souffles
numéro spécial 15, 3e trimestre 1969

a serfaty : L'Etat d'Israël est-il une nation? 
pp. 90-93

 

     Cette deuxième moitié du XXe siècle voit se produire une véritable explosion de «problèmes» nationaux dont la diversité et la nature souvent contradictoires, tout au moins en apparence, peuvent laisser penser que le marxisme est impuissant à dominer ces problèmes. Des idéologues de la bourgeoisie, et des intellectuels se réclamant du marxisme, mais non liés à la praxis révolutionnaire, ont, bien sûr, déjà franchi le pas. Même dans nombre de partis se réclamant du socialisme scientifique, l'insuffisance actuelle de la théorie conduit à l'empirisme, au praticisme, à l'abandon devant le «fait accompli».

     Et pourtant, ce serait nier le marxisme que d'accepter une prétendue impuissance à intégrer les phénomènes complexes actuels dans une même explication théorique, et à renoncer à en dégager des guides pour l'action.

     Nation arabe et peuple juif, problème noir américain et négritude, Irlande du Nord et autonomisme breton, c'est à partir de la diversité et des contradictions mêmes de ces problèmes qu'une théorie marxiste de la nation répondant au mouvement historique de l'humanité peut et doit être élaborée.

     Nous n'en donnerons ici que quelques indications:
 
 

1. Méthodologie

     Au moment où le marxisme est réduit par certains à un simple scientisme (Althusser) ou à un vague humanisme (Rodinson), il n'est pas inutile de préciser que nous partons des quelques textes méthodologiques de K. Marx (Introduction générale à la Critique de l'Economie Politique, Postface à la 2e édition allemande du Capital) de leur développement dans les Etudes philosophiques des dirigeants révolutionnaires qui ont été ses continuateurs, et de leur approfondissement par les philosophes marxistes contemporains suivants: A. Sanchez-Vasquez,(1) E. Bloch,(2) L. Goldmann,(3) A. Abd-el-Malek (4) et plus particulièrement K. Kosik.(5)
 

2. Critique de la définition de J. Staline

     Elle est immédiate: parler de communauté «stable» est contraire à l'essence même du marxisme, dont le fondateur déclarait «Sous son aspect rationnel, elle [la dialectique] est un scandale et une abomination pour les classes dirigeantes et leurs idéologues doctrinaires, parce que dans la conception positive des choses existantes, elle inclut du même coup l'intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire, parce que, saisissant le mouvement même dont toute forme faite n'est qu'une configuration transitoire, rien ne saurait lui en imposer; parce qu'elle est essentiellement critique et révolutionnaire».

     Par contre, ces «formes» structurent, comme nous le verrons dans le concept de «totalité concrète», les différentes composantes mises justement en relief par J. Staline.
 
 

3. Critique des théories idéalistes

     Elle a déjà été faite par Lénine. Nous n'y revenons pas. Mais soulignons que l'application cohérente de cette démarche est le rejet des concepts de «peuple juif» et de «négritude» coupés du temps et des lieux et qui conduisent au sionisme, ou, comme l'a si bien démontré René Depestre, au «sionisme noir» du dictateur Duvalier».(6)
 

4. La Nation est une Totalité concrète

     Au sens précisé par K. Kosik, la réalité étant comprise comme «un ensemble dialectique et structuré». Nous renvoyons à l'ouvrage de K. Kosik pour une explicitation de ce concept. Citons ici cette remarque critique sur les fausses conceptions de «totalité» qui s'applique bien au concept de nation et à ses composantes: «Ainsi, comme d'autres concepts très importants de la philosophie marxiste - la fausse conscience, la réification ou chosification, la relation du sujet et de l'objet - perdent leur caractère dialectique s'ils sont considérés isolément, en marge de la théorie marxiste de l'histoire, et des concepts avec lesquels ils forment une unité et un «système ouvert» dans lequel ils acquièrent une signification authentique, ainsi également la catégorie de totalité perd son caractère dialectique si elle est conçue seulement «horizontalement», comme relation des parties et du tout, et si elle est coupée de ses autres caractéristiques organiques: sa dimension génético-dynamique (création du tout et unité des contradictions), et sa dimension «verticale», qui est la dialectique du phénomène et de l'essence».

