réalités nationales

    le rôle des banques étrangères au Maroc

                                                                                         par hassan iqbal

pp. 12-17
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Le rôle des banques étrangères dans la colonisation du Maroc :
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     Nous avions la réputation de l'Eldorado des affaires au sein des milieux financiers français et européens. Nous avons, à l'heure actuelle, le privilège trop lourd pour notre peuple, d'être le Pays où les fortunes se font le plus vite. Un proverbe africain dit que l'avenir les défait aussi brutalement qu'elles se sont bâties rapidement. Et l'avenir, les hommes le font.

     Quant au passé, le rôle des grandes banques françaises fut prédominant dans la pénétration et la colonisation de notre pays. Déjà au XIXe siècle, en 1860, à l'occasion de l'occupation espagnole qui dura deux ans, les banques étrangères allaient jouer une première fois un rôle politique déterminant. Sous la pression de l'Angleterre, l'Espagne retire ses troupes de Tétouan contre le versement d'une forte indemnité dont le montant fut prêté par les banques anglaises. Celles-ci se sont fait rembourser grâce au contrôle qu'elles effectuèrent sur les droits de douane perçus par l'Etat marocain. Ainsi, l'une des expressions économiques de la souveraineté politique de l'Etat tombait aux mains des banques étrangères. Le même procédé fut employé par une banque française, la Banque de Paris et des Pays-Bas qui, au début du siècle, allait jouer un rôle déterminant dans la colonisation, au moyen de prêts massifs à l'autorité centrale et sous prétexte de moderniser l'armée du roi pour lutter contre 1'étranger. Cette opération, strictement financière en apparence, visait un double objectif politique de pénétration :

— rétablir l'autorité centrale en utilisant l'armée locale contre les révoltes populaires ;
— rendre le pouvoir central prisonnier des prêts en hypothéquant l'économie du pays.

     On aboutissait ainsi à une désagrégation et du pays et du pouvoir, par le maintien de celui-ci dans la dépendance et son utilisation pour colmater les révoltes paysannes conduites souvent par des chefs de tribus qui exprimaient déjà, dans sa forme historique, la nécessité de lutter contre l'envahisseur. Dans les campagnes et l'arrière-pays, une société, un mode de production voulaient ainsi résister, se défendre contre la pénétration des formes nouvelles du capitalisme. Mais les villes étaient en partie colonisées économiquement et avaient leur horizon tourné vers l'étranger, plus riche, et cette colonisation bien plus insidieuse précédait la colonisation officielle. Elle fut en partie l'œuvre des agents des banques européennes installées dans les villes du littoral qui se trouvaient en relations d'affaires avec une fraction de la bourgeoisie marocaine. En 1904, un groupe d'hommes d'affaires et de financiers représentant la Banque de Paris et des Pays-Bas, le Crédit Lyonnais, la Société Générale, etc..., forme le Comité du Maroc qui allait devenir le moteur de la colonisation. Avec beaucoup de cynisme, son bulletin se proposait d'expliquer comment ces banques allaient « s'efforcer par tous les moyens en leur pouvoir de développer l'influence et le commerce français en Afrique du Nord, combattre l'hostilité de l'opinion publique et montrer aux esprits éclairés notre pensée patriotique absolument désintéressée et étrangère à toute préoccupation d'affaires ».

     Ces banques étrangères se sont partagé le Maroc, ont dépossédé les paysans de leurs terres et ont interdit aux nationaux d'investir.
« Les Cahiers Financiers » du 16 mars 1954 publiaient les résultats d'une étude qui révélait que 93 % des sociétés dont le capital dépassait les 100 millions étaient contrôlées par des Français, 5 % des sociétés étaient contrôlées par d'autres étrangers et 2 % par des Marocains.

