lénine et la philosophie

     de l. althusser

     (maspéro)

pp. 93-94

 

     Il s'agit d'une communication faite à la Société française de Philosophie en février 1968.

     Le mérite du texte est de permettre au public d'accéder à la pensée d'Althusser, même si cela se solde, en fin de compte, par une déception qui, à notre avis, ne peut être que salutaire, en libérant tous ceux que le style ardu et hautement savant de l'auteur de Pour Marx et de Lire le Capital a pu séduire.

     Althusser commence par étaler nombre de scrupules sur l'opportunité, voire même la possibilité de faire une communication philosophique. Car la Philosophie divise ! Puis se décidant à dépasser le rire léninien, il précise mieux son objectif : tenir un discours non philosophique sur la philosophie dans la philosophie ! « quelque chose qui anticipe d'une certaine manière sur une science », quelque chose qui nous permettrait d'opérer une nouvelle coupure.

     Le but n'est donc pas de parler de la philosophie de Lénine mais des rapports entre ce dernier et la philosophie. Lénine n'étant pas un philosophe, on ne peut qu'essayer de profiter des quelques remarques précieuses que ce non spécialiste nous a léguées chaque fois que les exigences du combat politique l'ont poussé à s'occuper de philosophie. Il ne s'agit que de remarques. L'apport léniniste n'a pas été pour trancher le débat « symptomatique » sur la nature de la pensée marxiste : science de l'histoire ou philosophie de la praxis. Marx n'a pas eu le temps d'en dire son dernier mot. Engels n'a pu dépasser la polémique contre « ce professeur de mathématiques aveugle dont l'influence s'étendait dangereusement sur le socialisme allemand ». Il fut oblige de suivre Duhring sur son propre terrain, chose qui ne pouvait conduire aux yeux d'Althusser qu'à l'impasse philosophique.

     Tout reste donc à faire. La XIe thèse sur Feuerbach a inauguré une pensée qui se déploie sur un vide philosophique, rançon naturelle du plein de science qu'elle nous a prodigué. C'est à nous « intellectuels marxistes » d'aujourd'hui que revient la tâche de combler ce vide. L'oiseau de Minerve peut enfin prendre son vol. En effet, toute grande philosophie ne se développe que comme répondant à une nouvelle science ; celle-ci jaillissant toujours d'une coupure qui en finit avec l'idéologie qui a vécu. Le Platonisme trouve son élan à partir de la science mathématique jaillie de la coupure épistémologique opérée par Thalès ou « ceux que le mythe de ce nom désigne », le cartésianisme répond à la coupure galiléenne. La coupure marxienne promet une nouvelle philosophie et Althusser se propose de tenir cette promesse.

     Lénine foudroie, sous le coup de sa lucidité critique de militant bolchevik, tout l'édifice empiriocriticiste.

     Althusser croit trouver dans les ruines suffisamment de pierres pour bâtir son église scientiste. Voulant opposer vaille que vaille science et idéologie, il voit dans la future philosophie marxiste une pratique responsable de préserver la première contre les assauts de la seconde. Mais voilà que les choses se compliquent. La science pour Althusser est le réel même connu par l'acte qui le dévoile en détruisant les idéologies qui le voilent. « Au premier rang des idéologies, la philosophie ! » La philosophie-idéologie peut-elle nous préserver de l'idéologie ? Althusser croit résoudre le problème en parlant d'une nouvelle pratique philosophique. Une pratique théorique, il s'entend. Remarquons en passant qu'Althusser interprète de manière erronée la parole de Lénine qui disait qu'il ne faisait pas de philosophie, mais qu'il la pratiquait. Lénine était pourtant clair ; s'il s'occupait de philosophie, ce n'est que pour étudier « ce chemin des chemins qui ne mène nulle part », pour révéler les absurdités de l'idéalisme bourgeois. Cette étude étant un moment nécessaire de la pratique du militant. Le combat théorique est nécessairement lié au combat pratique (politique !) comme la connaissance théorique est fonction de l'expérience pratique. Tel est l'enseignement du marxisme et c'est pour cela qu'il est judicieusement défini comme philosophie de la praxis. L'intellectuel althussérien qui cette fois vit des coupures ne peut le comprendre. II ne peut dépasser la théorie oubliant que la pratique réelle (et non une prétendue pratique théorique) constitue aux yeux du marxisme authentique un principe épistémologique précieux. Et ceci est valable non seulement pour les sciences qui ont l'Homme et l'Histoire pour objet, mais aussi pour les sciences de la nature. « Il ne saurait donc être question, écrit A. Régnier, de réduire la connaissance scientifique aux résultats de la science et encore moins aux connaissances théoriques : donner un sens concret aux mots abstraits avec lesquels les résultats scientifiques sont exprimés relève d'une pratique et d'un métasavoir non scientifique — « Les théories ne sont pas des vérités mais des instruments pour produire des vérités ». (1)

     Au-delà donc des jeux de mots althussériens, l'enjeu est visible : donner à l'intellectuel «marxiste» un statut particulier : pionnier de la « science », bourreau de l'idéologie. Nous voyons là une démarche idéologique petite-bourgeoise parce qu'intellectualiste, dotant le travail théorique d'une valeur exclusivement intrinsèque. Pire, il y a même chez Althusser un impérialisme théoriciste. N'impute-t-il pas au retard de la « philosophie marxiste » (entendons la philosophie qu'il nous promet) sur la science marxiste toutes les grandes déviations politico-théoriques qui ont jalonné l'histoire du mouvement ouvrier : économisme, évolutionnisme, volontarisme, humanisme, empirisme , dogmatisme. Au moment où tout le monde sait que Lénine avait combattu tout cela comme autant de manifestations de l'idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise au sein du mouvement ouvrier, Althusser nous promet, puisque « le soir est tombé » que la nouvelle philosophie marxiste viendra éclairer toutes les lanternes, corriger le révisionnisme, effacer le réformisme, guérir l'opportunisme et même nuancer le léninisme ; car, après tout, d'après St Althuss, Lénine n'a pas été sans tremper dans le même crime philosophique que Plekhanov, Kautsky ou Trotsky. Car, dit-il, « il eut la chance de naître à temps pour la politique, mais la disgrâce de naître trop tôt pour la philosophie ».

     Les militants ouvriers, quant à eux savent que toutes les déviations exigent un combat total. Ils ne sauraient attendre que le salut vienne de la plume de St Althuss. Le soir n'est pas encore tombé sur la Lutte Finale. La nuit du scientisme althussérien ne pourra jamais nous envelopper.
                                                                                                                                                                                               h. benaddi
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(1)     Les surprises de l'idéologie L'homme et la société. 1er trimestre. 1970.
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