francophonie et néo-colonialisme


par hassan benaddi

pp. 23-25

     Les derniers bouleversements dans le rapport des forces entre les mouvements révolutionnaires et la réaction mondiale ont eu pour conséquence bien des révisions dans bien des stratégies. Contentons-nous de relever, à cet égard, que l'enlisement grandissant de l'impérialisme américain semble ouvrir de nouveaux horizons et réveiller de nouveaux appétits chez l'impérialisme français. Ce qui risque de se traduire par des changements d'attitudes ou d'orientalions de certains pouvoirs réactionnaires des pays du Tiers-Monde, qui peuvent voir en la France un allié plus intelligent et moins scandaleux. Surtout dans certaines ex-colonies françaises, il semble que l'heure des grandes retrouvailles ait sonné. Le grand tapage qu'on fait depuis quelque temps autour de la Francophonie s'inscrit dans cette optique.

     Nous essaierons dans le présent article d'examiner les différents aspects du problème que pose l'appel de certains à la Francophonie. Nous nous situerons aux niveaux politique, économique, linguistique et culturel, tout en tenant bien sur compte de leur recoupement (1). Tout cela, pour démontrer que la Francophonie n'est qu'un des aspects que revêt l'exploitation néo-coloniale, sans oublier bien sûr, en conclusion, d'esquisser la voie juste pour une véritable indépendance.

     D'après la définition de G. de Bosschère, le néo-colonialisme est « un travestissement de l'attitude traditionnelle du colonisateur, l'évolution superficielle de son comportement à l'égard du colonisé ou de l'ex-colonisé, dictée par le souci de l'assujettir par d'autres moyens, non moins efficaces mais plus souples, de le retenir captif dans d'autres liens généralement plus subtils ». Parmi ces liens, le lien culturel et linguistique est l'un des plus forts. La confection de pseudo-élites absolument assimilées et ombilicalement liées (économiquement) à la France dans toutes les ex-colonies constitue pour cette dernière un grand atout dans la lutte contre son éviction par l'impérialisme américain. Cette entreprise commencée depuis l'ère coloniale et prolongée au-delà des « indépendances » n'a pas déçu les espoirs de la métropole. Parmi « ces beaux produits de la civilisation occidentale », la France trouve aujourd'hui d'innombrables supporters qui applaudissent chaleureusement les développements sur le lac de Paix et la bienveillance de la politique française dans le monde arabe.

     II n'est donc pas besoin de s'étendre sur la nature de la démarche de l'ex-métropole dont la volonté d'assistance aux « pays Jeunes » et la « générosité naturelle » ne trompent que le coopérant naïf. Une simple association d'idées nous fait évoquer cette description du colonialisme naïf : « ce phénomène qui pousse même dans les plates-bandes de la gauche où l'on entend si fréquemment évoquer les périls de l'indépendance quand il s'agit de celle des peuples colonisés ». Souvenons-nous à cet égard des réactions que provoquèrent les premières manifestations du nationalisme algérien et des positions du P.C.F. d'alors.

     Mais passons. Contrairement à ce qu'affirme Guy de Bosschère, qui écrit dans l'article que nous venons de citer : « Qu'au sein du Tiers-Monde se lèvent à leur tour et à l'exemple de Frantz Fanon des hommes justes, pour dire à ceux que le néo-colonialisme a séduits, le tort irréparable qu'ils causent à leurs peuples. Mais il fallait qu'auparavant, le séducteur fût jugé et condamné », nous pensons qu'il revient à chacun de s'occuper des siens.

     Ce sont les agissements de ceux qui furent « séduits » que nous nous proposons de stigmatiser. Essayons donc d'analyser les arguments de ceux qui brandissent chez nous le drapeau de la francophonie. Nous en distinguerons deux catégories et notre objectif sera de déranger le sommeil naïf des uns et de dénoncer les manœuvres machiavéliques des autres.

