souffles
numéro 12, quatrième trimestre 1968

daniel boukman : les négriers ou interrogé l'oiseau-comète n'a pas répondu...
pp. 29-37

 

les négriers
ou interrogé l'oiseau-comète
n'a pas répondu...
 
          L'action de cette pièce, où ont éclaté espace et temps, se déroule tantôt sous le soleil des Caraïbes, tantôt en Europe, au pays de l'exil. Nous sommes tantôt au XXe siècle, en pleine misère coloniale, tantôt le temps fait machine arrière, et la Traite (la première) débarque aux îles antillaises ses cargaisons d'esclaves africains.

          Les personnages ? Il y a les membres du Conseil d'Administration du DUBIDON (les Négriers) dont le rôle est d'accélérer (la seconde) Traite ou, si l'on aime mieux l'euphémisme, l'émigration d'outre-mer.

          Il y a le peuple des Antilles une fois de plus transplanté sous d'autres cieux, solution commode qu'Ils -- les Négriers -- utilisent pour étouffer la poussée de la nation antillaise et pour donner à leurs usines des bras faciles à manipuler, pensent-ils.

          Il y a la clique de ceux qui, les uns consciemment, naïvement les autres, sont les complices objectifs de l'ordre colonial pardon de l'ordre départemental d'outre-mer.

          Et il y a ceux -- un petit nombre grandissant -- qui sont à l'écoute des messages lancés par les ancêtres esclaves rebelles « revenants » remontés de l'oubli, pour dire

                 « Non !
                    Mon fils
                    n'écoute pas leurs livres
                    n'écoute pas n'écoute pas
                    N'écoute pas ceux qui clament
                    que la libération
                    nous fut un fruit tombé
                    de leurs républicains principes.
                    Nous l'avons arraché tu entends arraché
                    ce fruit dont la saveur a la saveur
                    de notre sang... »
 

         La pièce se termine sur une menace.

          Ces messieurs et dames du DUBIDON, constatant l'échec de leur entreprise pour vider, par la persuasion publicitaire, l'île de ses forces vives, créent un nouvel organisme, le DONBIDU, à la cadence, cette fois, militaire.

          Le rideau tombe sur une scène hérissée de fusils prêts à tuer. Le spectacle est terminé. Au théâtre... L'Histoire, elle, continue.. Tout cela est raconté avec des chants, danses, rappels historiques, nostalgie, inquiétude, amour, espérance...
 
 

D.B.
(Premières mesures du chant de l'exil que suit, sans transition « Paris c'est une blonde ». Entrée de deux concierges)

une concierge

Bonjour madame Durand (au public) C'est la concierge d'à côté. Une vipère!

l'autre

Bonjour madame Dupond (au public) C'est la concierge d'à côté. Une vraie pie !

l'une

Il fait pas chaud ce matin, madame Durand.

l'autre

Il y a plus de saison, madame Dupond.

l'une

A ce que je vois, vous avez de nouveaux locataires, madame Durand ?

l'autre

Eh oui, madame Dupond (au public) Elle est curieuse comme une guenon.

l'une

(au public) Je vais lui tirer les vers du nez !... Ce sont des gens des colonies, madame Durand ?

l'autre

Oh ! ne m'en parlez pas, ma pauvre dame !... Un véritable nid de merles ! Cinq dans une chambre sous les toits !

l'une

Pas possible !

l'autre

Non seulement ça grouille, madame Dupond, mais en plus, ça jacasse, ça roucoule, ça se mélange, ça meugle, ça beugle et ça chiale !

l'une

Doux Jésus !

l'autre

Et ça fait de la cuisine qui pue les épices ! Une odeur à vous empester toute une ville !... En voilà un !... Sa peau n'est pas trop noire celui-là. C'est le plus poli.

l'une

Dieu me préserve ! J'ai déjà assez de mal comme ça à faire mes escaliers ! Bon courage, madame Durand !

l'autre

A vous de même, madame Dupond (au public) Il y a plus de saison !

................

