souffles
numéros 13 et 14, 1er et 2e trimestre 1969

abraham serfaty : culture et progres scientifique (2)(*1)
pp. 7-15

 

VERS UNE SOCIETE DE CREATEURS

     Les événements de mai 1968 en France ont fait nettement éclater, dans la Société capitaliste, l'antagonisme entre deux attitudes de l'Homme, entre deux démarches «culturelles». Avoir sa tête «dans les étoiles», ou chez «Control Data» résume parfaitement cet antagonisme.

     A vrai dire, il n'est pas spécifique au mouvement de Mai français. Le même antagonisme se retrouve chez le paysan vietnamien qui doit garder «la tête dans les étoiles» pour abattre, avec un vieux fusil, ou même à l'arbalète, l'hélicoptère américain ultra-moderne, dont le pilote n'a lui, plus de tête, mais qui n'est plus qu'un rouage d'une organisation dont la tête est bien, effectivement, chez «Control Data».

     Mais le paysan vietnamien, de même que le commando palestinien, préfigure, et autrement que le spécialiste à tête froide de l'entreprise américaine, l'homme de demain.

     La société future sera une Société de créateurs ou ne sera pas. Les développements déjà possibles de l'automation permettent de le préciser. Pour qu'une telle Société se développe, il n'est pas possible d'écraser les hommes pour les soumettre, impuissants et aliénés, aux verdicts de quelques élites ayant l'accès à la Science et à la Technique. Les mouvements actuels du monde permettent de prévoir que cette forme avancée de Société esclavagiste sera rejetée.

     Le temps prévu par Marx où l'humanité pourra reconquérir le «travail vivant», le travail créateur, arrive à maturité.

     Cette Société, cet épanouissement de l'homme dans et par le travail créateur implique un bouleversement de l'ensemble des structures et des concepts du monde capitaliste.

     Ici, il faut clarifier la méthodologie d'approche d'une telle conclusion. La société capitaliste a sa logique interne. Elle a sa rationalité. Pris à l'intérieur de cette «mécanique rationnelle», il n'est pas possible d'en critiquer une partie en conservant les autres. Ainsi, la nationalisation des moyens de production ne permet pas de fonder le socialisme si l'ensemble de ces structures et concepts n'est pas remis en cause.

     Le capitalisme réduit l'homme à l'état d'objet. Le développement de l'automation rend claire cette réduction, puisque, à la limite, l'homme-chair est remplacé par l'objet matériel.

     Toutefois, comme il ne serait pas possible de parquer matériellement ces hommes dans d'immenses «réserves» d'un nouveau genre, ces «réserves» se développent d'une façon moins avouée.

     Au fur et à mesure que les grandes firmes développent leur emprise, directe et indirecte, sur le marché mondial capitaliste, elles refoulent de nouvelles zones de misère. Ainsi, le renforcement, ici, et dans le cadre du plan quinquennal, d'un secteur «d'agriculteurs dynamiques» vient développer le secteur dit «moderne», enclave de ce marché mondial, en refoulant la masse des agriculteurs plus loin encore dans la nuit de la misère.

     Pris ainsi à l'échelle mondiale, des secteurs entiers du monde capitaliste peuvent développer leur rationalité interne sans contradiction apparente, et avec une efficacité d'autant plus accrue qu'elle ignore délibérément le développement de ces zones de misère, quand elle ne les organise pas.

     A l'intérieur de ces secteurs, et jusque et y compris la vie quotidienne qui en forme l'environnement, il est possible et même logique de penser que «la totalité est la vérité», mais en même temps, «cette totalité est fausse».(15)

     Les événements de mai en France ont montré que la prise de conscience, encore diffuse certes, mais vivante, du mensonge de cette totalité peut exister dans la classe ouvrière d'un pays capitaliste avancé.

     La remise en cause de cette totalité est également nécessaire pour !es peuples des pays sous-développés qui ont à élaborer le modèle de la société future vers laquelle orienter leurs luttes.

