souffles
numéros 10 et 11, 2e et 3e trimestre 1968

mohammed khaïr-eddine : histoire d'un bon dieu
pp. 26-30

 

     Le Bon Dieu se tenait contre une colonne de bois de cèdre qui étayait depuis des temps lointains le plafond de cette taverne où j'avais coutume de me rendre pour remplir, comme tout homme qui veut jouir malgré le temps et les bourrasques, ma triste petite vie. Il léchait un mégot jaune qu'il avait allumé et éteint pas mal de fois. Il portait des guenilles goudronnées et un turban très très blanc. C'est, me dit-il, la seule chose qui m'appartient vraiment; la seule chose que je lave tous les matins à la fontaine publique; heureusement que j'avais ordonné à mes sbires de placer des fontaines un peu partout. Le Bon Dieu sentait l'urine, l'alcool à brûler et le kif. Il dégageait un relent à la fois spirituel et putréfiant. Je ne parvenais que trop mal à endosser ce manteau d'odeurs, mais chaque mot qu'il prononçait me rendait le souffle. Le Bon Dieu hantait les bas-fonds de la ville et n'aimait pas montrer son nez ailleurs. La ville elle-même était très curieuse. Elle était divisée dès l'origine en plusieurs quartiers différents. Jadis, le Bon Dieu s'était fait bâtir pour ses besoins personnels un quartier où personne, hormis ses proches, ne pouvait se promener sans se sentir traqué. Le Bon Dieu entretenait alors une police très avisée et quelques centaines de chiens gros et gras qu'il avait lui-même dressés à l'instar des cerbères mythologiques. Ces chiens étaient en perpétuelle liberté. Ils se nourrissaient d'avortons, de vieillards, et parfois même de jeunes gens incapables de se défendre. Le portrait du Bon Dieu était partout placardé et les très respectables sujets de sa couronne pouvaient aisément l'aborder soit dans leurs rêves, soit dans la rue et lui baiser le front, le pubis et les orteils. En guise de réponse, le Bon Dieu souriait et partait d'un rire qui secouait à merveille les bâtisses des quartiers pauvres et décrépits. Il avait honte de voir qu'il était considéré comme un nouvel hercule et il s'en méfiait. Mais tant que ça peut durer ça va, se disait-il. Il battait et faisait battre jusqu'au sang les mégères qui brodaient sur son compte des anecdotes et des poèmes louangeurs. Car, vous répondait-il, c'est l'une des causes pour lesquelles j'en suis arrivé là, et c'est pourquoi je ne veux plus qu'on me chante n'importe comment; je paie des poètes bien éclairés pour ça. J'ai connu le Bon Dieu dans ses meilleurs moments. Il m'avait paru étrangement seul, en dépit de ses offices, de ses gardes, de ses richesses. Je le lui avais expliqué et il semblait me comprendre. Mais la plupart du temps, il faisait grise mine et me demandait d'effectuer à sa place quelques arrangements que sa situation d'omnipotence absolue ne lui permettait pas. Je passais aux yeux de ses sujets pour un maquereau habile et un homme d'affaires très astucieux. Les gens venaient à moi par milliers. Je rapportais au Bon Dieu, dont j'étais devenu le meilleur et le plus digne conseiller, tout ce qui se mijotait dans la ville. Si je viens à disparaître, me confia-t-il à l'oreille au cours d'une assemblée nocturne à laquelle assistaient ses chiens et ses policiers, c'est toi qui prendras ma place. Je n'ai confiance en personne d'autre. Les gens que tu vois ici sont des bâtons rompus. Ils ne produisent plus aucune espèce de son. Tu t'en serviras donc pour toi-même. Mais j'ai bien peur que tu ne t'en tires pas aussi bien que moi. Mais tu pourras, vu ton intelligence, avoir raison de cette racaille. Car ce n'est pas la gloire qu'il nous faut à nous autres, nous n'en avons que faire. Nous sommes au-dessus de tout ça; ce qu'il nous faut, ce qui nous importe le plus, c'est d'écraser méthodiquement et sans aucun intérêt ces têtes, comme des figues tombées sur le chemin. Si on jure par ton nom, si on te confond avec mes prophètes, tu feras cuire les deux testicules du coupable, tu flagelleras les mégères sur la poitrine. J'ai dans un tiroir de mon bureau un répertoire complet des récidivistes, y compris le nom et l'adresse des commères et des croquemorts. Tu n'as pas besoin d'hôpitaux, ni d'ambulances, mais d'ânes, élève le plus grand nombre d'ânes, tu en auras besoin. Et tâche de faire en sorte que les gens meurent assez rapidement pour être remplacés par des ânes. Les temps peuvent s'enrouler vite, retourner à l'état initial de la pelote. Avant de voir venir ta mort en pelote, tu feras mieux de comprendre pourquoi tu t'appelleras le Bon Dieu. Je ne vais certainement pas mourir, je demeurerai, j'ai toujours demeuré, je ne me rappelle pas qu'un certain jour il m'ait été donné de naître, je suis perpétuellement comme tu me vois, solide, important et maître absolu des choses et des ruines; je n'avancerai pas, nous ne sommes pas dans une administration quoique j'aie nommé quelques hommes dignes d'être mes porte-parole. Mais ce qui arrivera, ce qui va sûrement arriver, ce qui est déjà arrivé, c'est que je suis déjà amené par je ne sais quelle transmutation profonde à ne plus désirer quoi que ce soit. Tu t'installeras donc sur ma gloire et tu obligeras les autres à subir ton image à la place de la mienne. J'en ai assez! Le Bon Dieu renonça comme prévu à sa propre continuité. Il partit un beau matin sans que personne ne s'en aperçût. En même temps, je m'épatai sur son trône en insistant sur le fait qu'il me l'avait légué verbalement; mais je finis par me rendre compte que je n'étais pas assis sur un trône, il n'y en avait pas, mais sur un ramassis de mensonges et de complots qui s'étaient ourdis autour de moi.