(Entrée de trois danseuses -- bleu, blanc, rouge -- qui dansent sur «Paris c'est une blonde » -- chanté par les Négriers. Elles dansent un moment et seront expulsées par l'entrée de gens masqués -- c'est un bal antillais à Paris -- « Paris, c'est une blonde » brutalement interrompu, laisse place au tambour bel-air... Danse... Un danseur quitte le groupe pour l'avant-scène, enlève son masque et dit... Cependant le tambour joue en sourdine et les danseurs dansent comme au ralenti).

l'homme

Nous dansons nous chantons
nous sommes heureux
en surface
nous
les exilés du pays du soleil.
(Danse et tambour reprennent vie, puis à nouveau, ralenti.)

l'homme

Nos corps
souples chevauchent la musique
mais dans nos coeurs
défilent des fantômes bleus.
Nos fêtes
sont tapissées d'étoiles
les vagues de la mer
pleurent à nos pieds.
(Tambour, danse)

l'homme

Nous dansons nous chantons
la nostalgie
des arbres transplantés
aux feuilles aux fleurs aux fruits
qui meurent comme meurent
en silence
les lions encagés.
(tambour et danse)

l'homme

Nous dansons nous chantons
nous sommes heureux
en surface
nous
les exilés du pays du soleil.
( Il remet son masque et rejoint le groupe... Tambour et danse déchaînés. Les gens masqués s'arrêtent soudain avec la musique, tournent le dos au public, se retournent: ils sont des esclaves d'Afrique... La danse et le tambour reprennent comme précédemment).

un esclave

Afrique
L'immense étendue des eaux
entre toi et moi.
L'immense étendue des jours
entre toi et moi.

un autre

La danse les tambours
nos seules pirogues
pour traverser espace et temps.

un autre

Nos seules pirogues
pour toucher ton rivage
Afrique ma mère
visage aux millions de places.
(Nostalgiques, reprennent la danse et le tambour...)

................

La mort (frappant de son marteau)

Messieurs, la séance se poursuit. Or disais-je
le Plan
exige que ces minuscules petits peuples de ces microscopiques
petites îles soient rayés de la mappemonde.
(Les autres manifestent une certaine gêne)

La mort

En tant que peuples
bien entendu.
Donc des dispositions draconniennes sont absolument nécessaires
car messieurs
leur docilité
et ma patience ont des limites.
Hélas hélas hélas !
notre époque
est une jument qui
brusquement rue
parfois
jusqu'aux étoiles...
Aussi ai-je réfléchi
et trouvé
une formule
soeur des formules de chimie
et radicale. messieurs;
afin que
le Plan
soit conduit de
A à Z.

(Elle frappe des mains.. Deux suivants apportent, l'un un immense tube et un flacon de liquide rouge, l'autre, un autre tube et un flacon de liquide blanc).

la mort (versant du liquide blanc dans un des tubes)

Voici
métropole
soit des dizaines de nuilions d'habitants
avec leurs propriétés spécifiques
deux mille ans d'histoire jalonnée
de cathédrales
de châteaux
donjons
arcs de triomphe
ponts
colonnes
poètes
savants
peintres
musiciens
bijoutiers
rois à barbe fleurie
à barbiche
à barbichette
rois sans barbe
sans barbiche ni barbichette
rois à perruque ou sans perruque
deux empereurs
bourgeoisie
culbutant irônes et couronnes
bref
un liquide riche en sels
glorieux.

(Elle verse dans l'autre tube du liquide rouge)

la mort

Ici
des peuples
poussières sans histoire
peuples bâtards
peuples bourriques
peuples limaces
peuples putois
peuples pas peuples
venus
mains vides bec ouvert
au banquet de l'Histoire !
(au parlementaire)
Vous !
que peut-on
au premier coup d'oeil
noter ?

le parlementaire (debout)

Je note que...   que...   ce liquide est rouge, et l'autre blanc.

la mort

Ensuite ?

le parlementaire

Ensuite ?...   je...   je...

la mort

Fils d'âne !... Un aveugle verrait que le tube A contient un liquide A' blanc, et d'un volume plus imposant que le liquide B, rouge, du tube B.
Récapitulons !
Tube A égale peuple métropole.
Tube B ?

les autres (en choeur)

Egale peuple outre-mer.

la mort

Bien !
Verser lentement... ou vite
le contenu du tube B dans le tube A.
Résultat ?

le parlementaire (levant le doigt)

Moi madame moi madame !
Il n'y a plus
de liquide
dans le tube B.

la mort

Autrement dit
les îles d'outre-mer
nettoyées de leurs habitants
sont des maisons
prêtes
à recevoir leurs nouveaux propriétaires.
(Verse du liquide blanc dans le tube B)
Et désormais
le tube B renfermera du liquide B'
blanc
à l'image du liquide A'
du tube A.
Compris ?

les autres

Compris.