     Nous ne pouvons ici, qu'évoquer quelques points de repère dans cette élaboration, qui doit être en même temps, et nécessairement, une négation de cette fausse totalité.
 

Dans le domaine économique

     L'épanouissement créateur des hommes est contraire aux concepts de la hiérarchie et de l'autorité dans l'entreprise capitaliste.

     L'émergence des nouvelles techniques qui soient autre chose qu'amélioration des techniques existantes, et qui sont, par là même, les plus porteuses de progrès, ne peut se faire que par négation du présent, par des démarches culturelles et intellectuelles radicalement contraires à la démarche positiviste.

     Ajoutons qu'à ce stade de la création, la démarche déductive des mathématiques, et par conséquent de l'ordinateur, n'est qu'accessoire. Pour préciser, notons que le calcul économique, qui est présenté comme une panacée, n'est possible qu'à partir de données concrètes et acquises. Les mêmes données s'extraient de l'environnement par un choix, conscient ou inconscient, des hommes. Elles s'élaborent et se modifient en fonction de l'effort intellectuel de ces hommes, effort qui est lui-même conditionné par une prescience, claire ou diffuse, de l'objectif et d'un choix. Au stade où le calcul économique devient possible, les choix sont déjà largement orientés et prédéterminés.

     D'où l'importance des choix c stratégiques» qui, au niveau d'une nation, deviennent des choix «politiques».

     L'appréciation des potentiels de progrès en vue des décisions «stratégiques» échappe également à la démarche positiviste et capitalistique.

     C'est ce qui a fait écrire à des auteurs étudiant le comportement des directions des firmes capitalistes:

     «Concevoir une stratégie qui soit optimale est un défi à l'intelligence qui est simplement hors de portée des capacités de la plupart des dirigeants efficaces».(16)

     Si dans la Société capitaliste développée, ces structures et ce cadre culturel freinent et détournent, mais n'arrêtent pas complètement l'effort des hommes vers le progrès, ces structures et concepts deviennent des blocages décisifs en Société sous-développée. Dans une telle Société, tout progrès implique un rejet du présent, une mise en question des structures et des cultures héritées de la période coloniale.

Dans le domaine de l'enseignement

     L'enseignement hérité du capitalisme décadent, mais dont les concepts de base remontent jusqu'à l'Académie platonicienne, ne prépare pas les hommes à la création. Au contraire, dès l'enfance, et tout au long de la scolarité, il brise les personnalités. La Culture acquise y est contemplative de l'évolution du passé, la structure autoritaire.

     La coupure des systèmes d'enseignement avec la pratique est la conséquence la plus dramatique de ces conceptions.(*2)

Dans le domaine culturel

     a) Il nous faut nous arrêter d'abord sur la conception et le rôle de l'homme dans le monde capitaliste, opposé à l'homme de la Société de créateurs.

     La morale de la création scientifique a été admirablement résumée par le grand savant anglais J.D. Bernai: (17)

     «En science les hommes ont appris consciemment à se subordonner eux-mêmes à un objectif commun sans perdre l'individualité de leurs réalisations. Chacun sait que son travail repose sur celui de ses prédécesseurs et de ses collègues, et qu'il ne peut porter ses fruits qu'à travers le travail de ses successeurs. En science, les hommes collaborent, non parce qu'ils sont forcés par une autorité supérieure, ou parce qu'ils suivent aveuglément quelque chef choisi, mais parce qu'ils réalisent que c'est seulement dans cette collaboration volontaire que l'homme peut atteindre un but. Non des ordres, mais des avis déterminent l'action. Chaque homme sait que c'est seulement grâce aux avis, donnés honnêtement et de façon désintéressée, que son travail peut réussir, parce que de tels avis expriment d'aussi près que possible la logique inexorable du monde matériel, du fait têtu. Les faits ne peuvent être pliés à nos désirs, et la liberté vient de l'acceptation de cette nécessité et non de prétendre l'ignorer.»