     Certains soutiennent, en toute bonne conscience, que la langue n'est qu'un instrument. Cette affirmation, tout en éludant le problème de l'aliénation linguistique, contredit une vérité établie par les recherches de plusieurs linguistes. D'autre part, si elle part d'une formule consciemment métaphorique chez les spécialistes, elle devient essentiellement idéologique du moment que la métaphore cesse d'être considérée comme telle. Le langage n'est qu'un instrument de communication, disent-ils. Puis, faisant un saut, on ne sait comment ils en arrivent à dire que les langues sont interchangeables et partant, pour des raisons économiques ou socio-politiques (rattraper le retard technologique), ils préconisent l'adoption d'une langue étrangère. Après tout, ne nous polarisons pas sur un faux problème, s'écrient ces messieurs, la langue n'est qu'un instrument comme un autre. Nous demandons à ces hommes de bonne volonté d'en avoir suffisamment pour lire ceci : « Certes, il est pour une large part métaphorique, écrit F. François, de définir la langue comme un instrument. D'abord parce que la langue a beaucoup plus d'utilisations que n'en a un instrument. A tel point qu'une des caractéristiques qui opposent les langues aux autres systèmes de signes est leur caractère universel : il n'y a rien qui ne puisse être dit en quelque langue que ce soit ... Ensuite, le langage n'est pas à notre disposition comme un instrument est censé l'être. En particulier, étant donné que la première langue est uniformément apprise dès la première enfance en même temps qu'une certaine organisation du réel, on peut se demander s'il ne faut pas préférer l'image de lunettes déformantes à celle de simple instrument ». (La description linguistique in Le Langage. La Pléiade).

     Il apparaît de ce qui vient d'être dit que la langue est le véritable support d'une personnalité collective. L'organisation du réel, n'étant jamais une entreprise solitaire, s'opère dans et par la langue. Et comme bien sûr, cette entreprise réagit dialectiquement sur le sujet, il en va de toute sa pensée et de toute sa sensibilité. Le drame des enfants forcés à apprendre une langue étrangère dès la plus tendre enfance témoigne de toutes les perturbations qui peuvent affecter le processus de structuration du Moi.

     Ceci étant, car le processus d'acquisition d'une langue maternelle est bien spécifique. Il s'opère toujours à travers l'expérience directe, la situation vécue de façon immédiate. Par contre, dans celui de l'apprentissage d'une langue étrangère, il y a toujours une médiatisation de l'expérience par la création de situations artificielles.

     La langue maternelle plonge l'individu dans la sève de sa propre culture. La langue étrangère, quand elle s'impose aux dépens de celle-ci, procure une participation altérée à une culture étrangère. Nous voilà donc bien loin de l'innocente neutralité du simple instrument de communication.

     Cependant, ces messieurs de bonne volonté sont trop soucieux de la situation alarmante du pays pour que ces quelques inconvénients psychoculturels les fassent reculer. Le français est la langue des sciences et des techniques. Nous leur démontrerons plus loin qu'ils sont frappés d'amnésie. Contentons-nous pour le moment de leur dire que la formation d'une élite de techniciens ne peut pas plus résoudre les problèmes économiques d'un pays qu'une bonne dentition ne garantit la bonne digestion. Car les techniques sont exactement comme un aliment que toute la société est appelée à digérer et à assimiler. Et pour ce faire, elle a essentiellement besoin de liberté. Une société réprimée n'assimile pas plus qu'elle ne crée et produit. Tranquillisez-vous donc, messieurs, il n'y a point de retard technologique à rattraper, mais il y a une liberté à conquérir et ceci n'est point votre affaire. C'est dans le processus de libération des couches laborieuses que les techniques s'assimilent ou se créent. Tout le reste n'est que bavardage de technocrates ! Ceci soit dit pour la fine fleur de nos jeunes cadres dont la bonne volonté aveugle n'est que pour faire le jeu des machiavels.

     Ces derniers en effet, reprennent tous ces arguments sans se préoccuper de faire le même effort sincère, mais combien erroné, pour le démontrer. Ils font plus. Une véritable croisade contre 1a langue nationale est entreprise. Et voilà que l'oubli simulé vient trôner majestueusement sur l'amnésie que nous avons signalée plus haut : l'arabe n'est pas langue de science : Khawarizmi, Ibn Sina, Ibn Khaldoun n'ont jamais existé. Cette langue du Coran ne peut exprimer que la mendicité des poètes de palais. Un jeune candidat au doctorat (conseillé par ses maîtres de Sorbonne, bien sûr!) se proposait de le démontrer. L'arabe ne possède pas le verbe être : même la philosophie moderne serait inconcevable ici. Comment peut-on rendre le cogito dans cette langue morte ? Une langue qui remplace l'Etre statique par le devenir est vraiment une langue déficiente aux yeux de l'idéalisme rétrograde des sorbonnicards qui conseillaient notre futur docteur ès-mystification.