La mort

Tel est
messieurs
le meilleur moyen
de dissoudre ces populations d'outre-mer.
Dissoudre
Je dis bien dissoudre
et non exterminer !
Qu'on nous rende au moins cette justice !

..............

(Les assimilationnistes se mettent à faire des cabrioles pour séduire les Négriers.
Les légalistes en font aussi.
Les assimilationnistes leur présentent des fleurs, des fruits.
Les légalistes aussi.
Les assimilationnistes font un strip-tease.
Les légalistes aussi.
Les assimilationnistes imitent des
cris de divers animaux
Les légalistes aussi).

le parlementaire

Retenez moi
retenez moi
je sens je sens
je sens
que le vais
faire un rêve.

(La lumière s'atténue... Il enfile des gants blancs, la mort lui ajuste son noeud-papillon, l'assistante sociale le vaporise de parfum, le représentant du patronat lui place un revolver sous l'aisselle, tandis que l'abbé lui met sa redingote).

1e parlementaire (imite le son des clairons)

Métropole
offre
à mon île
la liberté
autogérée.
(L'abbé imite le son des cloches)

le parlementaire

Juché je suis
sur l'enthousiasme
populaire.
(Les autres font des hourras)

le parlementaire

Je tiens
bien en mains
les rênes
du nouvel état
(les autres continuent leurs bravos)

le parlementaire

J'ai en poche
les clés de l'île et des prisons.
Je suis le roi.
(La mort pose sur sa tête une couronne, l'abbé bénit)

le parlementaire (se jetant aux pieds de l'assistante sociale)

Madame
soyez ma bretonne
reine.
(A l'abbé)
Je vous sacre
archevêque.
(au représentant du patronat)
vous
Grand Trésorier !
(à la mort)
Et vous
ô Blanche Madone
Protégez
votre petit-enfant.
(il se blottit dans son giron)

les autres

Longue vie au roi
de l'île.
l'assistante sociale
Vite vite !
Des Cadillacs
des Rolls Royce
pour promener
le roi !
l'abbé
Vite vite !
parfums d'Arabie
porcelaine de Saxe
loutre
vison
zibeline
petites femmes potelées
pour amuser
le roi.

la mort

Vite vite !
Des architectes
pour dresser les murs
des geôles
afin de rassurer
le roi.

le parlementaire

Et surtout
ma doulce dame
n'oubliez pas
la nourriture
de mes coffre-forts
suisses.

la mort (le berçant)

Fais dodo
dodo mon p'tit frère
fais dodo
tu auras tes lingots !
(Le parlementaire s'endort, cependant que les autres fredonnent la chanson... Brusquement, la lumière retrouve son intensité première : le parlementaire se réveille en sursaut, se tenant la gorge)

le parlementaire

HA !

la mort

Mais qu'avez-vous ?
Messieurs
la séance continue
Il est certes encourageant
de constater
que le groupe de nos fidèles
sinon s'élargit
du moins
persévère dans la voie bonne
et séculaire.
Toutefois
observez messieurs ceux là !
(Lumière sur des militants nationalistes révolutionnaires)

la mort

Hé là !
Faites-nous entendre voire chanson !
Ils ne desserrent pas les dents !
mais
leurs yeux ont des lueurs
déjà vues quelque part

les légalistes

Camarades
venez avec nous
chanter.
Ainsi
nous couvrirons
leurs voix anti-révolutionnaires
(ils ont montré les assimilationnistes)
et notre unité
mélodique
les obligera
(montrant les Négriers)
à satisfaire
nos légitimes revendications.
Allez ! venez
danser !
(Ils attendent, puis reprennent leurs chants et danses -- « Paris c'est une blonde » -- sous les huées des assimilationnistes).

la mort

Vous voyez!
Ils refusent
de danser !
Leurs poings
se ferment
et prennent la forme
de grenades explosives
Ecoutez !
Ils remuent dans leurs têtes
des idées
déjà entendues quelque part.
(Bruits de chaînes... La lumière baisse... Entrée de nègres-marrons, chaînes brisées aux poings, tenant des coutelas)

l'assistante sociale

Mon dieu
des revenants !

tous

Des revenants!

(Ils ont peur; les assimilationnistes et légalistes s'enfuient)

..................
 



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