     Si l'action des hommes sur les faits pour transformer la nature, n'est possible qu'à partir de la prise en considération de la réalité de ces faits, mais encore une fois, saisis dans leurs structurations, leurs contradictions, et les potentiels de changement en résultant sur lesquels les hommes peuvent agir, notons que la morale de la création scientifique ainsi rappelée par Bernai, se situe à l'opposé de la morale tournée vers l'intérêt matériel et de la philosophie individualiste du monde capitaliste.

     Par contre, la morale de l'Homme nouveau, surgit, magnifique, du combat libérateur.

     Ecoutons Mahmoud Darwich, emprisonné en Palestine occupée:

«Ma patrie!
Le fer de mes chaînes m'enseigne
La violence des aigles
Et la douceur de l'optimiste.
Je ne savais point que sous nos peaux
Il y eut une tempête...
Et une noce de ruisseaux
Ils m'ont privé de lumière dans une geôle
Mais dans mon coeur resplendit
Un soleil en flambeaux!»
     Ce n'est pas la morale seule qui doit se situer à un plan qualitativement supérieur et essentiellement différent. Il doit en être de même de la Raison.

     Nous avons évoqué les fluctuations qu'ont traversés le concept de Raison et la philosophie de la connaissance à travers l'histoire du capitalisme. Déjà on perçoit, dans ces fluctuations, une lutte, à ce niveau, tendant à refouler par la Raison mécaniste et déterminante, la démarche sensible, l'ouverture à l'environnement humain et naturel. Ou tout au moins la Raison bourgeoise ne l'admet-elle que filtré et canalisé vers l'intérêt immédiat. L'ouverture plus profonde est laissée aux poètes, à la culture «littéraire» dont C.P. Snow soulignait la dichotomie avec la culture scientifique.

     L'intelligence «dévoyée» dont parlait E. Faure à propos de la Florence des Médicis est celle du monde capitaliste. Elle est en fait, celle de toute société basée sur l'exploitation de l'homme par l'homme.

     La réaction, présentée comme mystique et obscurantiste, à la Raison des classes dominantes et exploiteuses, traduit au fond la colère du peuple devant une structure sociale qui s'écarte radicalement clé l'idéal de justice dont il est imbu, et aussi devant les «philosophes» de cour. Tel est, contre l'histoire bourgeoise, le sens profond de la révolte d'un Savonarole à Florence. Tel est le sens profond du mouvement Almohade se réclamant d'Al Ghazali et de l'enseignement initial de l'Islam.

     La Société à créer, la Raison nouvelle en voie d'émergence, la Raison des créateurs de cette Société doit mettre fin à cette dichotomie millénaire. Elle doit intégrer, y compris dans le vocabulaire, «rationnel» et «sensible».

     La création, y compris la création scientifique, plonge dans le sensible, ou plutôt elle émerge du sensible. Il en est ainsi, immédiatement, au niveau de la démarche révolutionnaire. Tout révolutionnaire est un créateur, et comment être révolutionnaire sans que d'abord «cela vous sorte des tripes!» En sens inverse tout créateur est un révolutionnaire. Comment créer sans révolutionner le présent? Créer, c'est faire surgir le non-être, c'est nier le présent.

     Marx écrivait, de la méthode dialectique qu'il avait «remise sur les pieds»:

     «Sous son aspect rationnel, elle est un scandale et une abomination pour les classes dirigeantes et leurs idéologues doctrinaires, parce que dans la conception positive des choses existantes, elle inclut du même coup l'intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire, parce que, saisissant le mouvement même dont toute forme faite n'est qu'une configuration transitoire, rien ne saurait lui en imposer; parce qu'elle est essentiellement critique et révolutionnaire».(18)

     La «Raison» bourgeoise ne peut être révolutionnaire. C'est pourquoi la création ne peut s'apprendre chez Control Data. Si nous remontons à ceux que la «culture occidentale» proclame comme inventeurs de la Raison, les philosophes de la Grèce Antique, ils ont été, pour les plus illustres d'entre eux, à savoir Platon et Aristote, les théoriciens de la Société esclavagiste grecque.