     Le Bon Dieu ne travaillait plus. Il passait le plus clair de son temps à faire les poubelles. Certes, il réussissait à écouler par-ci par-là les vieux objets qu'il récoltait. Il était devenu grisonnant, maigre et sale. Toute la saleté du monde s'était abattue sur ses épaules. Je l'ai voulu, me dit-il. Je l'invitai à boire à la santé de notre décrépitude. Il refusa. Par contre, il avait des vues assez larges depuis qu'il était passé par la dèche. Il voulait reprendre les choses en mains. Il s'était mis dans la tête qu'en criant qui il était sur les places publiques, il pourrait convaincre les gens et s'instituer Bon Dieu une seconde fois. Je lui fis comprendre qu'il avait perdu son omnipotence. Il me rétorqua qu'il l'avait certainement perdue et qu'il lui était encore possible de la récupérer. Il ne pouvait pas trimbaler ses dossiers partout où il allait, ils les aurait sûrement égarés au cours de ses longues clocharderies. Il me pria de l'aider à mettre de l'ordre dans ses pensées. Non, non, je suis devenu poète depuis ton départ; je ne veux plus entendre parler d'un règne quel qu'il soit. C'est à ce moment-là qu'il me montra qu'il était poète lui aussi. Il sortit de la poche de son lourd manteau un paquet de feuilles grises sur lesquelles il avait transcrit le poème de sa vie. Je pris le manuscrit, en le félicitant. Le Bon Dieu n'avait jamais rien fait de mieux. Pendant que j'y jetais un coup d'oeil, il disparut. Qu'à cela ne tienne! Il est hors de vue, mais nous lirons ensemble ce fameux écrit.

     Par moi-même et par ceux qui ne croient plus en moi; par le typhus, les migraines, les ictères, les bosses, les neurasthénies, les coliques, le délirium-tremens, la peur que je leur inspirais, les désillusions, les guerres serviles, les maîtres-chanteurs, les commères, les caméléons, les phosphates que je n'arrivais pas souvent à écouler sur le marché, les émeutes, les poussières de mes comètes d'idées absurdes, les étages un par un jusque dans mes fosses immobiles, les grands pans d'immeubles repeints au cours de ma légende, je commence mon histoire notoire sans rien omettre qui fasse éloigner le but de mon écriture. Mais s'il est un but auquel j'aspire, je n'y atteindrai pas. Ce but est ni plus ni moins ce qui me semble définir le moi aigri, ravagé par ma conduite antérieure. Que je sois maudit si mon histoire reste incomplète. Je l'aurai voulu, j'aurai décidé d'en faire un fardeau pour four crématoire. Je ne sais plus tuer comme avant. Avant, j'arrachais leurs dents à mes chiens et je me les faisais placer sur les miennes en vue de mordre plus cruellement. J'ai perdu mes dents, je les ai crachées un soir dans le ruisseau. Il n'est plus possible pour moi ni pour quiconque n'a pas les mêmes dents de récupérer les choses perdues. Cependant, j'ai encore une assez grande confiance en moi. Mais ce n'est pas le véritable objet de cet écrit, il n'est pas question d'intercéder auprès de qui le veut, car je ne réclame rien et je n'ai plus besoin de drogue. Naturellement, je vais en venir au vrai sujet de la discussion engagée avec moi-même. Je me raconterai ma vie et je l'écouterai l'écrivant. Mais comme j'ai horreur des boniments et des préfaces, surtout pour étayer une chose aussi importante qu'improbable, je déchirerai mes divers récits, car ils ne sont, à vrai dire, qu'une longue introduction à ma vie. D'abord, j'ai commencé par bannir de ma pensée l'idée d'un règne continuel, absolu et d'une omnipotence exagérée. Puis je me suis installé comme il se doit, en être semblable aux autres, je me suis installé sur ce qu'on avait érigé pour et par moi.

