective des masses exploitées, la prise de conscience nationale. En somme, on veut faire croire aux Africains ce qu'on a cherché à faire croire aux habitants de l'Asie quand on leur a affirmé que le mode de production asiatique est incompatible avec les exigences d'une économie moderne, planifiée, intensive.

     En fait, il n'est pas démontré encore qu'en partant précisément de cette commune tribale, on ne soit pas plus près de la collectivisation des terres, des biens d'équipement, des énergies, de la société communiste en bref, qu'en passant par l'étape capitaliste de l'appropriation personnelle des biens, de l'atomisation continuelle des travailleurs, de l'individualisme à outrance. Amilcar Cabral consacre à ces problèmes tout un article dans ce numéro, c'est pourquoi nous ne nous y attarderons pas davantage.

     Il n'est pas démontré non plus qu'il soit nécessaire d'attendre que le prolétariat africain atteigne des effectifs considérables et qu'il soit nécessaire de passer par l'étape de la constitution de classes sociales antagoniques pour que le processus de la révolution africaine puisse être entamé.

     Tout n'est pas joué en Afrique. La révolution est à nos portes et nos portes sont ouvertes. Mais nous ne voulons pas être exposés aux courants d'air de l'histoire. L'Afrique se trouve encore entre deux voies. L'installation rapide du socialisme dépend en grande partie du maintien sur l'ensemble du continent d'un élan révolutionnaire qui ne peut être entretenu que par la lutte pour la libération totale de l'Afrique. Chaque pays nouvellement indépendant repose le problème africain dans son ensemble, chaque nouvelle émancipation empêche les pays déjà indépendants formellement de s'installer dans un conservatisme tranquille. Chaque peuple qui conquerra sa liberté apportera au mouvement socialiste l'élan de sa révolution, la force de ses idées et la chaleur de ses espoirs, forgés dans la lutte. C'est pourquoi le mot d'ordre de libération totale de l'Afrique doit animer toutes les entreprises politiques des Africains. Car il faut, pour qu'elle agisse dans l'intérêt des Africains, que cette libération soit leur œuvre. Or les puissances coloniales préparent déjà pour les pays encore asservis la voie des indépendances truquées, destinées à briser les forces révolutionnaires qui croissent et grondent dans les colonies portugaises, la Rhodésie, la Namibie, l'Erythrée, le Tchad, forces auxquelles viendront s'ajouter celle des populations africaines d'Afrique du Sud et des autres peuples, avec l'aide de tous ceux qui luttent pour la liberté, leurs propres terres et leur propre destin.
                                                                                     Abdelkrim Dhofari