     Dans une très belle étude où il démystifie le «miracle grec», J.P. Vernant écrit de la pensée grecque qu'elle est:

     «D'une part le rejet, dans l'explication des phénomènes, du surnaturel et du merveilleux; d'autre part la rupture avec la logique de l'ambivalence, la recherche, dans le discours, d'une cohérence interne, par une définition rigoureuse des concepts, une nette délimitation des plans du réel, une stricte observance du principe d'identité».(19)

     Nous retrouvons là, intactes, les démarches profondes de la «Raison» bourgeoise. «L'ambivalence» que la culture occidentale reproche à la culture arabe peut être autrement plus porteuse de créativité que le formalisme issu des grecs.

     La Raison révolutionnaire, la Raison créatrice et dialectique a été élaborée par le marxisme comme «négation» de la philosophie, qui permettait, dans la lignée des grecs, «d'agir de façon positive, réfléchie, méthodique, sur les hommes, non de transformer la nature».(19)

     Ici encore il faut s'élever contre les déformations positivistes et mécanistes du marxisme. Il n'y a pas lieu de s'étonner qu'un tel phénomène se soit produit dans une Société européenne imprégnée de ces concepts de la Raison. Réjouissons-nous que les contradictions résultant du développement de cette Société y fasse éclater la vérité du marxisme.

     En ce qui nous concerne, le chemin vers cette vérité peut être plus court. La structuration de l'exploitation est moins profonde, même si elle est plus brutale. Au plan culturel, les couches exploiteuses ne disposent que d'un mélange bâtard d'éveil des formes obscurantistes du passé et de placage des formes les plus dégénérées de la Culture Occidentale.

     Dans l'héritage de la Culture Nationale se retrouvent par ailleurs des racines profondes d'aspiration à la justice et de formes de pensée qui pourront s'épanouir dans une synthèse créatrice avec la philosophie du socialisme scientifique.

     Par contre, le retournement des structures et des concepts de la phase coloniale et néo-coloniale est un impératif. Ici plus qu'ailleurs, dans tous les domaines, culturels, économiques, techniques même, de pensée politique et sociale, il n'y a de création que révolutionnaire.

     Ceci ne signifie pas que cette création soit plus longue ou plus difficile. Il est vrai que les esprits formés chez «Control Data» ne peuvent comprendre des principes de logique, mais de logique dialectique, comme l'unité des contraires. Par contre, le paysan marocain qui n'a pas subi cette formation, vient d'expérimenter dans la pratique comment les prélèvements de l'Etat peuvent transformer une année de bonne récolte en son contraire.

     Ces approches nous permettent ainsi de mieux poser le problème d'une Culture Nationale correspondant à l'effort de construction de cette Société nouvelle.
 

III. VERS UNE NOUVELLE CULTURE NATIONALE

     L'émergence des pays sous-développés ne peut se faire que par la mise en mouvement de l'ensemble des énergies créatrices de la nation.

     Comme nous l'avons dit, les blocages sont tels qu'il ne peut y avoir de demi-mesure. Par contre, la seule voie en avant possible étant celle qui ouvre d'emblée la route vers la Société future, vers la Société de créateurs, la route à parcourir, une fois cette voie prise, peut être plus courte, si la conscience de l'objectif stratégique et des implications qu'il comporte est claire.

     Cette conscience claire ne peut s'atteindre, et elle doit être atteinte par l'ensemble de la nation, que par une démarche spécifique aux conditions spécifiques de celle-ci, et particulièrement spécifique à son cadre culturel.

     Dans ce sens, seraient également fausses les tentations d'appliquer mécaniquement l'acquis extérieur du marxisme ou de remettre en valeur le cadre culturel du passé sans l'enrichir par ce qui est la méthodologie du mouvement vers cette Société future.

