rené depestre (Haïti)

pp. 38-42


l'intellectuel révolutionnaire
et ses responsabilités envers le tiers-monde


     Je me suis proposé d'analyser devant vous la notion de responsabilité des intellectuels dans ses rapports avec les conditions et les perspectives de développement de la culture dans le Tiers Monde. Le premier fait, à mon avis, dont nous devons nous rendre conscients, est le suivant : les forces mondiales de l'art, de la science, de la littérature et de l'éducation, convoquées par la Révolution cubaine, ont entre elles de puissants intérêts mutuels. La reconnaissance de cette communauté d'intérêts intellectuels a sans doute permis l'établissement d'un programme de discussion et de travail commun à toutes les disciplines artistiques et scientifiques. Notre souci majeur dans ce Congrès Culturel de La Havane est donc de déterminer sur quelles bases concrètes nous pouvons mener des actions communes pour la totale décolonisation des diverses cultures du Tiers Monde. Pour éviter que ce débat s'engage dans l'abstration, nous devons nous placer dnns une perspective d'action, même s'il faut pour cela réviser la définition classique de l'intellectuel et élargir le champ d'action qui est traditionnellement imparti aux différentes disciplines de l'esprit. En effet, l'interdépendance profonde, qui, a l'échelle tricontinentale, existe aujourd'hui entre les problèmes de la révolution et ceux de la culture, nous oblige à repenser le concept même de responsabilité des intellectuels et à définir ensemble des formes militantes et dynamiques de solidarité entre les hommes de culture du monde entier. Ce premier devoir de solidarité révolutionnaire entraîne immédiatement un autre : celui de dire la vérité, et de la propager partout, avec d'autant plus de rigueur et de passion que nos peuples ont été, et sont encore, les victimes de l'impudent mensonge impérialiste.

     Ceci dit, posons les questions initiales qui fondent socialement, moralement, artistiquement, le contenu de nos responsibilités : au seuil de 1968, où en est le Tiers Monde, sur le plan du développement culturel ? L'homme et la femme 'des pays sous-développés sont-ils en train de récupérer leur être social, leur himanité et leur beauté, que la colonisation avait aliénés ? La science, l'éducation, les lettres et les arts, sont-ils adaptés aux besoins immédiats et futurs des peuples asiatiques, africains et latino-américains ? Le développement de nos nations est-il conçu dans la perspective d'une décolonisation à la fois des structures coloniales et des nombreuses conséquences morales, psychiques, culturelles de la colonisation ? Nos cultures respectives, enfin, ont-elles cessé de vivre au rythme de l'Occident et ont-elles la possibilité d'avancer selon leur propre dynamisme interne ? Laissons les faits eux-mêmes répondre à ces fondamentales interrogations.

