le combat des mineurs de khouribga


                                                                                                               par ahmed tariq

 

luttes ouvrîères

pp. 9-11


     Du 20 septembre au 5 décembre de cette année 1971, les six mille mineurs des exploitations souterraines de Khouribga ont mené la grève la plus longue dans l'histoire de la classe ouvrière marocaine. Cette lutte, la plus importante, la plus dure aussi, de cet automne de luttes ouvrières est à la mesure des traditions héroïques des mineurs marocains, des mineurs de Khouribga en particulier.

     Pourquoi au Maroc comme ailleurs dans le monde soumis à l'exploitation capitaliste, les mineurs sont-ils à l'avant-garde des luttes ouvrières ? Cela n'est pas dû seulement au danger de leur métier, bien que ce fait compte. Ces ouvriers qui tous les jours affrontent tranquilment les risques d'éboulement et d'accident mortel ne peuvent évidemment être impressionnés par les déclarations des petits messieurs en complet veston coupé aux dernières modes parisiennes. Pas plus qu'ils n'avaient été impressionnés par les armées du Protectorat.

     Mais aussi, il faut savoir que leur métier est de ceux où la tentative de transformation par l'appareil capitaliste du prolétaire en machine dépourvue de pensée rencontre le plus vite ses limites. Les spéculations des ingénieurs enfumés dans l'atmosphère conditionnée de leur bureau à leur club ou des experts internationaux du grand Capital valent peu de chose face à la réalité de la nature qu'affronte le mineur à 50 mètres ou à 500 mètres sous terre.

     Ceci explique que l'émergence historique du prolétariat marocain fut d'abord celle des mineurs, et d'abord celle des mineurs des deux plus grandes mines du pays, celle des mineurs de phosphate de Khouribga et celle des minenro de charbon de Jerada.

     Mars-avril 1948. Depuis bientôt un an, le mouvement national affronte une nouvelle phase de répression, celle dirigée par le général Juin. Mais depuis 1945, la classe ouvrière marocaine s'était organisée en syndicats. Certes le poids des influences colonialistes sur l'encadrement de ces syndicats visait en fait à détourner la classe ouvière des aspirations de l'ensemble de la nation. Mais celle-ci ne devait pas tarder à faire déchanter ces apprentis sorciers

     Aussi les grèves qui pendant près de deux mois soulevèrent des dizaines de milliers d'ouvriers contre le patronat colonial et contre l'appareil du Protectorat, à Casablanca et à Safi comme à Khouribga et à Jerada, étaient d'abord un coup porté à l'appareil colonial. Dès ce moment le centre de gravité de la lutte nationale passait aux bidonvilles des Carrières Centrales de Casablanca et aux villages ouvriers de Khouribga et de Jerada.

     Dans ces grèves de mars-avril 1948, les mineurs de Khouribga et de Jerada eurent à supporter le choc le plus dur de l'appareil répressif des armées coloniales. A Khouribga le général Juin fit encercler les villages ouvriers par la troupe, l'eau et le ravitaillement étaient coupés, les avions militaires français étaient envoyés en rase-mottes sur les baraques ouvrières. Malgré cela, les mineurs tinrent plus de trois semaines.

     Si, à partir de Juin 1948, la pression démantèle les organisations syndicales des mineurs, leur Volonté de lutte n'était pas pour autant entamée.

     Au-delà même de leur participation à la lutte nationale dans les sombres et dures années de 1948 à 1955, ils devaient, le 20 août 1955, contribuer puissamment à asséner le coup de grâce à l'appareil du Protectorat

     Ce jour-là, les mineurs des phosphates de Khouribga et de la mine de fer voisine des Aït-Amar près de Oued-Zem se soulèvent en masse, infligent plusieurs milliards de dégâts aux installations du pillage colonial, démentèlent à Oued-Zem l'appareif répressif du Protectorat. Le général Duval, commandant en chef des troupes françaises au Maroc, accouru en avion sur les lieux, est abattu par les résistants.

     Le colonialisme français se dépêcha alors de sauver ce qu'il pouvait encore sauver en engageant les conversations d'Aix-les Bains avec les politiciens bourgeois. Le repli néo-colonial avait d'ailleurs été préparé au sein d'associations telles que les Amitiés Marocaines, dont le fondateur était un agent connu de la Banque de Paris et des Pays-Bas, et où se retrouvaient, avec le banquier Lorrain-Cruse et un personnage multiple nommé Jacques Reitzer, de jeunes hommes d'affaires marocains dont certains occupent aujourd'hui de hauts postes ministériels. Ce n'est pas un hasard si ces mêmes protagonistes se retrouvent aujourd'hui au centre ou dans les coulisses du pouvoir. Mais ils ont toujours en face d'eux, comme en août 1955, la classe ouvrière marocaine. Les haines de classe remontent loin et ne sont pas sans fondement. Cependant à travers la confusion néo-coloniale dans les années qui suivirent l'indépendance, les mineurs marocains surent imposer des conquêtes sociales qui sont aujourd'hui autant d'armes de lutte.

