souffles
numéros 13 et 14, 1er et 2e trimestre 1969

CINEMA
m.r. : retour en agadir de afifi
pp. 40-41

 

 Si le spectateur trouve une clé...

     Agadir est une immense solitude provoquée par un cataclysme naturel. L'écroulement d'une structure sécrétée au jour le jour à travers un labyrinthe de servitudes imposées, ce qui avait donné naissance à une architecture complexe, cellulaire, témoignant d'un corps à corps: l'homme et la nature; la foule et son maître. Dès le générique, nous sommes mis en face de cet implacable protagoniste qui défie notre force illusoire: la nature. Ce n'est donc pas un hasard si les premières images de Retour en Agadir nous font assister à un combat d'ordre cosmique où vagues et rochers sont aux prises. Mais nous savons que l'élément dynamique tôt ou tard vient à bout de l'élément statique, quelle que soit sa nature, et que si les rochers opposent une résistance farouche au flux et au reflux de l'océan, leur force n'est qu'illusoire. C'est précisément de là que découle l'aspect dramatique de cette scène. Nous sommes déjà dans l'atmosphère de Retour en Agadir. Nous ne devons pas nous attendre à un spectacle de divertissement, à un voyage touristique, à une succession de clichés enveloppés dans un commentaire démagogique. Il n'est pas question d'engourdir et d'inhiber, mais de susciter plutôt la participation effective du spectateur.
 

...La brève course d'une mémoire...

     Il s'agit d'un Retour en Agadir, il s'agit de saisir ce qui est camouflé derrière une réalité d'apparat. On ne peut effectuer ce retour sans que la mémoire n'afflue pour lancer la frêle passerelle entre le passé et le présent. C'est en fonction de cette mémoire que la nouvelle Agadir, créée de toutes pièces par les magnats de l'investissement immobilier, restera une contradiction vivante, une farce monumentale, un piège en béton destiné à l'exploitation de l'homme. Dès lors, c'est avec exaspération que l'oeil parcourt les compositions plastiques de la première séquence, et dès lors l'esthétisme de ce complexe architectural se révèle factice, dérisoire. Ce qui se veut progrès redevient simple illusion quand on se pose la question: à qui profite le progrès?
 

« Le silence épouvantable du cri »

     La réponse vient instantanément, claire, sans ambiguïté: ç'aurait pu être pour cette foule en délire, qui court et crie par une étouffante journée d'été pour acclamer son roi. Ç'aurait pu être pour les gosses et les femmes parqués devant la préfecture où les responsables prennent des rafraîchissements. Ç'aurait pu être pour les hommes brûlés par la souffrance qui quémandent une clémence à travers leurs ovations mouvantes. Ç'aurait pu être pour cette marée humaine, contre les cordons de la police.

     Ç'aurait pu être... car vous avez bien vu qu'il s'agissait d'une ficelle cinématographique, que c'était des photographies relatant les événements d'avant le tremblement...

     Le cortège se met en branle pour une prochaine étape. Un fondu en blanc. Le somme de la ville se prolonge indéfiniment avec cette implacable vision de ruines et de cadavres intimement liés. La marée humaine dont il était question a été agressée par surprise, elle n'existe plus, elle est enfouie sous les décombres de ce monde chaotique.

     Le bruitage est là pour nous permettre d'établir la relation. Nous savons qui ils étaient, et quelles étaient leurs conditions de vie, leurs préoccupations quotidiennes.

     Les longs travellings de la séquence évocation créent un lourd silence, une quiétude anachronique. C'est dans cette séquence, où l'ordre des choses est rompu, que Afifi nous invite à une promenade à travers un décor absurde où les rues ne mènent nulle part, où les portes s'ouvrent sur l'absence et le chaos. C'est dans cet Agadir déstructuré qu'il nous invite à chercher le début et la fin, l'entrée et la sortie, bref une image de nous-mêmes dans un miroir brisé.
 

Et puis le temps s'est arrêté

     Nous arrivons à ce qui fut une mosquée. Une lampe à filaments de tungstène pend au bout d'un long fil électrique qui descend du ciel. L'illusion est rétablie. Nous retombons dans le monde des farces et attrapes. Il n'est plus nécessaire de chercher un raccord, un lien entre le passé et le présent, point n'est besoin de s'inquiéter pour l'avenir.

     Nous retournons en Agadir par le biais de la nouvelle mosquée en béton et acier symbolisant la survivance de l'ordre établi, le passé dominant le présent. Rien n'a changé. Et pourtant, tout a été fait pour créer cette illusion architecture délibérément avant-gardiste importée à la hâte.

     L'homme d'Agadir en reste absent, renié, réduit à l'état d'un simple objet.
 
 


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