toni maraini


                                        situation de la peinture marocaine

pp. 15-19


    Les recherches plastiques parallèles menées par un certain nombre d'artistes, les investigations approfondies entreprises par certains d'entre eux et leurs prises de position ont commencé à libérer la peinture marocaine des facteurs culturels « absurdes » qui la caractérisaient autrefois. Ces facteurs continuent certes à conditionner les activités picturales officielles ainsi que les travaux des peintres marginaux, mais, en ce qui concerne la situation que ce dossier prend en considération, ils ont été lucidement éliminés.


   Depuis quelques années, une nouvelle situation existe, qui s'insère dans l'histoire de la peinture marocaine en position d'avant-garde.


    Il n'est pas dans mon intention, ni surtout dans mes capacités, de tracer ici une histoire de la peinture au Maroc. En effet, trop souvent résumée, ici comme à l'étranger, dans des études réthoriques et approximatives, elle nécessite au contraire une analyse raisonnée et approfondie.


    En considérant ici cette situation d'avant-garde, on désire avant tout dégager certaines de ses caractéristiques. Le lecteur pourra cependant, aidé par le matériel que le dossier a réuni, (chronologie, biographies, etc...) se faire une idée générale, mais aussi claire et documentée que possible, du parcours suivi par la peinture marocaine.

    On sait qu'une action culturelle d'avant-garde n'est possible que si l'on parvient à détruire la superstructure provinciale — basée sur l'égoïsme, l'opportunisme, la paresse intellectuelle, le conventionnalisme artistique —. Il devient alors possible aux artistes de mener une aventure créatrice libre, ouverte, fière et totalement décomplexée. Les peintres que nous présentons ont, avec plus ou moins de profondeur, et plus ou moins récemment, pris conscience de cette superstructure et en sont sortis.


    Deux problèmes fondamentaux dans la genèse de cette situation se sont posés aux peintres qui, par leurs œuvres et par leurs idées, ont travaillé à sa réussite : celui de « l'avant-garde » (du présent par rapport au futur et aux exigences de la vie contemporaine), et celui de la tradition (du présent par rapport au passé et aux valeurs plastiques traditionnelles). En se les posant, ou en étant brutalement mis face à face à eux, ils ont dû faire des choix. Ces choix ont été opérés par chaque artiste selon son expérience et son degré d'engagement ; pour quelques-uns, ils ont été poussés et tranchants.


     C'est dans l'équilibre lucide entre ces deux prises de conscience que se situent les travaux les plus importants.

     Sur le plan plastique, ces peintres ont choisi différentes voies et formes d'expression. Cependant, bien que la figuration — dans son aspect franc et graphique — intéresse certains d'entre eux, c'est dans le domaine de la non-figuration et de l'abstraction que la plupart effectuent leurs recherches.


     C'est un langage non finalisé sur le plan de l'utilité matérielle (il ne sert pas à commémorer une bataille ou à glorifier un paysage), mais — comme il en était ainsi dans l'esthétique populaire — il s'ouvre à la sensibilité intérieure du spectateur. La présence d'une « signalétique » intentionnelle qui propose un circuit déterminé par l'artiste ne conditionne pas la liberté de participation du récepteur. Cette liberté déconcerte toujours le public académique, — dont l'imagination, habituée à une explication scholastique des choses, s'est trop atrophiée, — parce qu'on le secoue et on lui demande de participer activement à la création du peintre.

     Pourtant, le langage non-représentatif prédomine traditionnellement au Maroc ; et quand la réalité est considérée, c'est plutôt pour ses qualités immanentes et collectives que pour celles contingentes et descriptives. C'est par cet héritage biologique que certains peintres de ce dossier ont pu sentir d'une façon directe et intense les problèmes artistiques qui se présentent aujourd'hui avec urgence et s'insérer dans le vaste champ d'investigations modernes, sans devoir passer par une série de luttes culturelles — pour digérer plusieurs siècles de dogmatisme académique — comme ce fut le cas en Europe.

     Chacun de ces peintres possède une technique et un style particuliers.