Il y a une dizaine d'années, on pouvait, peut-être, penser que la colonisation, se sachant mortelle, allait s'arranger pour mourir le moins ignominieusement possible. Malheureusement, force est de constater, par le sang qui court sur nos trois continents, que l'impérialisme, quoique discrédité moralement, a cependant retrouvé l'aplomb et l'insolence des pires moments de son histoire. Le pillage du Tiers monde continue fiévreusement. La vieille stagnation socio-économique, l'inhibition et l'hibernation culturelles demeurent les caractéristiques principales de la majorité de nos sociétés. Les frontières sinistres de la dénutrition, de l'analphabétisme, du chômage, du racisme, du fatalisme religieux, de l'aliénation généralisée, du sous-emploi intellectuel, ne reculent pas. Le Tiers Monde est très loin encore d'occuper dans la vie internationale la place qui revient à sa dignité. Des confins de l'Asie du Sud-Est à la Cordillère des Andes on se trouve en présence d'une masse humaine, inconnue, opprimée, méprisée, compartimentée et balkanisée par toutes sortes d'archaïsmes et de dissonances exotiques : empêtrée dans un fouillis inextricable de problèmes économiques, techniques, démographiques, linguistiques, religieux, psychologiques, culturels. Les forces de création et de connaissance du Tiers Monde restent le plus souvent congelées, improductives, complètement, omnilatéralement subordonnées aux contraintes et aux hystéries mercantiles du néo-colonialisme européen et de l'impérialisme nord-américain. Certes, la présence coloniale directement oppressive livre désespérément ses derniers combats, mais au sein des indépendances nominales, fictives, subjectives, se sont réajustées des structures néo-coloniales aussi irrémédiablement stérilisantes que celles du passé. Chassé par la porte, le colonialisme est rentré allègrement par la fenêtre derrière laquelle l'attendait, les bras ouverts, frétillants de lâcheté et de trahison, une pseudo-bourgeoisie autochtone qui n'hésite pas à perfectionner les mécanismes d'oppression et les circuits aliénants propres au système colonial. La prise en charge de cet héritage hideux explique les massacres qui ont eu lieu en Indonésie : le cauchemar totalitaire imposé au peuple d'Haïti par le « tonton-macoute » Duvalier ; les autres cauchemars, implantés par les gorilles latino-américains ; les nouvelles satrapies africaines ; et toutes les barbaries entreprenantes, qui, en Asie, en Afrique, en Amérique Latine avec les encouragements et les ruses de l'Occident néo-colonisateur, poursuivent pêle-mêle l'entreprise de déshumanisation... Nous avons, dans l'écrasante majorité des cas, une indigénisation accélérée des violences et des tribulations d'autrefois. Les bourgeoisies asiatiques, africaines, latino-américaines, dans la carence de tout sentiment national, s'adonnent voluptueusement aux ivresses obscènes de la servitude et de la tyrannie. Cependant, dans ce contexte effrayant du Tiers Monde, il y a des pays qui échappent à ces drames socio-économiques et socio-culturels. Ce sont évidemment ceux qui ont fait ou qui font la révolution. Je retiens, pour mon analyse, deux d'entre eux dont les initiales historiques sont vraiment exemplaires : le Vietnam et Cuba. Au Vietnam comme à Cuba la décolonisation est une création sociale ininterrompue, un organisme extraordinairement vivant qui ne cesse d'engendrer de puissants anticorps qui le rendent capable de résister avec succès à l'épidémie néo-coloniale. A Cuba comme au Vietnam les valeurs culturelles sont coalisées, unifiées, et l'être social du peuple, porté à son plus haut niveau de tension créatrice, possède le dynamisme nécessaire pour diminuer progressivement la distance qui, dans les pays sous-developpés, existe entre l'initiative technologique et le rétablissement de la culture nationale. Ce double effort est intégré dans une totalité unitaire. Les révolutions cubaines et vietnamiennes, tout en s'acculturant nécessairement aux apports de la civilisation industrielle, sont en train d'affirmer, avec une immense vitalité, leur particularisme culturel et leur potentielle universalité. La lutte anti-impérialiste est menée multilatéralement d'une façon cohérente, organisée, réfléchie, consciente. C'est ce qui fait que le petit Vietnam peut résister victorieusement à l'activisme monstrueux et à l'escalade criminelle des Etats-Unis. La décolonisation est conduite dans la confusion et l'incohérence, quand l'initiative est laissée entre les mains de pseudo-bourgeoisies qui importent les mœurs, l'outillage mental, les valeurs, les conduites sociales et les aliénations de l'Occident, sur le même bateau où leur arrivent les voitures de luxe et