la bolivie entre les révolutions

                                                                              par james petras

document

pp. 44-52

     Fidèles à notre souci d'informer nos lecteurs sur les grandes luttes de libération nationale et populaire dans le monde, nous présentons ici la traduction d'une étude parue en juin dernier sur les luttes du peuple bolivien.

     Ce document a été publié avant les événements qui ont ramené au pouvoir en Bolivie, le 23 août, l'équipe des militaires à la solde de l'impérialisme américain.

     Nous pensons que cette étude, par son analyse profonde des forces sociales boliviennes, apporte à ces événements un éclairage précis.

     On sait que le coup d'Etat fasciste du 23 août a bénéficié de l'appui de l'ancienne direction du MNR, celle-là même qui avait été écartée du pouvoir par ces forces militaro-fascistes en 1964. Tant il est vrai que les politiciens bourgeois préfèrent finalement, face à la montée des forces populaires, se ranger sous la bannière des valets de l'impérialisme.

     Par ailleurs, les forces populaires des ouvriers et des étudiants malgré un combat héroïque dans la capitale, ont finalement été battues. L'étude qui suit permet de comprendre quelles contradictions, au sein des militaires nationalistes, ont amené à refuser d'armer le peuple tandis que l'on laissait les forces pro-impérialistes préparer leur coup. Mais surtout, elle permet de comprendre les faiblesses principales des forces populaires : le manque de direction politique cohérente de la classe ouvrière, et, de ce fait, le manque d'enracinement dans la paysannerie, allant même jusqu'à l'idée que l'alliance ouvriers-étudiants pouvait suffire.

     Nul doute cependant, lorsqu'on mesure grâce à cette étude le chemin parcouru, que les forces populaires sauront tirer les leçons de leurs faiblesses et préparer les conditions de la victoire.

     Trois soulèvements politiques majeurs se sont produits dans l'histoire récente de la Bolivie : 1 ) la révolution nationaliste de 1952, conduite et dirigée par le Mouvement National Révolutionnaire (MNR) ; 2) le coup d'Etat militaire de 1964 du général Barrientos ; et 3) la mobilisation des masses d'octobre 1970 qui a défait un coup d'Etat militaire de droite et porté le général Torres au pouvoir.

     La révolution nationaliste de 1952 eut pour résultats la nationalisation des mines d'étain (principal produit d'exportation de la Bolivie), une réforme agraire qui fit tache d'huile incluant l'expropriation des plus grands domaines fonciers, la formation d'une milice ouvrière, l'extension des syndicats de paysans, etc. Cependant, entre 1952-53, date où le MNR prit le pouvoir, et 1964, où il fut renversé, ces réformes furent corrompues par les processus suivants.

     Premièrement, avec l'aide, l'assistance et la formation apportées par les Etats-Unis, l'appareil militaire fut reconstitué — il n'avait jamais été entièrement détruit. De nouveaux et d'anciens officiers furent recrutés qui virent dans les mineurs armés une menace à leur statut et à leur puissance. S'efforçant à l'origine de maintenir la balance entre les forces sociales, le gouvernement du MNR se reposa de plus en plus sur l'armée pour contraindre les masses populaires sous des politiques économiques et sociales régressives.

     Deuxièmement, la large redistribution des terres aboutit à une fragmentation en petites propriétés, avec peu ou pas d'efforts pour organiser les paysans dans de plus grandes unités de production ou leur procurer les crédits nécessaires, l'assistance technique, l'infrastructure, etc., qui auraient fait de la paysannerie une force effective dans le développement économique.

     Troisièmement, le MNR fut en mesure de « nationaliser » les mines d'étain sans intervention ouverte des Etats-Unis parce que les intérêts économiques de ceux-ci n'étaient pas impliqués — les nationalisations touchant des intérêts boliviens et européens. Par là-même, le « nationalisme » du MNR sous la pression des Etats-Unis ouvrit la voie à une position pro-impérialiste. Les recommandations économiques (et politiques) des agences internationales largement contrôlées par les Etats-Unis furent prises en compte par le MNR et imposées aux masses : dévaluations, blocage des salaires et traitements, concessions aux investisseurs privés étrangers, et la suite.