     (Notons que la «dialectique du phénomène et de l'essence» ne peut être percue qu'à travers le concept de praxis, et par cette praxis elle-même).

     La conception raciste de la «nation israélienne» en isolant, au sein même du territoire dominé par l'Etat d'Israël, la population juive et en la raccordant à un «peuple juif» international conduit à un irréel qui ne se maintient que par l'aventure fasciste et agressive.

     Les concepts fondamentaux de la théorie des ensembles, intégrés à la conception dialectique, nous permettent de mieux comprendre comment le mouvement et le devenir d'une nation, conçue comme «totalité concrète», s'intègre, fait lui-même partie, de «totalités concrètes» plus vastes.

     Le mouvement de chaque «totalité concrète» nationale, conçue comme ensemble particulier, partie d'un ensemble plus vaste, est à la fois conditionné par ses contradictions internes (lutte des classes) et s'intègre au mouvement général de l'ensemble englobant (actuellement lutte contre l'impérialisme aux plans successifs régionaux et mondial).

     A tout moment, une «totalité concrète» ou «forme», comme «ensemble dialectique et structuré», contient en gestation ou fait partie de la gestation d'une nouvelle «totalité concrète» ou «forme» nouvelle qui en est à la fois le devenir et le dépassement.
 

5. Conséquences

     Penser par contre que le concept de nation puisse avoir le même contenu dans la phase historique actuelle de décomposition de l'impérialisme et d'émergence du socialisme que dans la phase de développement du capitalisme en Europe est ni plus ni moins de l'idéalisme. De même, comme l'a bien montré Anouar Abd-el-Malek,(7) la conception contemporaine de «wattan» dans le monde arabe est différente de la conception de «umma» correspondant à la société communautaire précapitaliste. La lutte pour la construction d'une «wattan» arabe, d'une nation arabe, la lutte contre la désarticulation imposée par l'impérialisme et dont se nourrissent les valets du néo-colonialisme, s'intègre dans la phase actuelle de lutte mondiale contre l'impérialisme et pour le socialisme.

     Les révolutionnaires, les partis se réclamant du socialisme scientifique, le mouvement ouvrier international se doivent de lutter pour être les «accoucheurs» de ce devenir des nations, les «fossoyeurs» des formes dépassées.

     Au sens même du «Manifeste du Parti Communiste», les prolétaires, les révolutionnaires sont, dans les pays capitalistes, les «fossoyeurs» des formes bourgeoises de la nation et les «accoucheurs» de ses formes «prolétariennes».

     La décomposition du capitalisme en impérialisme entraîne déjà, en fait, la décomposition de ces formes bourgeoises de la nation. Il suffit de voir comment le grand Capital européen se prostitue actuellement devant les monopoles américains.

     Dans les pays émergeant, par leur lutte, de l'oppression coloniale et néo-coloniale, l'impact colonial avait tenté de désarticuler la «totalité concrète» existante, comme tente de le faire l'Etat d'Israël au Moyen-Orient. Rien d'étonnant donc à ce que l'époque de décomposition du capitalisme et de l'impérialisme voit la résurgence des formes écrasées et étouffées par le capitalisme. Ceci est vrai également à l'intérieur même des pays capitalistes.

     Mais ces formes ne sont révolutionnaires et douées de devenir que si elles constituent elles-mêmes une totalité concrète en gestation et qu'elles s'intègrent par là-même à la restructuration de totalités concrètes plus vastes.

     Tels peuvent être le cas des problèmes bretons, irlandais, basques et autres en Europe Occidentale, dans le cadre d'une restructuration révolutionnaire des formes nationales de cette région. Tels peuvent être le cas des problèmes des noirs américains, des mexicains-américains, des canadiens-français, dans le processus historique d'éclatement de la base principale de l'impérialisme et du capitalisme, et d'une restructuration révolutionnaire du continent nord-américain. Mais tel ne peut être le cas d'une «négritude» ou d'une «judéité» intemporelle et idéelle.