les autres produits de consommation qui abondent sur les marches du néo-capitalisme. La leçon à tirer de tout cela est la suivante : il n'y a pas de décolonisation sans une véritable révolution. Il n'y a pas de développement de la culture nationale possible sans une rupture radicale, violente, désaliénante, avec le passé colonial. Dans les pays où une opération aussi décisive n'a pas eu lieu la vie culturelle se réduit lamentablement à un exhibitionnisme et un narcissisme qui étreignent dans leurs bras fatigués les impuissances séniles de l'Occident néo-colonial. Par contre, à Cuba, au Vietnam, et dans les autres pays où l'explosion révolutionnaire est une conscience-en-action, les peuples ont les moyens de comprendre leur passé, d'interpréter et de transformer leur réalité nationale, d'apprécier ce qui leur appartient en propre, et ce qu'ils doivent à 1'héritage d'autres cultures qui entrent dans leur formation historique. Ils savent ce qu'ils doivent faire et ce qu'ils doivent être. Les éléments et les ferments dynamiques qu'introduit la praxis révolutionnaire assurent à ces neuves structures nationales la cohésion psychique, la volonté morale, l'imagination créatrice, la santé historique qui leur sont absolument nécessaires pour faire face efficacement aux dérèglements politiques et militaires de l'impérialisme. La révolution engendre également des appareils politiques modernes, des organisations de masse, qui, à tous les niveaux, unifient démocratiquement tous les facteurs constitutifs de la nation. De même la révolution met au monde de véritables hommes de vérité, des hommes de fraternité, dont, comme le fit remarquer justement l'un de ces hommes, Ernesto Che Guevara « dont la personnalité joue le rôle de mobilisation et de direction dans la mesure où elle incarne les plus hautes vertus et aspirations du peuple et ne se sépare pas de la route ». De tels héros de la révolution socialiste dans le Tiers Monde, quand ils meurent, comme notre merveilleux commandant Ernesto Che Guevara, leur explosion de lumière et de volonté continue à organiser la vie. Quand un Kennedy est assassiné, sa mort est sans appel, car elle ne peut devenir un facteur étincelant d'organisation de l'espérance des hommes de son pays, tandis que, quand Che Guevara est assassiné, sa mort est comme un sabre végétal dans nos mains pour avancer dans la forêt inconnue ; sa mort est un arbre vivant qui continue à porter nos vérités et nos armes les plus secrètes. Cette comparaison entre deux destins, pris dans deux mondes différents, montre l'abîme qui, sur le plan moral, existe entre le développement éthique de Cuba et le sous-développement moral des Etats-Unis. La révolution assure ainsi aux peuples qui osent la faire un essor moral, qui compense largement leur infériorité technologique, et qui est un facteur à son tour déterminant dans le chemin de leur développement. Moralement parlant, le Vietnam a déjà vaincu les Etats-Unis. Sur ce terrain, l'héroïque résistance du Vietnam a le mérite d'enterrer les valeurs mythiques dans lesquelles s'étaient drapés les Etats-Unis pour dissimuler aux yeux du monde le gouffre de leur sous-développement moral. Le Vietnam et Cuba incarnent les plus hautes valeurs de la civilisation du XXe siècle, tandis que les Etats-Unis, à cause de leur positivisme militarisé, de leur mentalité bassement utilitaire et égoïste vivent l'agonie de leurs plus nobles légendes et se voient condamnés à mourir de froid, en tant que classe irréversiblement en décadence. Toutes ces considérations qui établissent nos responsabilités enseignent que la révolution est actuellement la seule force historique capable de décoloniser, non seulement la vie sociale de nos peuples, mais leur vie intérieure. Elle crée les conditions d'une véritable mutation culturelle. C'est pourquoi, dans le Tiers Monde, au milieu des terribles épreuves qui frappent nos peuples, l'expérience révolutionnaire, est le seul fondement valable du « cogito ». Elle provoque une coïncidence exaltante entre la pensée et l'être social. Faire la révolution est la première évidence historique et la première valeur culturelle qui entraîne pour nous un nouveau postulat de la raison : je fais la révolution, donc je suis, donc nous sommes. Avec la Révolution ce « tiers » qu'on a accolé comiquement au monde de notre enfance et de notre émerveillement, et que nous portons tous comme une blessure au cœur, s'efface en même temps que nos diverses névroses, et la vie devient une vivifiante aventure collective. Nous cessons d'être les zombis de l'histoire universelle. J'ai essayé de mettre en évidence quelques-uns des faits sociaux et moraux qui établissent nos responsabilités