     1) Faux par rapport à l'essence du marxisme, nous en avons donné quelques indications dans la troisième partie.

     Si nous essayons de résumer cette essence, sans nous cacher la difficulté d'une telle tentative, nous parvenons aux points suivants:

     a) Le marxisme met fin à la dualité Raison-Nature en les intégrant dans leur unité dialectique.

     b) Cette unité se situe elle-même dans le cadre structurel global, dans la totalité sociale.

     c) Cette totalité n'est pas un ensemble statique, mais en mouvement, le mouvement provenant et provoquant à la fois des contradictions propres à cet ensemble. Le déséquilibre n'est plus alors perçu comme élément anormal, ou seulement admis comme inéluctable, mais considéré comme l'essence même du progrès, lorsqu'il est maîtrisé par les hommes.

     d) Le rôle des hommes, partie de cet ensemble social, lorsqu'ils passent, grâce à la conscience acquise des lois du mouvement, du règne de la nécessité à celui de la liberté, est d'agir consciemment sur ces Contradictions pour provoquer le passage à un nouvel ensemble, à un nouveau cadre structurel tout aussi provisoire que le précédent, du fait des nouvelles contradictions apparentes ou latentes qu'il comporte, mais qualitativement supérieur, parce que la dialectique Ràison-Nature y atteint un stade nouveau, supérieur au précédent au sens de contenant ce précédent tout en le dépassant.

     L'action consciente des hommes vers le progrès ne peut donc se faire que dans l'ensemble social et culturel auquel ils appartiennent, et à partir de cet ensemble.

     Notons que si le passage du capitalisme au socialisme est, en tant que changement social, essentiellement radical par rapport au mouvement antérieur et ultérieur de la société, c'est parce que, ne pouvant se réaliser et se développer que par l'action consciente de la grande masse des opprimés, il implique pour se faire, se développer, et se structurer, que se forme, à l'échelle sociale un Homme nouveau, radicalement différent de celui forgé par des millénaires d'exploitation de l'Homme par l'Homme.

     2) La marche vers la Société de créateurs peut, en pays arabe, s'appuyer sur des bases culturelles qui placent au premier plan les préoccupations:

     Sur l'Homme total, la vie de Moliammed et de ses successeurs immédiats est déjà une illustration que viennent renforcer les nombreuses recommandations du Prophète sur le comportement du Croyant, telles que:

     «Le meilleur d'entre nous est celui qui ne renonce pas à la vie future au profit de la vie présente, ni à la vie présente au proflt de la vie future».

     Mais l'Homme ne peut ainsi se réaliser que dans le cadre de la Communauté, la Umma, une Communauté basée sur la justice et l'égalité.

     Les distorsions ultérieures aux premiers Khalifes et la structuration, même partielle, du monde arabe sous l'égide de classes exploiteuses ont entraîné la dilution de ces principes.

     Dans la mesure, et c'est le cas, où la dichotomie entre Homo faber et Homo sapiens s'y est affirmée, il n'y a pas à s'étonner de retrouver les mêmes dichotomies culturelles que celles que nous avons critiquées dans la Culture Occidentale.

     Aussi la critique de la période historique qui a vu briller de tout son éclat la Civilisation arabe, et où l'intellectuel arabe contemporain recherche tout naturellement un passé, ne peut être menée sans une désaliénation préalable par rapport aux concepts de la Culture Occidentale.

     L'opposition, constante dans l'analyse historique de la Culture arabe, entre les deux courants baptisés «Rationaliste» et «Mystique», tend, sous l'égide des orientalistes occidentaux et de leurs élèves arabes, à privilégier le premier courant par rapport au second, ce qui entraîne, une fois de plus, l'intellectuel arabe à se couper des aspirations profondes de son peuple et à rejeter celui-ci dans les bras des réactionnaires obscurantistes.