     Et alors s'établit mon règne, s'effacèrent les doutes. Mais ce ne fut qu'une vraisemblance, car rien n'était totalement effacé; tout s'était légèrement recroquevillé à l'intérieur de la chair des sens et des pensées, confusément. De sorte que je pouvais éviter tout embarras et toute espèce de crainte. Je payais cher qui s'avérait capable d'assurer mon désordre. C'est la plus grave erreur que j'ai commise. Mais en dehors de quelques erreurs et tentatives aberrantes, il s'est produit une chose bizarre. Une chose inexprimable, dont il me sera difficile de fournir une explication. Je vais me suffire à moi-même, me dis-je. Je n'aurai de paix que tout aura sombré dans mon écho. Et c'est là ma vraie ruine. Quand j'en ai pris conscience, j'ai renoncé à suivre le cours authentique de mes desseins et j'ai remis au premier venu les clefs de ma supériorité. Je n'en avais plus que faire. Je m'étais déjà vu pour la nième fois acculé à cette limite et, malgré les fruits de mes arbres (dans la mesure, bien entendu, où un homme est également un arbre), je ne pouvais plus apprécier la honte infinitésimale des choses. J'ai pris lyre et pipe de terre cuite. Et j'ai longuement sifflé en relevant le col de ma chemise. J'avais du bon et du mauvais. J'avais laissé choir le règne et la régnétude. Je voulais faire le poème dont j'avais toujours rêvé: Ce sera ma création unique, je la donnerai à qui je voudrai.

     Je connais parfaitement les mauvais chemins, les transgressions, les pendaisons et les agressions licites ou pas, la chute des dents, d'organes généralement fixes, les tumescences de l'aube et de la procréation créatrice; j'ai profité de ce que tout le monde dormait pour fabriquer le monde en commençant par lui trouver un nombril. Y suis-je parvenu? Suis-je à même d'y arriver? J'ai tabassé les pauvres et les fidèles. J'ai fait couler leur sang. J'ai emprisonné les hommes et les femmes qui ne voulaient pas de moi; je violais tout conformément à mon esprit. J'ai remis les choses utiles à plus tard. J'ai calciné la vérité et donné une place de choix au mensonge et à la rigolade. Si j'avais envie de rire et que je ne pouvais pas le faire moi-même, d'autres riaient à ma place et me faisaient parfois sourire. Si j'émettais une parole, tout le monde devait la répéter jusqu'à épuisement. Je faisais arroser mes fleurs à toutes les heures du jour et de la nuit. J'inquiétais ceux qui me voyaient. J'hallucinais ceux qui me regardaient dans les yeux, je payais grassement les charmeurs de reptiles et les cascadeurs. Je n'avais nullement besoin d'un équilibre. Je n'avais pas de sexe, je l'avais peu à peu coupé au rasoir. Il s'était recroquevillé sur mes testicules et avait fini par s'effacer. J'élevais beaucoup d'ânes. Et j'intimais à mes sbires de se promener nus devant moi. J'étranglais quiconque s'opposait à ce régime. J'arrosais d'essence les poulaillers et les champs de blés pour organiser la famine. En somme, je voulais rester seul debout au centre des ruines que je provoquais. Je m'abreuvais d'étoiles, de mescaline diluée dans des menstrues, de lait d'ânesses. J'étais fort, cuivré, cotonneux, léger, rampant et retors. J'avais tout pour être calme et sans histoire. La suite n'est guère indifférente. Mon règne valait moins que ça. Il ne pouvait d'ailleurs convenir à personne.

     De la suite, que dire? sinon que j'ai connu tout ce qu'il y avait de mieux dans la ville: les mendiants, les balayeurs, les prostituées, les voyous, les porteurs d'eau, les petites pucelles assises sur les pas de portes qui ne sont pas les leurs, les marchands repoussants mais tellement sales et avides de gagner dix vies à la fois, les grilleurs de mais, les chanteurs et la folklorité de l'esprit régnant dont je pouvais discerner les défauts majeurs... J'ai vécu dans une hutte près du port. Je ne travaillais pas. Je n'avais pas besoin d'argent. Je fréquentais les marins-pécheurs, les bandits et les chauffeurs de taxis. On me payait à boire de temps en temps. En contrepartie, je disais de bonnes choses. Par exemple, la façon dont l'idée m'était venue de construire le monde. L'élaboration rapide et systématique des plans. La Révélation. Le Premier jour. La Découverte de l'Homme et de la Soif. L'Utérus de la femme. On m'accordait une très grande attention. On ne m'insultait pas, si si, un vieux barbu m'a une fois insulté. Il m'a dit, notamment, que le monde avait été fait par un autre et que, pour le voir, il me suffisait de me tourner vers le levant. Ce que je n'ai pas fait. On n'a plus besoin, maintenant, de répéter cela, je n'ai plus de force, je ne peux même plus prétendre à quoi que ce soit. Je ferai mieux de continuer à vivre en me taisant.
 


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