souffles
numéros 10 et 11, 2e et 3e trimestre 1968

b. abdelaziz mansouri : le cauchemar occidental
pp. 38-43

 

1

les livres coûtent cher de plus en plus
les livres qui s'agglutinent chez nos libraires ressortissants français
les livres que je lis sans comprendre

ce sont pourtant des livres de maîtres-à-penser qui enseignent
la liberté
la responsabilité qui enseignent
comment exister
comment penser qui vous apprennent
comment vivre
comment mourir

non
j'ai la tête dure
il y a aussi que ce besoin de lire
je ne le ressens pas du dedans
il ne s'agit pas même de besoin
il s'agit de forces obscures que j'appelle

l'offensive d'un commando usé à toutes les cordes
d'un commando imbattable

mais il n'y a pas que ça
le film américain
la mode anglaise
le beatnik et
telle histoire de suicide en suède
ni la première ni la dernière
une tradition de suicides
et me voilà en train de me creuser la cervelle pour essayer de savoir ce que cela

va engendrer
à l'échelle de l'humanité
mais je perds mon temps à essayer de deviner
et à quel point cela m'agace
c'est que je sens que quelque chose ne tourne pas rond

je ne suis pas passionné et je me sens étranger

je n'arrive pas à comprendre
je me dis bel et bien que je ne comprends pas
alors j'assimile
je rumine
je m'exprime à grands renforts de lieux communs
je m'attache à van-gogh
j'admire picasso
je suis fou du mobilier géométrique de la dernière décade et
évolué comme je suis
j'ai dit d'accord au massacre des cours
j'ai aidé à étrangler le soleil
à le chasser de nos maisons
et dans le petit coin de ma petite chambre moderne au plafond bas
j'ai ouvert une revue d'archéologie

le tourbillon le tourbillon
une agitation à la voix grave
un mal-être
il plane
le tourbillon plane
il devient mal de tête
puis s'évase comme une hécatombe et va engloutir mes livres
voilà l'universalisme
l'objectivité et
je ne sais quelle autre motivation des cultures
couvertes de ridicule seulement parce que je me sens harcelé par mal inconnu

ce n'est pas le mal du doute
je ne doute pas encore j'ignore
je souffre dans mon corps
le tourbillon achève de voiler mon regard
ma famille m'échappe
elle m'échappe
puis la rue
polyvalente
elle me joue des tours
elle m'a confectionné un corps de mirage

à sa présence je réponds par un néant

je la vois sans la voir
je me vois sans me voir
c'est que je suis mirage qui n'existe que par l'autre

je me surprends en train de parler d'existence et je me dis
nom d'un chien qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire
c'est que ce mot je suis certain de ne l'avoir pas pensé
comment se fait-il alors que je l'ai formulé
je peux seulement proposer qu'il y a probablement
un langage vide de sens
que j'emploie parce qu'il s'accorde au mirage où je patauge

mais n'allons pas réfléchir sur ce mot mirage
voici les faits
je suis à bout
je perds patience
c'est que je me dis que je n'ai fait que subir jusque là
or je suis fatigué de subir
je sens que je commence à réagir
contre qui
contre quoi
ça je ne le sais pas encore
mais ce que je sais n'est pas banal
ce que je sais est essentiel
c'est qu'il est d'une gravité à vous faire chavirer

c'est le dialogue avec les miens
le dialogue avec ces remparts qui encerclent ma ville
le dialogue avec ces morts
oui
sidi abdallah ben hassoun n'était pas un charlatan
savez-vous ce qu'il a fait
il a armé sidi el ayachi de son épée et lui a dit
va chasser les portugais

le mirage empêche ce dialogue de s'accomplir
mais s'il fallait s'arrêter à ça

2

alors je lis le monde
je lis le monde moi aussi
lisez le monde
non c'est vrai que tu ne lis pas le monde
donc je lis le monde
je le lis la plupart du temps en retard d'un jour
c'est qu'il vient de loin
d'un autre continent
nous le tenons comme il faut
nous le promenons dans nos avenues et sur les terrasses de nos cafés
nous le déployons en sirotant un petit crème