     Les armes de la critique et de la théorie qui permettent de démystifier la Culture Occidentale, qui permettent de construire une Raison nouvelle, sont également nécessaires pour mener cette critique constructive de la Culture arabe et jeter les bases d'une Culture nouvelle et d'une Société nouvelle qui pourront, nous l'avons vu, réaliser l'enseignement fondamental de l'Islam, enseignement qui est toujours vivant au coeur des masses.

     3) La construction de cette Raison nouvelle peut d'ailleurs s'appuyer sur les démarches «pré-dialectiques» qui imprègnent la culture arabe et dont deux ouvrages récents portent tcmoignage.(20 et 21)

     L'analyse du plus important de ces ouvrages «L'idéologie arabe contemporaine», de A. Laroui, est, à ce sujet, riche d'enseignements, autant par les apports d'une recherche extrêmement riche que par ses limites.

     Si nous essayons de prolonger cette recherche à la lumière des moyens que la présente étude a pu préciser nous devons tout d'abord noter la faiblesse principale d'une analyse de types sociologiques au niveau de «l'élite» sans qa'en apparaissent les raisons provenant de la structure sociale et du mouvement de la pratique sociale.

     Nous reviendrons, in fine, sur ce point, parce que seul, il permet le dépassement des Contradictions qui ont limité la réflexion de Laroui.

     Celles-ci proviennent à notre avis de deux raisons:

1) La critique de la Culture Occidentale, assimilée à la poursuite de l'efficacité, n'a pas été perçue.

2) Le marxisme n'est apparu à Laroui que par sa déformation positiviste.

     Nous pensons avoir posé ici quelques jalons supplémentaires à une réflexion qui permettrait de dépasser ces difficultés.

     Comment alors, ne pas approuver Laroui lorsqu'il écrit dans ce qui devient une ouverture vers l'avenir:

     «La dialectique et seulement la dialectique peut expliquer et dépasser l'opposition persistante entre technophilie et appel à l'authenticité. L'Etat National peut, en l'adoptant, mettre fin à la dualité du faire et du comprendre, il peut continuer à agir et commencer à se connaître. Plus.encore, l'analyse du marxisme objectif sera par la même occasion justifiée puisque ce sera la critique d'un marxisme positiviste par un autre, dialectique».

     Mais pour permettre ce dépassement, il faut aller plus loin dans la démystification, plus loin que nous ne l'avons nous-même esquissé ici. La Raison, posée comme «Non-Moi», telle qu'elle a été façonnée par la Culture Occidentale, telle qu'elle reparaît dans certains travaux de la philosophie arabe imprégnée d'Aristote, doit être critiquée en profondeur.

     Ce que Laroui appelle «la dialectique» et qui est pour nous un marxisme vivant, intégré à la réalité nationale et vivifiant sa réalité culturelle tout en étant vivifié par elle, ne peut être ainsi réduite:

     «La dialectique, en tant que dépassement postulé par l'histoire de la contradiction présente, ne remplit-elle pas le même rôle? Elle reconnaît en effet la supériorité historique du Non-Moi (l'Occident), elle lui donne raison mais en dépassant sa forme positive passagère. Quant au Moi, sensible au coeur, hypostasié dans le dogme, la culture ou la langue, la négation le dissout et nous amène à nous déprendre de sa fascination. Il ne suffit donc nullement de savoir que notre situation exige la dialectique; il faut encore se demander si elle n'exige pas une vision de celle-ci qui en fait une thérapeutique plus qu'une méthode logique».

     Parler de «thérapeutique» ne témoigne pas seulement d'une étrange déformation de la dialectique, mais finalement d'un mépris du Moi. Ce mépris provient de l'aliénation devant le «Non-Moi», c'est-à-dire la Culture Occidentale.

     Nous avons tenté de démontrer en quoi cette Culture est dépassée, pourquoi elle est antinomique à la Raison et à la Culture de la Société future.

