souffles
numéros 10 et 11, 2e et 3e trimestre 1968

mohammed aziza : la vengeance par les "goldens"
pp. 23-25

 

Faut bien en convenir : une enseigne plus calamiteuse, plus infectieuse, plus vicelarde, ça vous emboutit pas à tous les coins de rue.
«Le Saint Jacques» qu'il se faisait appeler cet enfoiré de restaurant.
C'était le culot maximum, le mensonge d'altitude.  L'Homme aux Mille Visages quoi!  La fausseté, l'impudence.
Jugez plutôt:  l'odeur qui s'en dégageait n'était pas celle, iodée et, somme toute, relativement innocente, des coquillages ou des fruits de mer.  Il faisait dans le steak au poivre, l'omelette au gruyère, les paellas onctueuses, le coq au vin, les civets de lièvre, tout ce qui embaume et s'exhale à vous damner le tube digestif le plus blasé.  La grande tambouille, autrement dit.  A s'en foutre plein le lampion!  Saint Jacques de mes burnes! Râclure, pestilence, sables mouvants, traître infâme, zigomar sodomique, fourvoyeur de tripes - ah! mocheté parfaite.

Moi, j'en avais salement marre de ses entourloupes de dégueulasse à ce faux jeton d'usine à bouffe.
Pour être sincère, j'en avais par-dessus les tifs de supporter ses facéties parfumées chaque fois que je devais passer devant pour aller au bureau d'embauche - la porte à côté - à la recherche d'un turbin vachement rare... surtout pour un macaque comme moi.  «Ah! vous êtes étranger, nous regrettons monsieur...», vieille gorgone née de l'accouplement d'un serpent à sonnettes et d'une tarentule.
A chaque fois que j'essuyais le sempiternel refus plus glacé que la calotte polaire, je retournais à la blafarde lueur de la rue. je m'arrêtais devant la porte du reste et reluquais les nappes rouges et blanches, les beaux couverts, les clients agglutinés en groupes parlotteurs et bavocheurs dans l'attente de la boustifaille.  Oui, je reluquais avec frénésie.  C'était du vice. je détaillais mes tourments.  Dans mon ventre, se jouait la symphonie des «Tord-boyaux».  Mais je canais pas.  Je faisais face à la tempête de mes déglutitions.
Ma parole, je tournais stoïque.
Même que, de temps en temps, histoire de me changer les idées, je risquais un oeil libido sur les miches ondoyeuses d'une servante, sur ses nénés à tête chercheuse.  Une somptueuse hétaïre, une intense furie...
Tout ça, c'était bien beau, mais ça m'avançait que dalle.  Les nanas, à la rigueur, ça peut se remplacer.  On se taquine gentillement dans ses draps.  On joue, en solo, le grand air de «en veux-tu, en voilà».  Et le tour est joué.  Ça soulage.
Mais l'estomac, lui, comprend pas la rigolade.  C'est un tyrannique.  Pas de chichis avec lui, pas de tour de passe-passe.  Il veut du solide.  Rubis sur l'ongle, c'est sa devise.  Service-service, camarade après.  Voilà comment qu'il est le sourcilleux dégluteur.  Il souffre aucune badinerie.

Trois jours pleins, il a duré mon supplice.  Sisyphe, à côté, c'était du bidon.  Pour lui, ce miteux, c'était une affaire de muscle.  Pour moi, c'était autre chose et de plus salement sérieux.  Avec la salive, faut pas déconner, faut faire gaffe.  Il fallait vraiment se magner, réagir.  Ça pouvait plus durer comme ça, que je me tarabustais à longueur de journée.  Soudain ce fut l'étincelle.  Il eut un crépitement:  le branle-bas de combat de mes cellules grises. je tenais ma vengeance.
C'était au bout de la rue, qu'elle nichait la fruitière.  Une sale tronche, avec une paire de bacchantes - des vraies, pas des ombres - à vous ficeler un taureau.  Enfin, les fruits étaient plus regardables.  Je biglais furieusement vers les pommes.  J'aurais préféré les rouges mais je dus me contenter des «goldens».  Rapport au flouze.  Les secondes coûtaient chouia moins cher.  Oh! la différence était pas énorme, mais pour mézigue c'était pas du nougat.
A la guerre, comme à la guerre, faut pas faire le difficile.  Faut comprendre.
Mon paquet de goldens sous le bras, je m'élançais bravement au trimard.  Une bouchée, j'en ai fait de ces goldens.  J'avalais de travers, je m'étouffais mais j'y allais ferme.  Ah ça, pour les dévorer, je me montrais pas fainéasse.  Mes mandibules se trémoussaient.  Une vraie polka de cannibales féroces.
A la fin de la curée, mon estomac, cet affreux goulu, ronronnait d'aise dans mon bide alourdi.
Je pensais même qu'il s'était offert une cavité en or.  Rapport au nom english des pommes.
En un mot, j'étais paré.  Je pouvais y aller de mon petit défi, de ma vicieuse vengeance.
Je m'avance à pas fermes vers les odeurs suaves.  Je me plante carrément devant la porte de ce sapajou de restaurant, de ce fielleux tourmenteur, de cet ignoble flambeur, de ce dégoûtant allumeur.  Oui, monsieur, en plein milieu de la lourde ouverte, je me plante.
Et je hume à pleines forges les effluves dangereuses.  Tant et tant que les trous de mon pif commencent à ressembler à des bouches de métro.
Le premier choc passé, je ressens plus rien.  Une vraie peau de bique.  Un cadavre surcongelé.
«Baudruche crevée que je crie à la face de l'Ignoble.  Tu peux te les mettre, tes tentations perfides, tes ragougnasses dégoûtantes, ta carne suintante.  Va te rhabiller, eh patate, chiffe molle, tordu...», que je continue, aimable, pendant que je me prélasse comme une gonzesse, que je batifolle sur le macadam.  Les clients apeurés me regardent d'un sale oeil.  Il est temps de prendre la tangente, des fois qu'un petit con voudrait appeler les bourres.
Manquerait plus que ça que j'aie des ennuis avec ces ploucs!
Après un dernier reniflage vengeur bien tassé, je me suis carapaté en douce.  Je rigolais dans ma barbe et j'étais pas peu fier tout le temps que j'ai continué à marcher.
Y avait de quoi.  Ma vengeance était dans la poche.  Le temps d'un renifiage, j'avais fait la nique à la société de consommation, comme ils la nomment.  Eh oui, monsieur, la nique à cette peau de vache.  Même que c'était pas la porte à côté.
Faut le faire, mon lascar!
 
 
 

 
 
  


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