     Quatrièmement, le MNR ne fut néanmoins jamais capable de construire un puissant appareil politique de parti qui pénètre tous les secteurs de la société. La fusion du parti et des fonctionnaires gouvernementaux et la bureaucratisation des syndicats paysans et de certains syndicats urbain créèrent une « nouvelle classe », petite-bourgeoise par la mentalité, essentiellement concernée par la carrière et les opportunités économiques personnelles. L'effet politique do la croissance de cette « nouvelle classe » fut la fragmentation du parti entre plusieurs factions, profondément enfoncées dans la politique de pillage, se nourrissant mutuellement de la corruption dans l'appareil d'Etat. Si la politique du MNR conduit à la résurrection de la droite et par suite au putsch militaire de 1964, la conduite publique de ses membres et de ses factions donna à la droite la justification « morale » pour la prise du pouvoir.

     Tant que le MNR maintint le contrôle sur l'appareil de l'Etat, la possibilité d'une lutte révolutionnaire conduite par des socialistes révolutionnaires était limitée par deux facteurs, l'un organisationnel, l'autre idéologique. L'appareil organisationnel du MNR pénétrait dans chaque syndicat et dans chaque quartier ; quelques cadres de base continuaient de croire que les dirigeants percevraient quelque jour la lumière et retourneraient au vrai chemin de la révolution sociale. D'autres maintenaient leur appui en échange de faveurs minimes et de backchichs symboliques. Dans le même temps, la rhétorique nationaliste révolutionnaire du MNR continuait de mystifier les masses. Cette mystification idéologique fut seulement lentement dissolue dans les villes par le glissement à droite du MNR. A la campagne, les masses paysannes, manipulées par les nouvelles équipes des fonctionnaires du gouvernement-parti-syndicat, étaient amenées à penser que tout changement (qu'il soit de gauche ou de droite) résulterait dans la perte de leurs parcelles de terre en subdivision croissante qui leur servaient de subsistance.

     Malgré les mesures anti-populaires prises entre 1956 et 1964, le MNR se maintint au pouvoir à travers son appareil organisationnel et idéologique. Mais il était trop faible pour résister à un soulèvement conduit par l'armée en 1964. Les politiques anti-populaires avaient barré la voie à toute possibilité de soulèvement populaire pour sauver le gouvernement du MNR.

     Le nouveau conservatisme mis en place par le coup d'Etat de Barrientos en1964 fut cependant sélectif dans le choix des politiques. Plutôt que de renverser la réforme agraire en remettant en place les anciens proprétaires, Barrientos encouragea de nouveaux capitalistes agrariens : la production commerciale à grande échelle fut encouragée la différenciation entre bénéficiaires pauvres et nantis de la réforme agraire fut poussée ; et les bureaucrates des syndicats paysans, auparavant soutenus par le MNR, recevaient maintenant les faveurs et encouragements de Barrientos.

     Les concessions au capital privé américain et européen furent étendues et consolidées : la paix sociale et l'atmosphère politique nécessaire pour attirer l'investissement des capitalistes étrangers furent atteintes par Barrientos. Les secteurs militants et animés par la conscience de classe de la classe ouvrière, les syndicats des mineurs, furent sauvagement attaqués : tout au long de 1965 et 1966, des centaines de militants de la classe ouvrière furent tués, des milliers furent emprisonnés. Les stations de radio, les journaux et l'infrastructure politique que les mineurs avaient maintenus en dépit du MNR furent confisqués. L'appareil politique du MNR, privé des fonds d'Etat, sa direction profondément compromise, fut incapable de mobiliser une résistance effective. La longue nuit (1964-69) de la dictature de Barrientos eut un effet politique majeur d'importance stratégique pour le développement d'une politique socialiste révolution-naire: elle fit s'écrouler l'appareil organisationnel du MNR, exila les dirigeants, brisant de la sorte l'hégémonie politique du MNR sur le mouvement populaire. L'idéologie « nationaliste » de Barrientos combinée avec sa politique pro-Etats-Unis et anti-classe ouvrière démystifièrent davantage la confiance du peuple dans le « nationalisme révolutionnaire ». Néanmoins, pendant que Barrientos détruisait l'hégémonie politique du MNR et déblayait le terrain pour la politique socialiste, ses mesures violemment répressives affaiblissaient sérieusement la capacité des organisations politiques prolétariennes à prendre avantage de la situation.

     La mort (ou l'assassinat) de Barrientos et l'accession au pouvoir de Ovando fournirent la première occasion pour les forces de la classe ouvrière de se réorganiser après la répression et de faire reculer quelques-unes des politiques pro-impérialistes adoptées durant les périodes précédentes. Rétrospectivement le gouvernement de Ovando peut être perçu comme un phénomène politique de transition qui servit de pont vers le présent.