     La principale de ces conquêtes fut le statut du mineur dont la promulgation en décembre 1960 fut arrachée par la grève. Ce fut à l'Office Chérifien des Phosphates que l'application du statut fut la plus étendue, bien que comportant encore des modalités contraires à l'esprit même du statut, telles que le classement des abatteurs en catégorie 2 de manœuvre spécialisé alors que leur travail est celui d'ouvrier spécialisé de la catégorie 3, point qui fait partie des revendications essentielles de la grève de 1971.

     Cependant la force et l'unité de l'ensemble du personnel de l'O.C.P., démontrées par une grève génèrale de dix jours de l'ensemble des centres miniers de Khouribga et Youssoufia et des centres portuaires de Casablanca et Safi, cette force et cette unité avaient pu arracher déportantes victoires. En deux ans tant du fait de 1'augmentation générale de juillet 1961 que du reclassement dû au statut du mineur, la masse salariale des ouvriers et employés de l'O.C.P. fut revalorisée de 45%. Ce qui permet à l'abatteur d'atteindre le salaire moyen de 20 dirhams par jour que l'actuel Directeur Général de l'O.C.P. trouve trop élevé alors qu'il permet au mineur de toucher en un mois à peine la va!eur des dix tonnes de phosphate qu'il abat en une journée !

     Mais, par cette lutte et les conventions qui suivirent les mineurs des phosphates imposèrent le respect de leur travail, firent reculer la répression et les brimades quotidiennes.

     Cependant, la Direction Générale de l'O.C.P. et derrière elle le pouvoir, savaient qu'ils devaient réduire ce bastion de résistance ouvrière. Leurs manœuvres réussirent à diviser et à séparer de la masse des mineurs les principaux responsables des syndicats des phosphates, et conduisirent, dans le cadre même de révolution opportuniste de la direcfon de l'Union Marocaine du Travail, à la bureaucratisation du syndicat des phosphates et à la disparition de fait de la Fédération des Mineurs, dont certains dirigeants sont aujourd'hui au pouvoir.

     A partir de1967 et avec l'arrivée à la Direction Générale de Karim Lamrani, le pouvoir et avec lui le grand Capital étranger pour les raisons que nous évoquerons plus loin, crurent le moment venu de briser la classe ouvrière des phosphates. Les brimades du passé reprirent leur cours ; sous le moindre prétexte, les primes de rendement étaient diminuées, les journées de travail pointées comme absences, l'arbitraire quotidien reprenait de plus belle.

     Ceci conduisit à la grève de novembre-décembre 1968. Là encore la Direction Générale croyait que les mineurs de Khouribga ne tiendraient que deux ou trois semaines. Mais ceux-ci résistèrent, vendirent leurs quelques biens, vélomoteur, machine à coudre, vêtements, et tinrent plus de 50 jours.

     Au cinquantième jour de la grève, le pouvoir crut briser la lutte par la force, par la réquisition et l'emprisonnement des ouvriers qui refusaient d'y répondre. De puissantes manifestations de masse devant la gendarmerie obligèrent le pouvoir à libérer les détenus et à opérer un recul. La direction Générale de l'O.C.P. dut accorder une indemnité non remboursable de 600 DH par ouvrier.

     En cet automne 1968 où, depuis plus de sept années, la classe ouvrière était anesthésiée par la bureaucratie syndicale, où le pouvoir se croyait tout permis, cette lutte puissante des mineurs de Khouribga fut le premier jalon de la renaissance des luttes ouvrières dont cet automne 1971 a vu l'éclatement.

     En 1968-69, les grèves des mineurs de Jerada d'Aculj-Mibladen, de Jebel Aouam, vinrent prendre la relève. En 1970-71, les grandes luttes du textile de Rabat et Témara, des mineurs de Kettara, des ouvriers de Bata et la Sevam montraient la maturation de la combativité ouvrière. En cet automne 1971, la grande explosion de luttes ouvrières dans tout le pays, la plus importante depuis l'indépendance, s'ébranle autour de la grève des mineurs de Khouribga, commencée le 20 septembre.