révolutionnaires. Nous avons également, nous autres écrivains et artistes, une responsabilité esthétique à assumer. Dans ce domaine aussi je dois invoquer l'expérience de la révolution cubaine. Sur ce plan, comme sur beaucoup d'autres, Cuba a réconcilié le marxisme avec le marxisme, mettant en action un socialisme qui inonde toutes les rives de la condition humaine. Ici, l'art et la littérature ne sont pas tenus pour des appoints immédiatement utilitaires de l'idéologie et de la politique. La littérature trouve les conditions pour exercer des pouvoirs et des devoirs de mise en question, de critique et d'inquiétude. On tient compte des retards et des avances que, dans leur saisie de la réalité, les écrivains et les artistes peuvent avoir, étant donné la complexité même de la vie, l'inextricable foisonnement des sentiments, des conflits et des situations de l'existence, la nécessaire diversité des hommes et des femmes, la richesse des rapports entre la conscience et le monde. A la question : qu'est-ce que la littérature dans le Tiers Monde, et quel avenir l'attcnd ? Nous répondons : elle n'est encore rien, mais elle aspire à la totalité humaine, comme les peuples, comme la révolution qui les remet dans le double circuit désaliénant de la particularité et de l'universalité. Une dernière réflexion qui situe nos responsabilités : on a dit avec raison que nos peuples ont été absents à tous les rendez-vous d'amour que l'être humain a pris, au cours des trois derniers siècles, avec la science, la littérature, l'art, la beauté, la tendresse. En réalité, nous étions présents à notre manière ; c'est-à-dire avec notre sueur et nos souffrances. Nous étions en Asie, en Afrique, en Amérique Latine, le combustible biologique, qui avant l'âge de l'électricité, rendit possible le Siècle des lumières et les autres aventures universalisantes de la culture occidentale. Voici qu'une nouvelle explosion de la science est en cours, où interviennent la relativité, la désintégration atomique, (si elle ne nous extermine pas) les cerveaux électroniques, la théorie des ensemblés, la cybernétique, l'exploration du cosmos, etc. L'impérialisme et le néo-colonialisme ourdissent le projet de garder cette fois nos peuples dans la cuisine étouffante de l'histoire. Mais nos peuples envers qui nous nous sentons responsables ici, sont décidés à sortir les armes à la main de cette cuisine, pour imposer, dans le concert des autres nations, leur triple présence asiatique, africaine et latino-américaine, parce que, ayant relevé leurs têtes, ils ne veulent plus que l'histoire soit seulement celle de l'Occident capitaliste, mais l'histoire ouverte de l'espèce humaine. Nos peuples se sentent désormais les agents responsables de l'évolution de toute la terre et veulent par leur présence dynamique et enrichissante faire cesser les scandales de la réification généralisée de la vie. Nous optons de toutes nos forces libératoires pour les valeurs fraternelles de la communauté et de la solidarité. Quant aux intellectuels européens et nord-américains, présents à ce congrès, nous savons qu'ils ne sont pas venus chercher de nouvelles preuves de notre « infériorité congénitale ». Ils sont des porteurs de semences et de lumière. Ce que nous avons à leur offrir, en plus, peut-être, de la tristesse de nos tropiques, c'est notre seule richesse : notre solidarité militante, ce qu'Ernesto Che Guevara, notre inoubliable Prométhée, nous laisse en héritage, la volonté de mettre, par la révolution, une chair éclatante sur le squelette de notre liberté et de notre dignité, et de consentir les sacrifices nécessaires pour mettre avec vous sur pied « l'homme du XXe siècle : nous-mêmes ». Sur de telles bases d'action, nous conjuguerons des ressources comme le savoir, la raison, l'imagination, la sensibilité et la maturité pour bâtir correctement, intelligemment, un monde où l'unité de l'espèce trouvera enfin son orient secret et sa manifeste plénitude, dans un processus planétaire d'intégration et d'universalisation des cultures, qui sera demain la mesure de notre humaine condition !

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RENE DEPESTRE : Poète haïtien, exilé à La Havane.

                                        OUVRAGES PUBLIES

ETINCELLES. (Imprimerie Nationale) - Haïti - 1945
GERBE DE SANG. ( Imprimerie Nationale) - Haïti - 1946
VEGETATION CLARTE. (Editions Pierre Seghers) - Paris 1951
TRADUIT DU GRAND LARGE. (Editions Pierre Seghers) - Paris 1952
MINERAL NOIR. (Editions Présence Africaine) Paris 1957
JOURNAL D'UN ANIMAL MARIN. (Editions Pierre Seghers) Paris 1965.
UN ARC-EN-CIEL POUR L'OCCIDENT CHRETIEN : poème-mystère vaudou. (Editions Présence Africaine) Paris 1967.