bon c'est parti
reste à prendre mon courage à deux mains pour venir à bout de l'article
pour venir à bout
comprendre c'est autre chose
et ce que je comprends
c'est que ça va mal entre la france et l'amérique
mais je suis heureux d'avoir accompli ce devoir
car c'est un devoir
tout comme lire l'étranger de camus est un devoir
non c'est vrai que vous n'avez pas lu ulysse
c'est un devoir je vous dis de lire le procès et les mouches et mme bovary

sans ça vous serez taxé d'ignorant
dib me dites-vous
feraoun
des parents pauvres
vous aurez le temps
méfiez-vous tout de même
et de fanon
il a vu trop de malades

bon
mais voilà
les questions africaines
le biafra
et le malaise s'empare de moi
un malaise comme pas un qui vous frustre
qui vous déporte
loin de cette paix benoite
vous vous sentez observé comme un fugitif
hors de vous-même
c'est que l'enveloppe de votre corps a cassé
vous abandonnant à un sentiment de culpabilité
qui vous travaille
comme l'érosion travaille la terre
et c'est un malaise dont vous vous passerez volontiers
parce qu'il vous trouble
dérange vos habitudes
c'est un casse-tête en vérité dont vous n'avez pas besoin

vous voyez comment vous tournez en rond
c'est que vous n'êtes pas satisfait de vos déductions
elles ne donnent pas un seul argument sérieux
il y a là quelque chose de grave de très grave
vous n'arrivez pas à le saisir
vous sentez seulement sa présence
et quelle présence

le biafra s'apparente dans votre esprit à un fleuve de sang
à côté des cimetières d'éléphants
le biafra est venu creuser un cimetière beaucoup plus grand
vaste vaste
tout un territoire d'yeux lumineux
de dents blanches
de vigueur anéantie

vous n'êtes pas troublé mais désemparé
vous n'êtes pas horrifié mais désemparé
vous n'êtes pas épouvanté mais désemparé

c'est un cafard qui vous hante
un mauvais insecte
c'est que du biafra vous ne possédez qu'une image floue
vous ne savez pas ce que c'est
vous savez peut-être ce que c'est
mais ça ne vous épouvante pas
c'est parce que vous n'êtes pas vous-même

vous êtes une caverne
vous êtes un mur délabré
vous êtes un méandre miné
vous êtes une leucémie

et puis soudain vous bondissez de votre séisme
cette fois vous n'êtes pas désemparé
c'est que dans nos radios
à l'heure du journal parlé
les télégrammes de courtoisie passent en priorité
les nouvelles des militants africains viennent en dernier lieu
le speaker les formule avec détachement
comme le commentateur d'un mauvais film
mystère que tout cela
mystère mystère
mais vous commencez à vous douter de la présence de quelque chose
qui vit à vos dépens comme une sangsue et conditionne votre comportement

c'est le cordon ombilical qui vous lie à l'occident accompli
habilité cet occident accompli
à choisir nos amis et nos valeurs
à nous habiller et à penser pour nous

3

non
nos montagnes me font réfléchir
il neige d'une autre façon sur le haut atlas
et l'on continue patiemment à y produire la déesse-mère
le berbère y est droit et adroit
une droiture légendaire
une droiture faite chair
une chair qui colle à l'os
mais l'os est racé
l'oeil est formidable

l'oeil hautain du bekkal
l'oeil sagace du kherraz
l'oeil dressé au mépris des arabes fourbes et impuissants

surgit une rue moins marécageuse
la ville m'apparaît frelatée
elle couve un chancre terrible qui a fini par l'avoir
il l'a découpée comme un bon boucher découpe la viande
bidonville
médina
ville moderne puis
il est sorti dans la rue comme un blasphème

c'est ce qui explique pourquoi
en afrique
nous avons vécu si longtemps sous la brume londonienne
à présent
le soleil d'afrique réapparaît
me réchauffe
m'éclaire et m'illumine
je suis donc africain
je veux au moins l'être
et je sais qu'il est difficile de devenir africain
pour commencer
je lirai ibn khaldoun

ah merde alors
je suis africain et je ne connais même pas ibn khaldoun
 


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