     Elles ont monopolisé les transports, les mines, le commerce extérieur et les transactions immobilières, mettant en coupe réglée l'exploitation du pays et se répartissant le pillage de ses ressources.
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                      L'attitude du pouvoir marocain face aux banques étrangères

                                             au Maroc après l'indépendance
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     Les banques étrangères au Maroc allaient modifier leur stratégie. Leur comportement conquérant des années d'occupation allait céder devant des nécessités de prudence. Une attitude discrète, la mise en veilleuse de certaines affaires, la suppression d'investissements projetés allaient ralentir le niveau d'activité de larges secteurs de l'économie marocaine. Ces banques allaient attendre l'évolution de l'attitude du nouveau pouvoir, la consolidation et l'issue qui allaient résulter de la lutte entre les forces de classes représentées au sein du gouvernement. Car la composition hétérogène de ce dernier symbolisait l'union de l'ensemble des classes à l'exception de la fraction traître de la féodalité, contre l'ennemi commun. Consolidation, car le pouvoir tribal ne s'accomodait pas de l'alliance de la bourgeoisie et de la féodalité qui avait épousé les vues nationalistes : ce pouvoir tribal que colonialisme français avait su utiliser un moment (Addi ou Bihi ; certains aspects des événements de 1958-59 dans le Rif). Cette réserve des banques étrangères posait un problème, dans la mesure où elles contrôlaient :


— les affaires les plus importantes du pays ;


— le système du crédit qui prête de l'argent à ceux qui veulent investir, créer des affaires, créer de nouveaux emplois.


     Elles entraînaient ainsi le pays dans une crise économique par le ralentissement sensible du niveau d'activité et par la fuite des capitaux.

     Devant une telle situation, l'évolution de l'attitude du gouvernement, aux mains de la bourgeoisie, puis de la petite-bourgeoisie, vis-à-vis des banques étrangères, montrait la myopie politique et les contradictions internes au sein de la représentation politique de ces classes. En témoigne l'évolution des textes et des comportements. Ces deux caractères, myopie et contradictions, allaient s'expliquer par l'illusion qu'avait la bourgeoisie d'une collaboration harmonieuse avec les forces de classe rétrogrades et celles du néo-colonialisme français. Par ailleurs, ces mêmes caractères laissaient prévoir la tendance d'une fraction de la bourgeoisie nationale à se constituer en oligarchie par son mariage avec les catégories rétrogrades de l'appareil d'Etat.

     Cette myopie des différentes fractions de la bourgeoisie au gouvernement se manifestait par le fait qu'au lieu de prendre l'argent là où il se trouvait, sur le territoire national et aux mains des banques étrangères, elles allaient le chercher ailleurs.

     La contradiction de nos gouvernants bourgeois de l'époque est aussi dans les textes, ceux des Plans et celui du Code des Investissements Industriels, textes qui tentent de répondre à la question : où tiouver de l'argent pour financer le développement économique.

A — Le premier plan quinquennal (1960-1964) donnait deux réponses :

     1) la plus grande partie de l'argent dont on aura besoin pour le développement sera fourni par les capitaux privés nationaux ;

     2) le reste de nos besoins sera couvert par une aide extérieure qui revêt, de ce fait, un aspect secondaire.

     Ainsi, le premier plan apparaît comme l'appel à la bourgeoisie nationale et la possibilité pour elle d'accéder à un contrôle de l'économie du pays. Mais où et comment investir, alors que les banques étrangères contrôlent cette économie et que les gouvernants laissent ces banques opérer en toute quiétude ? Mais c'est surtout le facteur proprement politique qui constitue l'obstacle majeur pour la bourgeoisie nationale à son accession au rang de classe économique-ment dominante, en passant de la phase du négoce à celle de l'industrialisation. Le facteur proprement politique est constitué par la lutte, d'abord sourde, puis déclarée et répressive, entre les forces de la néo-féodalité qui détiennent la réalité du pouvoir au sein de l'appareil d'Etat et celles de la petite et moyenne bourgeoisie. Ainsi, la fraction entreprenante de la bourgeoisie nationale attend l'issue, tout comme les banques étrangères, pour mieux tirer parti des avantages consentis par l'Etat qui s'empresse alors de donner toutes facilités à cette catégorie qui va grossir les rangs de l'oligarchie, future base de classe du pouvoir.