     A son sommet, avec Quiroga Santa Cruz comme ministre des Mines, le gouverne-ment de Ovando nationalisa les biens de la société pétrolière Gulf Oil et reconnut le droit des travailleurs à l'organisation, à la grève, etc. La libéralisation du régime de Ovando et les mesures de nationalisation intervinrent moins du fait de la pression des masses que grâce à l'initiative des nationalistes de gauche dans le cabinet. Manquant d'une base sociale solide, la période « progressiste » du gouvernement de transition de Ovando fut courte et les mesures prises furent, par elles-mêmes, de peu de signification révolutionnaire. Le tournant de Ovando vers la droite durant les derniers mois de son pouvoir était « structurellement » déterminé : lié fermement aux soutiens du leadership militaire de Barrientos, Ovando essaya d'apaiser les intérêts financiers des milieux d'affaires nord-américains et boliviens, déconcertés par les mesures prises par les nationalistes de son gouvernement. Une fois de plus le « nationalisme révolutionnaire » tenta d'abord de maintenir la balance entre la bourgeoisie et l'impérialisme d'une part, la classe ouvrière d'autre part, pour finalement s'orienter vers la droite. Chaque fois le choix de mesures progressistes offert aux nationalistes révolutionnaires dans le cadre capitaliste se révélait plus limité.

     La tentative de coup d'Etat à droite d'octobre 1970 (conduite par le général Miranda et autres) fut une tentative de restauration du capitalisme policier de la période de Barrientos. La mobilisation effective de la classe ouvrière et la défaite des putschistes étaient les signes de la réémergence de la classe ouvrière comme classe solidaire. Néanmoins, le mouvement des masses manquait d'une direction capable de prendre le pouvoir et d'exprimer l'orientation socialiste des secteurs stratégiques de la classe ouvrière. Dans la lutte contre le coup d'Etat d'octobre, la classe ouvrière et les groupes socialistes étaient clairement en ascension.

     Le général Torres, reconnaissant le potentiel de ces forces, offrit la moitié des postes du cabinet à la gauche marxiste. Cependant, la fragmentation et les divisions étaient si grandes qu'elles ne purent tirer avantage de la crise même au plan gouvernemental. L'absence d'armes fut un facteur clé qui limita la capacité de la classe ouvrière de prendre totalement le pouvoir en octobre 1970 et de nouveau en janvier et mars 1971.

     La question théorique d'un parti ou d'une direction révolutionnaire fut résolue en pratique : manquant des deux, le mouvement de la classe ouvrière, semi-armé et orienté vers le socialisme, aboutit au soutien du secteur nationaliste de gauche de l'armée conduit par le général Torres. Montrant de grandes capacités de mobilisation contre les coups d'Etat fomentés par la droite, le mouvement de la classe ouvrière était trop divisé en son sein pour exercer l'hégémonie sur l'ensemble de la société. La victoire initiale de Torres fut largement basée sur la grève générale effectivement déclenchée à l'appel de la Confédération des Travailleurs de Bolivie : les militaires se divisèrent, après la démonstration initiale de force politique des travailleurs, une partie soutenant l'extrême-droite, l'autre le général Torres.

     Une fois que Torres eut convaincu les milieux de l'armée qu'ils avaient davantage à perdre en joignant la droite contre la grève générale des travailleurs qu'en travaillant avec lui, il joua ses cartes politiques de façon à consolider son pouvoir personnel. Son programme contenait les anciennes formules « nationalistes révolutionnaires » dans un nouveau contexte. Torres nationalisa une partie de l'industrie du sucre, rétablit les conditions de travail et de vie des mineurs telles qu'elles étaient avant 1965, promit « d'approfondir » la profession, nationalisa l'industrie des sous-produits de l'étain, et libéra les prisonniers politiques. Il est clair que pour se maintenir au pouvoir et maintenir son programme dans le cadre capitaliste, Torres a besoin de s'appuyer sur l'armée et sur la bourgeoisie nationale, même si celles-ci complotent pour renverser son gouvernement. Le gouvernement de Torres est l'un des rares gouvernements dans le monde qui toléra et finança sa propre subversion intérieure. Quoi qu'il en soit, chaque coup qui échoue affaiblit la droite et accroît la pression de la classe ouvrière pour une complète restructuration de la société. Torres a fait preuve d'une grande capacité de manoeuvre ainsi que de courage personnel, et ceci l'a aidé à se maintenir au pouvoir. Sa faiblesse fondamentale est sa tentative d'établir un gouvernement sur un programme socio-économique (« nationalisme révolutionnaire ») qui a peu ou pas du tout d'appui, que ce soit parmi les ouvriers politisés ou parmi la bourgeoisie et ses alliés dans l'armée et à l'ambassade des Etats-Unis. Dans cette situation, la crise politique continue, provoquant une polarisation plus profonde qui conduira probablement à de nouveaux complots de droite et à de nouvelles confrontations avec la classe ouvrière socialiste. Le conflit réel aujourd'hui est entre le devenir de la Bolivie comme Etat policier capitaliste ou le tournant vers le socialisme.
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                           Le président Torres et les mineurs :
                              Socialisme contre nationalisme