     Tel est le cas, par contre, du mouvement de libération nationale et de lutte contre les formes capitalistes et dépendant de l'impérialisme dans les différentes nations constituant le monde arabe, et de leur restructuration révolutionnaire dans une «nation arabe». Dans ce sens, la «nation arabe» est une «réalité concrète» autrement plus sérieuse, parce que correspondant à un devenir, que telle forme «nationale» déjà en voie d'éclatement par la décomposition du capitalisme. Cela ne signifie pas que cette «nation arabe» sera le décalque de la situation existante par exemple pour les émirats du Golfe Arabique, ni qu'elle ne comprenne des sous-totalités concrètes correspondant aux spécificités d'une Palestine unifiée ou d'un Irak ayant résolu le problème kurde. Mais, encore une fois, et on ne saurait trop y insister, ces sous-totalités concrètes s'intègrent dans la totalité concrète plus large à la structuration de laquelle elles contribuent. Elles ne sauraient en être un facteur de désarticulation ou de consolidation de la désarticulation coloniale comme c'est le cas de l'Etat d'Israël ou comme ce pourrait être le cas, irréalisable, mais voulu par certains idéologues de rechange de l'impérialisme, d'une Palestine soumise, par le poids économique et culturel des structures de l'Etat sioniste qui y seraient dominantes, à l'emprise impérialiste.

     Quant à la «nation israélienne», de quoi s'agit-il? De la résurgence d'une «forme nationale» correspondant, non pas aux formes nationales de l'époque capitaliste, ni même des sociétés féodales ou communautaires,(*) mais de l'époque des tribus nomades du prénéolithique. Même sur le plan du judaïsme, cette conception a été dépassée depuis les Prophètes. Que l'impérialisme ait exhumé cette «forme nationale» éteinte pour les besoins de sa cause n'enlève rien à son non-sens et au fait qu'elle soit condamnée par l'histoire.

     Les noirs américains, ou les irlandais, peuvent constituer une «totalité concrète» à la fois parce que structurant, par leur mouvement, une «réalité concrète» à différents plans de l'infrastructure et de la superstructure, et parce que s'intégrant, par leur mouvement révolutionnaire, à la totalité concrète environnante en gestation, c'est-à-dire au processus révolutionnaire de restructuration de l'Europe Occidentale ou du continent nord-américain.

     Les juifs de Palestine n'ont d'autre issue que s'intégrer à la totalité concrète environnante en participant, par une lutte révolutionnaire, à la gestation d'une Palestine unifiée et démocratique, s'intégrant elle-même au processus révolutionnaire de restructuration du monde arabe.

     Mais le conglomérat de gens issus des communautés juives d'Europe Centrale, d'individus venus d'Europe Occidentale et d'Amérique du Nord, de gens déracinés ces toutes dernières années des communautés judéo-arabes du monde arabe, ne peut constituer une «totalité concrète» sur le seul facteur mystique. Que l'opération de mystification de ces deux millions d'hommes ait momentanément réussi n'est pas en soi une justification. En tout cas, elle ne saurait l'être pour des révolutionnaires armés du socialisme scientifique. Reprenant la phrase de Marx, «rien ne saurait leur en imposer!»



 

* - au sens où nombre d'intellectuels marxistes parlent, trop facilement, de «mode de production asiatique».
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REFERENCES

1 - A. SANCHEZ-VASQUEZ. Filosofia de la praxis. Ed. Grijalbo. Mexico 1967.
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2 - E. BLOCH. Processus et Structure. in Genèse et Structure. Mouton. Paris 1965.
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3 - L. GOLDMANN. Epistémologie de la Sociologie. in Logique et Connaissance Scientifique. La Pléiade. Paris 1966.
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4 - A. ABD-EL-MALEK. Marxisme et Sociologie des Civilisations, in Diogène, nº 64 (4º trimestre 1968).
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5 - K. KOSIK. Dialectica de lo Concreto. Ed. Grijalbo. Mexico 1967.
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6 - R. DEPESTRE. Les aventures de la négritude. Souffles, nº 9. Rabat 1968.
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7 - ANOUAR ABD-EL-MALEK. Idéologie et Renaissance Nationale. Anthropos. Paris 1969.
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