     Quant à la bourgeoisie nationale, comme classe sociale, dans son ensemble; elle s'est révélée incapable, économiquement et politiquement, de prendre le relais du capitalisme étranger au Maroc, en exerçant le contrôle effectif des banques étrangères par la nationalisation, ou même le rachat. Comment expliquer cette incapacité, sinon par sa faiblesse dans le domaine économique, où elle n'est présente qu'au niveau du commerce, l'absence de fermeté et de clarté dans la conscience de classe ayant un rôle historique à jouer, qui la font à la fois craindre les mouvements de masse et faiblir devant les offres du pouvoir,

B — Le plan triennal (1965-1967), tirant la leçon, consacre la victoire de ceux qui pensent que le développement économique, c'est d'abord avoir l'argent de l'étranger pour investir. Le pouvoir fait appel en priorité à l'investissement privé étranger et s'inspire de l'expérience espagnole qui s'oriente vers le tourisme. Les banques étrangères et les grandes familles marocaines (Alaoui et Benjelloun) investiss ient, une fois la tourmente de mars 1965 passée.

C — Le deuxième plan quinquennal (1968-1972) apparaît comme la prolongation du plan triennal. Mais avec cette différence que, prenant acte de l'échec à l'appel à l'investissement privé étranger, le pouvoir s'adresse à l'investisseur public étranger, états et organismes financiers « internationaux », c'est-à-dire les organismes dirigés par Mac Namara, le grand stratège de la guerre au Vietnam, pour financer l'équipement des campagnes. C'est parce que les banques qui sont sur notre sol national sont contrôlées entièrement par les intérêts français, espagnols et américains que notre pays est réduit à la mendicité internationale. C'est surtout parce que le pouvoir a protégé et protège les intérêts économiques de ces banques étrangères qui colonisent le Maroc, alors, que ces mêmes banques, au lieu d'investir l'argent pompé de nos richesses, le transfèrent en France et ailleurs. Pourquoi ne sont-elles pas obligées de l'investir ici même ? Parce que, loin de les y contraindre, le pouvoir encourage ce transfert légalement. C'est ainsi que le Code des Investissements Industriels de 1958, au fur et à mesure des modifications qui lui sont apportées, abandonne des concessions énormes aux sociétés étrangères sous la pression des banques installées sur notre territoire. Dès 1960, des avantages douaniers, fiscaux, une prime d'équipement et des garanties de transfert sont donnés en matière de bénéfices et de revente de tout matériel et bâtiment en cas de liquidation. Pourtant, les banques étrangères n'ont pas confiance : et elles réclament plus : que les impôts de l'Etat soient moins lourds !

     Et puis quel avantage ces banques et sociétés ont-elles à investir chez nous, si ce n'est les bas salaires qu'elles donnent aux travailleurs marocains ? Mais pourquoi voudrait-on qu'elles investissent dans notre pays, puisque le pouvoir encourage l'exportation de travailleurs marocains en Europe ? Ainsi, tout se passe comme si, des deux sources de richesses de notre pays, à savoir le prélèvement des ressources naturelles et l'exploitation de la force de travail des travailleurs marocains, les banques et les sociétés étrangères ont choisi :

1)   de maintenir leurs investissements au niveau le plus bas pour
       réduire les risques
2)   de transférer non seulement les bénéfices, mais aussi la force de
       travail des ouvriers marocains qui sont obligés de s'expatrier
       pour travailler, étant donné l'absence d'industrialisation.
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Qu'est-ce que la marocanisation ?
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     Une politique d'industrialisation. dix ans d'expérience l'ont prouvé, suppose une nationalisation et une expropriation des banques étrangères qui détiennent et contrôlent le financement de l'économie de notre pays.

     Aussi, le pouvoir ne pouvait-il rester silencieux devant une telle situation. Sa politique a été définie : ni nationalisation, ni expropriation, mais marocanisation. La poussée du marasme économique et des revendications de la grande bourgeoisie d'affaires a conduit le pouvoir à définir cette politique qui consiste à développer et légaliser le mariage de cette grande bourgeoisie marocaine avec les entreprises et les banque étrangères existant au Maroc. L'une des deux faces de la politique de marocanisation consiste plus précisément à associer l'oligarchie marocaine aux grandes affaires industrielles et commerciales étrangères, plus particulièrement françaises. Pour le capitalisme français au Maroc, c'est une assurance politique pour le maintien et le développement de ses affaires dans la plus pure lignée coloniale. La différence ? Des Marocains dans les conseils d'administration, très choisis et qui ont fait la preuve de leur « compétence ». Cette face de la politique de marocanisation, bâtie de concert avec les banques étrangères qui contrôlent notre économie et notre commerce extérieur, est destinée a mieux cimenter 1'oligarchie. La deuxième face de cette marocanisation est adressée à la bourgeoisie dans son ensemble ou du moins à ses fils, sortis des facultés, et qui trépignent dans les antichambres pour une demande d'emploi dans les assurances et les banques. Elle concerne la marocanisation des cadres qui s'avère nécessaire car le chômage s'installe au sein même des diplômés qui commencent à prendre, tout comme nos ouvriers, le chemin de l'exil. Elle consiste à remplacer les technocrates français par de jeunes Marocains qui se mettraient au service des compagnies et des banques étrangères. Ainsi, la marocanisation remplirait une double fonction d'élargissement de la base sociale du pouvoir :