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     Réagissant à la tentative de coup d'Etat de droite du 10 janvier, vingt mille mineurs de l'étain, armés de fusils et de dynamite, marchèrent sur la Paz pour dénoncer les putschistes. Sur la place Murillo, devant le palais du gouvernement, le Président Torres était prêt avec son discours. Les ouvriers, cependant, étaient là non pour écouter mais pour dire à Torres leur position. Les deux mots d'ordre les plus populaires durant la marche étaient : « Le peuple armé, le peuple respecté ! » et « Vive la Bolivie socialiste ; mort au coup d'Etat fasciste ».

     Torres commença son discours : « Sur cette même place historique je promettais à mon peuple un gouvernement du peuple lorsque je pris mes fonctions le 7 octobre... »

     Les mineurs interrompaient constamment : « Des armes oui ! Des promesses non ! »

     « Comme vous le savez, les choses ne viennent pas par miracle. Les travailleurs de Bolivie ont besoin d'armes et d'outils. Mais les armes et les outils doivent être achetés. Soyez sûrs de ceci ; toute chose arrive en son temps » .

     Les ouvriers insistaient : « Socialisme ! »

     « Dès demain, continuait Torres, nous nous réunirons avec les dirigeants des ouvriers, des universités, des paysans et des intellectuels progressistes afin d'étudier la participation active du peuple au sein même du gouvernement. Nous présenterons un gouvernement bolivien pour les Boliviens ».

     « Les travailleurs au pouvoir ! » répétait le rassemblement de masse.

     Torres poursuivait : « Les forces armées ont été purifiées. Elles seront les gardiens de notre nationalisme révolutionnaire ».

     Sur quoi les masses insistaient : « Socialisme ! »

     Torres répondait : « Ayez patience, nous n'allons pas rester longtemps dans ceci » (dans le « nationalisme révolutionnaire »).

     Ce meeting historique entre la classe ouvrière bolivienne et Torres montrait clairement que, en ce qui concerne les masses, le socialisme est à l'ordre du jour immédiat, que le « nationalisme révolutionnaire » a perdu son influence sur les masses. Un résultat est que de nombreux dirigeants politiques antérieurement nationalistes révolutionnaires se différencient maintenant de Torres et en arrivent a la revendication du socialisme.
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                         L'Assemblée Populaire : Institutionnalisation
                                       du pouvoir révolutionnaire

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     Torres a résisté jusqu'à présent (mars 1971) à la constitution d'une Assemblée Populaire (*) formée des organisations de travailleurs et d'étudiants, et dotée de pouvoirs législatifs. Les raisons sont évidentes : le processus révolutionnaire serait grandement accéléré, les militaires réagiraient négativement, et Torres lui-même perdrait sa position-clé dans la politique bolivienne. Entre temps, Torres choisit de critiquer les organisateurs de l'Assemblée populaire d'admettre la participat:on du MNR, notant avec raison que le MNR est un parti pro-impérialisme. La gauche révolutionnaire (marxistes et catholiques) déclare qu'une partie substantielle de la classe ouvrière de la Paz se considère formellement encore comme faisant partie du MNR et que le seul moyen de brfser l'influence de la direction du MNR est d'inclure ses syndicalistes dans l'Assemblée populaire. En dépit des énormes possibilités que l'Assemblée populaire présente pour mener à bien une transformation socialiste à partir de la base et l'appui général que rencontre ce projet, les différentes fractions de la gauche n'ont pas été capables de s'entendre suffisamment entre elles pour l'organiser effectivement. D'autre part, les tentatives d'une poignée d'idéologues de la « gauche nationaliste » pour organiser un « front » en soutien de Torres ont été également infructueuses.