     Si le «Moi», en tant que sensibilité, que Culture Nationale, se pose en négation de ce «non-Moi», la synthèse dialectique, la «négation de la négation», ne se résout pas non plus par une simple négation du «Moi» par une dissolution de la culture qui ne deviendrait en effet qu'une thérapeutique pour se dissoudre dans la Culture Occidentale.

     Elle ne peut être non plus une simple juxtaposition de l'économique et du mystique comme Laroui l'envisage également. «L'économique» étant démystifié, et ceci reste à faire,(*3) la valeur du sensible reprend toute sa force non plus comme repli, mais en vue de créer l'Homme nouveau, l'Homme créateur.

     Citons ici un texte qui montre toute la complexité et la richesse de cette démarche:

     «Ainsi l'éclatement dialectique des formes présentes, comme surgissement des formes encore absentes, active le caractère inadéquat du niveau formel déjà atteint, pour tendre jusqu'à la possibilité la plus approchée possible, jusqu'à une possibilité plus adéquate, plus profondément encore jusqu'à la possibilité utopique d'un tout qui soit total, c'est-à-dire totalement adéquat. S'il est vrai que cet éclatement possède, dans le passé comme dans le présent, un très riche ensemble de ramifications, de médiations et de détermination, le processus dialectique ainsi considéré se situe cependant dans l'horizon de l'avenir; il est originairement déterminé par le possible objectif réel».(22)

     A ce point, il n'est pas possible de poursuivre plus loin la réflexion théorique. La Raison démystifiée par rapport à la Culture Occidentale est une Raison liée à la pratique. Avoir «la tête dans les étoiles», implique, à l'image d'Antée, de garder contact avec la Terre. Autrement dit, cet Homme nouveau, cette Culture nouvelle, le processus même de la synthèse dialectique qui y conduit, ne petit être élaboré dans la théorie pure.

     Le rôle nécessaire de la réflexion théorique est de lever les blocages à l'initiative créatrice des hommes. Mais cette initiative créatrice se manifeste au sein même de l'action et de la pratique sociales. Dans le monde arabe, comme de plus en plus dans le monde, l'action révolutionnaire a déjà démystifié la «supériorité historique» de l'Occident. Cette action et cette pratique sociales sont déjà en train de créer l'Homme nouveau.
 


NOTES

*1 - voir la première partie dans SOUFFLES numéro 12, quatrième trimestre 1968, pp. 10-21. (NDLR)
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*2 - La prise de conscience, universelle, des impasses de l'enseignement dispense de démonstrations.
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*3 - Indépendamment des indications générales données dans la présente étude, nous pensons, dans une étude en préparation, procéder à une démystification plus poussée de la technique économique.
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BIBLIOGRAPHIE

15 - H. MARCUSE. Reason and Revolution. Préface à la nouvelle édition 1960. Beacon Press. Boston, 1968.
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16 - Cité in Economies et Sociétés. Mars 1968.
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17 - J.D. BERNAL. The Social Funetion of Science, Cité in «The Science of Science» Penguin Books. 1966.
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18 - K. MARX. Postface de la Seconde édition allemande du Capital. La Pléiade. Paris, 1963.
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19 - J. P. VERNANT. Du mythe à la Raison. In Mythe et pensée chez les Grecs. Maspéro. 1966.
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20 - J. BERQUE et J.P. CHARNAY. L'ambivalence dans la culture arabe. Anthropos. Paris, 1967.
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21 - A. LAROUI. L'idéologie arabe contemporaine. Maspéro. Paris, 1967.
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22 - E. BLOCH. Processus et Structure. in Genèse et Structure. Colloque de Cerisy. Mouton, 1965.
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     On consultera également:

Sur l'Histoire de la Science:
     J.D. BERNAL. Science in History. Watts. Londres, 1965.

Sur le marxisme:
     V. LENINE. Marx-Engels. Marxisme. Recueil. Editions en Langues Etrangères. Moscou.
          - Matérialisme et Empirocriticisme.
     MAO-TSE-TOUNG: Etudes Philosophiques.
 


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