     Chez Gharbaoui, l'attention est essentiellement concentrée sur le geste et les traits nerveux ; par un désordre chromatique et une vitalité automatique, il crée sur un espace neutre et une matière active et expressive. Bennani s'intéresse à l'espace dans la mesure où celui-ci peut contenir le geste et équilibrer les formes ; contrôlées par cette structure, les formes se subdivisent en masses solides juxtaposées. Chez Hamidi, c'est au moyen de la construction chromatique que la toile s'ouvre aux différentes dimensions ; tout en choisissant comme point focal des éléments superposés à des plans horizontaux, c'est par les vibrations complémentaires des couleurs qu'il établit les équilibres. Un rapport plus formel entre la réalité visuelle et celle mentale apparaît chez Seffaj, mais cette recherche le porte vers une analyse originale des formes et de la matière asymétriquement découpés dans un ordre graphique. La peinture de Melehi, Ataallah et la dernière période de Chebaa sont construites sur des espaces géométriques, au moyen de signes, de signaux, de formes bien définies et de couleurs optiques. Choisissant rigoureusement les éléments qui les intéressent, ils les composent et superposent dans un ordre équilibré et mental. Par la vibration des couleurs et des espaces, ils obtiennent parfois des dimensions qui se projettent hors de la toile. En partant d'une émotion plus « physique », Belkahia parvient, dans son dernier travail, à isoler des formes, des entités organiques et surréelles, qu'il organise sur le fond monochrome du métal.

     Quelques-uns de ces peintres ont mené, parallèlement à ces recherches, des investigations pour établir, par rapport au présent, le rôle de la tradition (découvrir ses constantes, l'analyser, l'inventorier, déceler ses différents aspects et valeurs).

     C'est surtout autour de Meleni, Chebaa et Belkahia et des initiatives pédagogiques et culturelles prises par l'École des Beaux-Arts de Casablanca qu'elles ont trouvé un terrain ferme.

     En analysant le monde des formes qui les entourent, ils y ont découvert toute une tradition oubliée et négligée : l'art populaire rural et citadin, ses lois plastiques, ses « patterns » stylistiques et ses significations psychologiques.

     C'est souvent par une telle découverte — synchronisée aux revendications culturelles et aux recherches d'une source authentique que l'expérience artistique d'un pays » s'enrichit (voir, par exemple, le cas de la Russie des années 20, du Mexique, du Japon).

     Au Maroc, il s'agit de la découverte de toute une production qui a accompagné, et accompagne, la vie visuelle quotidienne de la population. Certains de ses aspects avaient été déjà pris en considération dans le passé par les études étrangères, mais le caractère ambigu et rigide de ces études a plutôt nui que contribué à la compréhension du sujet. Ainsi, mal comprise, mal connue, superficiellement appréciée et sentie, cette production fut cataloguée parmi les curiosités folkloriques, cantonnée dans les dépôts des érudits ; elle fut aussi orientée vers une productivité commerciale et spéculative qui l'a finalement jetée dans l'impasse de l'Artisanat Touristique (voir, dans ce sens, le rôle particulier du Service des Arts Indigènes, avec ses « stations d'estampillage », sa « rééducation artisanale », etc., activités continuées aujourd'hui par les Services de l'Artisanat) (1).

     Cette production artistique populaire est à la fois mobile (objets divers) et monumentale (architecture et « décoration » architecturale). C'est une production fonctionnelle : les éléments esthétiques sont organiquement coordonnés à l'usage, au but et à la matière employée. Ces éléments se basent sur des canons, déterminés « rationnellement » dans le temps, par l'expérience et par la collectivisation continuelle des inventions individuelles, mais ils demeurent en même temps toujours ouverts aux modifications, aux interprétations, aux interférences irrationnelles et originales. Ils se composent généralement dans un langage non-figuratif ou abstrait, souvent aussi « iconique » ou stylisé. C'est un langage riche et chaud, plastiquement très varié. Lié aux traditions millénaires méditerranéennes, sahariennes et africaines, il s'est développé suivant les lois « gestaltiques » et « iconographiques »
fondamentales (2).

     Superficiellement traité de « décoratif » — par une terminologie et une tradition académiques qui laissaient effectivement à la décoration un rôle secondaire d' « embellissement » (dict. Larousse) — cet art, au contraire, est aussi significatif et communicatif que tout art. Seulement, les moyens visuels (géométriques, abstraits ou figuratifs) et la succession des « signaux » idéographiques qu'il emploie pour rédiger sa composition pictographique, par leur nature universelle, primaire et symbolique, s'éloignent trop radicalement des moyens visuels auxquels ont eu généralement recours les grands arts officiels et urbains pour qu'une appréciation ouverte et non conditionnée fût possible. L'observateur sensible devrait cependant savoir déceler le facteur créateur à tout niveau de la production artistique humaine.