     Le manque d'une organisation politique cohérente et des institutions correspondantes accorde ainsi à Torres une marge considérable pour les manœuvres politiques entre les forces socio-politiques et l'armée,mais en même temps le rendent hautement vulnérable. Le seul groupement institutionnel auquel Torres « appartient » est l'armée — et ceci n'est pas exactement pour lui une source de support loyal.

     Les Mineurs

     L'épicentre de la classe ouvrière socialiste est constitué par les mineurs de l'étain. Faisant partie des ouvriers les plus politisés et d'un niveau de conscience de classe des plus élevés dans le monde, les mineurs boliviens de l'étain ont démontré une énorme capacité d'agir comme force décisive dans les moments historiques cruciaux. Les mineurs servent de point de ralliement pour les pauvres des villes, les ouvriers industriels, et les étudiants révolutionnaires. Bien que le nombre absolu des mineurs de l'étain, surtout si l'on ne compte que ceux des grandes mines, soit probablement inférieur à cinq pour cent des travailleurs, leur position stratégique dans l'économie, leur cohérence organisationnelle, leur conscience de classe, et leur capacité à entraîner d'autres forces dans l'action, font d'eux un élément clé dans le combat pour le socialisme. La direction politique du syndicat des mineurs de l'étain est donc déterminant majeur de la politique nationale.

     Deux forces principales sont en concurrence pour l'hégémonie politique dans le syndicat des mineurs en mars 1971 : les soutiens, sous une forme ou sous une autre, du « nationalisme révolutionnaire » - le Parti de la Gauche nationale révolutionnaire de Juan Lechin (PRIN) et le Parti communiste bolivien (PLB) - et d'autre part le parti ouvrier révolutionnaire (POR) trostkyste dirigé par Escobar et Lora et divers groupements révolutionnaires et individus, certains liés aux cercles révolutionnaires catholiques. Aucune de ces organisations ne souhaite être étiquetée comme « oficialista », c'est-à-dire pro-gouvernementale (ce qui est l'équivalent d'être déconsidéré ; cependant les dirigeants syndicalistes communistes considèrent que la révolution est un « processus » - version révisée de la notion discréditée de la révolution par « étapes ». Dans la présente étape, soutient le PCB, le rôle des travailleurs est essentiellement « défensif »: les syndicats doivent défendre Torres contre la droite et faire pression sur lui dans la direction de politiques anti-impérialistes. En pratique le PCB s'aligne pour l'essentiel derrière Torres et son programme. Dans le même temps Torres se voit pourvu de nouveaux programmes d'assistance de l'Union Soviétique et du bloc de l'Est. Le POR, bien que soutenant l'unité tactique contre les coups d'Etat de droite estime nécessaire l'intervention active de la classe ouvrière dans le combat politique à travers la formation de l'Assemblée Populaire. La question critique concernant le POR est de savoir s'il peut s'unir avec d'autres groupes socialistes révolutionnaires ou s'il doit rester une minorité qui serve seulement à mobiliser les masses dans les luttes défensives et à développer des cadres politiques bien formés. La transformation du POR d'un groupe de cadres peu nombreux mais influents parmi les mineurs de l'étain en une force politique nationale semble dépendre du succès du parti pour entraîner la majorité des mineurs à son programme.

     La confédération nationale des travailleurs de Bolivie, la Central Obrera Boliviena (COB) a pris une position très proche du POR, décrivant la situation politique dans les termes suivants : « Au moment présent, il existe dans le pays une dualité ouverte des pouvoirs qui apparaît chaque jour et chaque heure dans la série d'événements qui situent d'un côté les travailleurs et les étudiants, contre, de l'autre côté, les capitalistes privés et les gorilles (militaires). Le gouvernement réformiste et hésitant du général Torres est en fait pris entre deux feux et incapable de définir une ligne politique, ce qui fait de lui en tout état de cause un jouet des événements.... » (Rebelion, la Paz janvier-février 1971, p. 1).