1)   vis-à-vis de 1'oligarchie, en ayant convaincu les groupes financiers du bien-fondé de sa participation à leurs affaires

2)   vis-à-vis de la bourgeoisie, en ouvrant la soupape de sûreté contre le chômage d'une partie de ses fils, victimes directes de l'oligarchie et des banques d'affaires qui contrôlent le système du crédit, freinant l'industrialisation où ils auraient trouvé leur place.
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Quelles sont ces banques étrangères ?
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     Sur une trentaine ae banques au Maroc, deux seulement sont presque entièrement contrôlées par des Marocains : la Banque marocaine du Commerce extérieur, où la participation de l'Etat est fort importante, et la Banque populaire.

     Toutes les autres banques sont à dominante étrangère. Elles se divisent en deux catégories :

— les banques étrangères où l'on retrouve les grandes familles marocaines ;

— les banques étrangères où participent l'Etat marocain et les grandes familles marocaines.

     Le tableau I indique aussi que l'on retrouve assez souvent les mêmes familles marocaines liées à plusieurs banques différentes. Un indice de la prospérité des banques : des nouvelles venues s'installent à Casablanca, américaine, anglaise et suisse.

     Le montant annuel du total de ce dont disposent les dix principales banques retenues dans le tableau est de près de 3,2 milliards de dirhams (moyenne 1969-1970) et représente 75 % des investissements de l'Etat marocain dans la totalité des secteurs de l'économie pendant 5 ans (1968-1972).

     Quant à leur bénéfice, c'est le bénéfice déclaré, il ne représente que 20,3 millions de dirhams, c'est-à-dire bien moins que le 1/1000 de ce dont ils disposent !

     Mais c'est dans le contrôle des entreprises que ces banques excellent. Ainsi, pour le Crédit du Maroc, par exemple, aucun secteur n'échappe à son action, l'agriculture, les mines, le commerce, l'industrie, le tourisme. Il est présent partout (tableau II).

     Mais la remarque fondamentale est la suivante : depuis 1904, date à laquelle s'est constitué le Comité du Maroc groupant les grandes banques françaises, le Crédit Lyonnais et la Banque de Paris et des Pays-Bas, jusqu'à ce jour, ces mêmes banques étrangères dominent l'industrie et les mines dans notre pays. Ainsi, la majeure partie des rapports de production capitalistes au sein de notre économie est aux mains du capitalisme français, celui-là même qui a présidé et béni l'occupation militaire de notre pays et la colonisation de notre peuple. Nos bourgeois capitalistes se réduisent à quelques affairistes entreprenants qui ne posent pas une pierre ou n'inaugurent pas une machine sans la protection des banques ou de l'Etat, si ce n'est des deux. Au fond, elle a préféré l'affairisme à l'entreprise, devenant le courtier de ceux dont elle aurait dû prendre la place. Pouvait-elle faire autrement, elle qui avait cru un instant à sa victoire ? La féodalité veillait aux intérêts de ceux (les capitalistes français) qui l'avaient prise pour ce qu'elle n'était pas : une nationaliste. Et en 1956, le Protectorat rectifiait relativement vite sa méprise de 1953, ne donnant pas le temps historique à la bourgeoisie de forger un mouvement national d'une intransigeance sans merci. La féodalité s'est remise vite en selle et a repris les rênes. Mais le cheval blessé par les éperons ne peut que ruer. L'oligarchie peut-elle, sans se nier adopter une attitude nationaliste vis-à-vis des banques étrangères ? C'est là tout au moins la contradiction insurmontable sur laquelle repose la politique de séduction qu'à entamée le pouvoir depuis quelques mois.