     Ce n'est pas par accident en effet qu'au Maroc cette « découverte » ait eu lieu en partant des peintres. Mais, pour eux, il ne s'agit pas de recopier cet art populaire traditionnel, ni de s'en inspirer formellement et mécaniquement. Leurs rapports réciproques se situe en profondeur. Ils y localisent un esprit et des constantes collectives et ils y puisent une force plastique intériorisée.

     Les différents aspects de l'art populaire offrent finalement un matériel d'analyse d'une très grande importance. Ainsi, cet aspect traditionnel, pré-industriel et harmonieux, et, d'une façon également urgente et impérative, celui qui concerne son acheminement dans la dégénération artisanale touristique et son passage vers la pseudo-modernisation urbaine, attirent l'attention des artistes. Ce passage — aggravé par l'introduction accélérée des produits spéculatifs occidentaux de 4e catégorie, ainsi que par le manque d'une préparation esthétique moderne véritable chez le fabricant, qui « fait » mécaniquement des objets laids, mi-utilitaires, mi-décoratifs, sans plus pouvoir s'exprimer traditionnellement ni encore s'exprimer personnellement — risque de demeurer long et hybride, ne donnant lieu qu'à une production stérile et grotesque.

     L'intervention des peintres est nécessaire pour proposer, soit au niveau de l'objet quotidien technologique (dessin industriel) soit au niveau des moyens de communication collectifs (art graphique,publicité, calligraphie, photographie, etc...), une esthétique appropriée et saine.

     Leur travail ne se situe donc pas uniquement au niveau de la création individuelle, mais il s'inscrit dans le cadre de l'éducation visuelle collective.

     Depuis quelque temps déjà, les artistes de l'Ecole de Casablanca se sont constructivement engagés dans cette voie (3).

toni maraini

     Née à Tokyo en 1941. Grandit en Sicile. Etudie l'histoire de l'art à Rome, à Florence, à l'Université de Londres et au Smith Collège (U.S.A.). Diplômée en 1964 (thèse sur l'art contemporain). Prépare actuellement un ouvrage sur l'art populaire dans le monde.

     Quand je me suis établie au Maroc, la rencontre avec son art fut très importante pour moi. Mais quand j'essayai, pour ma propre curiosité et nécessité intellectuelle (et non pas pour entreprendre une carrière de spécialiste), de mieux situer historiquement et culturellement ce que je voyais dans le domaine plastique (surtout dans l'art appliqué et populaire) je m'aperçus que, par rapport à la « culture générale » tout cela n'était contenu que dans un grand vide, un trou psychologique. Presque toutes les études que je consultai ne me satisfirent pas.

     Préoccupée par certains problèmes de la perception visuelle et de l'expérience esthétique et sociale contemporaine, je me suis engagée depuis quelques temps dans une étude sur l'art populaire dans le monde, la fonction de l'art rural et citadin collectif et non-académique, son rôle social, son apport équilibrateur, et dans certains cas, sa disparition et sa réapparition dans le contexte de l'art collectif urbain et technologique. Cette étude fera l'objet d'un ouvrage.


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(1)   Voir à ce sujet J. Mathias : « L'artisanat marocain ». B.E.S.M., Vol. XXVII, 1963, Rabat.
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(2)   Voir par exemple « Icon and Idea » de Herbert Read, Londres, 1956, Chapitre II, où il traite de la question du développement de l'art populaire
        en analysant ses lois psychologiques (gestalt) et ses lois visuelles (iconographiques).
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(3)    Par l'application de l'art graphique et de la publicité moderne dans leur enseignement, et en dehors. Ils ont, dans ce sens, fait tout leur possible pour         accompagner les expositions didactiques ou personnelles d'affiches et de catalogues artistiquement dessinés, alors qu'auparavant, le côté         
         graphique ne semblait nullement intéresser les peintres en général — eux qui devraient être les plus sensibles à cet aspect.
                Il sera peut-être intéressant ici — pour donner une idée du caractère sérieux de ces  nouvelles recherches — de citer l'exemple de cette affiche        
        dessinée par M. Melehi lors d'une exposition de groupe à Rabat, et choisie par le Musée d'Art Moderne de New York comme une des meilleures        
        affiches internationales de l'année 1966.
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