La paysannerie

     Depuis 1952, la paysannerie n'a pas joué un rôle dirigeant dans la politique nationale. Au contraire les paysans ont été dominés par le groupe politique, quel qu'il soit au pouvoir. La direction du syndicat paysan à Cochabamba tour à tour soutint le gouverne-ment MNR avant 1964, et depuis ceux de Barrientos, Ovando et Torres. Bien qu'étant numériquement la majorité de la population économiquement active, la masse de la paysannerie, une fois distribuées les parcelles de terre, a été contrôlée par les dirigeants des syndicats paysans locaux (beaucoup d'entre eux n'etant pas au sens strict, des paysans ) qui sont entrés en relations de clientèle avec les fonctionnaires du gouverne-ment. La Confédération Nationale des Paysans soutient officiellement l'alliance paysans-militaires. Néanmoins, dans certains secteurs, les paysans ont été mobilisés contre le statu quo, celui de la droite comme celui de la gauche. A Santa Cruz, la région dynamique et à richesse nouvelle du sud, la bourgeoisie locale et les militaires ont organisé les paysans, en travaillant particulièrement avec les paysans « moyens » parvenus. Le soulèvement de mars 1971 à Santa Cruz (un mini- coup) fut largement le fruit d'un mouvement paysan de droite dirigé par la bourgeoisie locale. Le Bloc Indépendant Paysan est la principale organisation de gauche et a penché en faveur du socialisme. Cependant, elle représente moins de 10% de la paysannerie. Fait plus important, plusieurs milliers de cultivateurs installés sur de nouvelles terres (colonos), principalement d'anciens mineurs et ouvriers en chômage, ont récemment formé une nouvelle association et appuient fermement un gouvernement des ouvriers et des paysans comme base du socialisme. Etant donné le développement politique inégal des différentes forces populaires, l'idée courante de la gauche révolutionnaire est que les ouvriers doivent d'abord prendre le pouvoir et gagner ensuite l'hégémonie sur les paysans, estimant qu'il serait difficile ou impossible de gagner l'hégémonie sur la paysannerie avant la prise du pouvoir (**)

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                     L'Université et l'Eglise: Nouveaux alliés
                                   de la révolution socialiste ?

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     Jusqu'à ces deux dernières années, les grandes fédérations d'étudiants et la masse des étudiants avaient montré peu ou pas d'intérêt pour la révolution sociale. Au contraire les universités avaient pris part à des mouvements dirigés contre la classe ouvrière. Les étudiants démocrates chrétiens étaient la force politique principale, et bien que en paroles pour le changement social, montraient peu d'intérêt dans le renversement du capitalisme. Néanmoins, la mort de Che Guevara et l'exemple moral du mouvement de guérilla entraînèrent de sérieuses discussions parmi les groupements d'étudiants et particulièrement parmi les chrétiens-démocrates. Un processus hautement accéléré de radicalisation eut lieu. La section étudiante du Parti Chrétien Démocrate fit scission et en arriva à former la majorité des membres du groupe de guérilla de Téophonte qui entra en action en juin 1970. Entre temps, un mouvement important de réforme de l'Université conduit par les socialistes révolutionnaires entraîna des changements dans l'administra-tion, le personnel enseignant et les programmes; et, surtout redéfinit les rapports de l'Université et de la structure de classe. Le processus a mené à la formation d'universités ouvrières et à de plus proches relations de travail entre étudiants, ouvriers et paysans. La radicalisation de l'Université et ses liens étroits avec le mouvement ouvrier ont conduit à plusieurs importantes actions communes. Les étudiants et les ouvriers ont participé conjointement à la mobilisation de masse contre les tentatives de coups d'Etat de droite et ont participé sur une base d'égalité à la direction (Commandement Populaire) de la lutte de masse. Les actions conjointes des étudiants et des ouvriers, faisant suite à la défaite des groupes de guérilla, ont largement servi à persuader les étudiants de l'inefficacité de la théorie de la révolution par le foco de guérilla et à les réorienter vers la lutte armée de masse. Les universités ont ainsi apporté une nouvelle et potentiellement importante force à la lutte des mineurs pour le socialisme.