     Mais venons-en au fond du problème. Nous disons que la francophonie constitue une pièce maîtresse dans la stratégie néo-coloniale. Si nous nous sommes attardés à discuter un certain nombre d'arguments, ce n'est pas parce que nous les prenions au sérieux, mais uniquement pour éviter que d'autres ne s'y laissent prendre. Quant à nous, de par notre expérience de colonisés, nous avons appris à distinguer derrière les sermons sacro-saints ou les « analyses objectives » les véritables intentions de l'ennemi : Francophonie pour nous va tout naturellement avec Lac de Paix et Marché Commun ; la somme signifiant la résurrection de l'Empire français. Par conséquent, seuls peuvent prêcher cette « acculturation forcée », comme diraient certains missionnaires, ceux qui sont intimement liés au néo-colonialisme ou ceux qui déjà tirent de l'usage de la langue française des avantages bureaucratiques. Préconiser la francophonie dans le cadre d'un enseignement de classe destiné à former une élite de technocrates, c'est vouloir tout simplement perpétuer le système de relais de domination entre l'ancienne métropole et les peuples exploités. Ici, la langue s'intégre tour à tour à l'infrastructure et à la superstructure. Quand Staline affirmait le contraire, ses propos portaient sur le cas d'une langue nationale. Les choses sont bien différentes dans un contexte néo-colonial. Cependant, le même Staline n'a pas manqué de souligner que, quand une langue devient une langue d'une classe exclusivement, elle dégénère en jargon : ce qui s'applique parfaitement au français chez nous. Aux yeux du paysan marocain par exemple, ce que baragouinent deux jeunes enquêteurs est à la fois source d'inquiétude et d'émerveillement : il s'émerveille parce que ce verbe incompréhensible procure le pouvoir, mais s'inquiète parce que ce pouvoir ne lui est jamais favorable. Le francophone devient donc une sorte de sorcier détenant un pouvoir dont la nature, après quinze années d'expérience s'est révélée plus maléfique qu'autre chose.

          

     La francophonie donc ne peut s'inscrire que dans une politique anti-démocratique. Elle est non-sens dans le cadre d'une orientation de masse parce qu'elle signifierait assimilation pure et simple de tout un peuple.

     La seule voie juste est la promotion de la langue nationale, ce qui ne peut se faire que dans le cadre d'une distribution démocratique du savoir. Une arabisation d'élite, telle qu'elle est préconisée par notre chétive bourgeoisie locale (nous écartons volontairement le concept de bourgeoisie nationale) (2), ne résout en rien nos problèmes. Car si nous disons non à la Francophonie, c'est essentiellement au nom de notre unité culturelle. Cette unité culturelle ne peut émerger que d'un processus de libération à travers un combat populaire qui s'inscrit tout normalement dans le processus arabe global. Notre arabisme à son tour n'est pas chauvinisme, mais condition nécessaire de toute libération véritable. Nous affirmons cela tout en sachant que nous continuons toujours à être ces hommes dont parlait Fanon en ces termes : « Parce qu'ils se rendent compte qu'ils sont en train de se perdre, donc d'être perdus pour leur peuple, ces hommes, la rage au cœur et le cerveau fou, s'acharnent à reprendre contact avec la sève la plus ancienne et la plus anté-coloniale de leur peuple ». Si nous avons trouvé notre identité dans l'arabisme, nous savons que c'est là aussi notre destin qui se forge à travers la même lutte contre le même ennemi impérialo-sioniste. C'est cette lutte de surcroît qui nous ouvre des horizons plus larges : la revendication de notre spécificité arabe est la première pierre que nous proposons comme participation à la construction d'un internationalisme authentique.

     Après cela, clamons-le encore : nous sommes contre la Francophonie et seuls les messieurs Jourdain du néo-coloniaiisme oseront désormais nous traiter de francophobes
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(1)     II ne s'agit dans cet article que de quelques indications qui méritent d'être plus amplement développées et discutées
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(2)    Nous ne pouvons parler de bourgeoisie nationale, celle-ci étant incapable d'assumer le destin national. Tout en réservant cette question à un débat          
         ultérieur, nous citons à titre d'exemple un organe de la presse bourgeoise (Al Alam At-Taqafi) qui, comme la page littéraire du quotidien Al Alam  d'ailleurs,          assure à la pénétration culturelle occidentalo-bourgeoise une excellente voie d'infiltration : nous y trouvons tous les détritus de l'existentialisme sartrien, de          l'absurde camusien bien traduits et mal digérés. Les responsables de ces organes ne semblent relever aucune contradiction entre cette  idéologie et le lyrisme          nationaliste dont ils ne cessent de nous gratifier.
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