     L'Eglise Catholique bolivienne est divisée en un certain nombre de tendances. Les groupes de la hiérarchie les plus conservateurs expriment leur point de vue anti-socialiste dans le quotidien Presencia, tandis que le clergé orienté à gauche, particulière-ment le groupe ISAL (Eglise et société en Amérique latine), s'est déclaré ouvertement pour la révolution socialiste. Il y a encore quelques ambiguïtés dans les formulations de l'ISAL concernant les possibilités pour les nationalistes révolutionnaires de se transformer en socialistes dans le processus de lutte. Néanmoins l'interaction constante entre prêtres et ouvriers a eu pour effet la radicalisation des prêtres. De plus, il ne fait pas de doute que la lutte des ouvriers pour le socialisme bénéficie des moyens additionnels (stations de radio, publications) et des orateurs organisés que l'ISAL et les chrétiens socialistes apportent au mouvement.
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Le rôle des militaires
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     L'armée est divisée en trois groupes : environ 40% soutiennent Torres, un autre 40% est à des degrés divers dans l'opposition, et environ 20% (surtout de jeunes officiers) est en faveur d'une politique plus « radicale », à condition qu'elle n'affecte pas la structure de l'armée.

     Dans leur ensemble, les militaires sont de façon dominante un instrument de la politique des Etats-Unis et de la bourgeoisie bolivienne, profondément hostile au socialisme ouvrier, pour la raison évidente que les soldats perçoivent la révolution socialiste comme une menace à leur position institutionnelle. Torres partage la même loyauté à l'armée comme institution et a été de ce fait très réticent pour nettoyer des centres avérés de conspiration militaire et de subversion. Ce n'est qu'après des confrontations armées importantes que Torres a « mis à la retraite » ou envoyé à l'étranger (comme attachés militaires) des opposants militaires. Manquant d'une ferme base sociale populaire ou d'un parti, Torres s'appuie sur des hommes de contance dans la direction de l'armée et sur sa capacité personnelle à gagner la popularité à travers des mesures spécifiques.
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L'Impérialisme U.S. dans la situation présente
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     Avec la mort de René Barrientos, les hommes d'affaires et faiseurs de politique nord-américains ont perdu un allié solide. Depuis lors, la politique U.S. a alterné entre des tactiques défensives et offensives. La nationalisation de la société Gulf Oil a acculé les Etats-Unis à la défensive. Une pression fut exercée, mais la décision fut maintenue ; depuis la politique U.S. s'est orientée avec un succès considérable sur la demande d'une compensation « adéquate ». Dans le même temps le putsch de Miranda d'octobre 1970 eut l'appui des intérêts U.S. et de l'ambassade. Avec Torres à la présidence, les Etats-Unis se sont adaptés à la « nouvelle réalité » de deux façons : travailler avec les « developpementistes » et les militaires à l'intérieur du gouvernement pour limiter les changements, et en même temps garder le contact avec les milieux d'affaires de droite les organisations paysannes et les cabales militaires qui espèrent renverser Torres et rétablir un Etat policier du style Barrientos.
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Le mouvement de guerilla et la révolution bolivienne
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     Bien que les deux mouvements de guérilla de Bolivie — le groupe de 1967 conduit par Che Guevara et le groupe de Teoponte conduit par Chato Peredo en 1970 — furent défaits militairement, leurs effets indirects furent considérables. Le mouvement de guérilla de 1967 provoqua des crises profondes dans l'université et dans l'Eglise, et à un moindre degré parmi les militaires : le mouvement étudiant, particulièrement la direction chrétienne démocrate, s'orienta nettement vers la gauche, en arrivant à la scission du parti et formant le noyau clé du groupe de guérilla de Teoponte en 1970. Des secteurs de l'armée commencèrent à s'intéresser à un programme « nationaliste » afin de répondre à une pression populaire croissante, d'autant plus que l'opération anti-guerilla était si visiblement influencée par les Nord-Américains. Le mouvement de guérilla de Teoponte devint actif durant la période de Ovando (1969-1970), coïncidant avec le mouvement du régime vers la droite faisant suite à la brève phase « nationaliste » Teoponte symbolisa l'engagement de nombreux jeunes étudiants catholiques dans fa révolution socialiste. Bien que ce second groupe fut écrasé (certains tués, d'autres partant en exil, d'autres encore mourant de faim dans la jungle), il eut pour effet de radicaliser l'ensemble des étudiants, d'accroître les tensions sociales dans la société et de précipiter la confrontation entre les forces militaires de droite et les forces populaires (principalement les syndicats) appuyées par les partisans de Torres dans l'armée. L'échec de l'expérience de la guérilla et le succès de la mobilisation de masse contre les tentatives de coups d'Etat fascistes entraînèrent la conviction des militants révolutionnaires que la voie pour la révolution en Bolivie réside dans une combinaison de la mobilisation des masses et de la lutte armée. « Si la centaine de guérilleros armés avait été à la Paz en octobre, au lieu d'être dispersés dans la jungle, la révolution aurait pu ne pas s'arrêter à Torres », me dit le frère de l'un des guérilleros tués. La théorie du foco rural pour les luttes révolutionnaires apparaît avoir perdu tout soutien en Bolivie aujourd'hui. Pour les étudiants révolutionnaires, le problème est de forger le plus de liens possibles avec la classe ouvrière (et à un moindre degré avec la paysannerie), de s'armer eux-mêmes et de se préparer à une confrontation décisive avec la droite.
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Torres : Porte-parole d'un "capitalisme nationai" moribond
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     En dépit de sa rhétorique, le nationalisme révolutionnaire de Torres est profondément intégré dans la perspective d'un développement économique qui dépend des capitalistes nationaux — passant sous silence le fait que ces mêmes capitalistes « nationaux » soutiennent et travaillent avec l'impérialisme nord-américain et les militaires boliviens pour renverser le gouvernement de Torres. A l'occasion, Torres lui même a dénoncé l'activité contre-révolutionnaire du secteur privé, mais il croit encore qu'il peut travailler avec les entrepreneurs privés et les gagner à ses vues. Ses discours sur le rôle des capitalistes boliviens sont révélateurs : la critique des capitalistes boliviens a été jusqu'ici limitée à ceux des secteurs de l'entreprise privée qui ont activement soutenu les tentatives militaires de le renverser. Cependant lors d'une visite à une installation industrielle (FORNO), Torres révéla sans le vouloir la banqueroute du capitalisme bolivien. Il avait été informé par la direction de l'usine que FORNO avait besoin de l'aide financière de l'Etat pour survivre. Torres répondit que presque toutes les usines étaient au bord de la faillite ; qu'elles demandaient toutes l'assistance de l'Etat sous ferme de prêts, et qu'il y avait une limite aux possibilités de crédit de la Banque Centrale. Torres proposa que l'association des industriels (Chambre des industries) mène à bien une étude sur la situation économique et sur les besoins de l'industrie bolivienne de telle sorte que le gouvernement puisse avoir une idée des priorités industrielles. En dépit de cette crise étendue et visible, Torres est encore lié à l'idéologie du « capitalisme national » et à ses prémisses: il a affirmé que son gouvernement « soutiendrait l'entreprise privée tant que celle-ci mènerait à bien sa fonction ». En dépit de ses promesses « d'approfondir » la révolution, Torres ne peut concevoir de développement en dehors du cadre capitaliste. Suivre cette voie conduira inévitablement Torres à faire siennes les demandes des entrepreneurs privés pour « la loi et l'ordre ». Incapable de développer la Bolivie sur la base d'un capital national moribond, il aura à se tourner vers les investisseurs étrangers comme source de crédits, l'alternative sera clairement posée dans le proche avenir : un Etat policier de l'entreprise privée ou le socialisme. Le « nationalisme révolutionnaire » ne dispose guère de confiance à long terme ni chez les ouvriers, ni chez les capitalistes, nationaux ou étrangers car les uns et les autres comprennent à leur façon la réalité de la situation bolivienne.

     Personne ne peut prédire réellement combien de temps Torres restera au pouvoir ou la date exacte de sa chute ; la situation politique est si fluide et le rythme du changement si rapide qu'un simple événement peut précipiter tout un ensemble de changements à longue portée, prenant tous les participants plus ou moins par surprise. Néanmoins, ce qui est clair est que Torres est assis sur un volcan: d'un côté une classe ouvrière résurgente qui est hautement radicalisée avec de solides victoires dans le proche passé et d'importants alliés dans la société; de l'autre côté, les militaires, la bourgeoisie et les Etats-Unis menacés et capables de réagir avec force, bien que peu assurés du résultat mais convaincus que seul un putsch militaire pourra contenir le déferlement de la révolution socialiste. Dans ce contexte politique et social la variante de Torres du nationalisme révolutionnaire a épuisé presque toutes ses possibilités comme force de rénovation. Le moment approche où les deux options réelles vont se confronter ou un Etat policier capitaliste ou le socialisme ouvrier.

Etude parue dans « Monthly Review » de juin 1971.

                                                                                     Traduction de souffles.


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(*)    Cette Assemblée a été constituée en juin(N.d.T.).
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(**)  On sait que cette idée était une des thèses principales de Trotski à laquelle s'opposait vigoureusement Lénine (V. Lettres sur la tactique, avril 1917) (N.d.T.)
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