position

pp. 55-57

effacer le mirage


par bernard jakobiak


     Si j'écris ces quelques lignes ce n'est pas par goût du scandale, ni pa rancœur personnelle, mais c'est simplement pour participer à la destruction d'une fascination encouragée au Maroc et dans tous les pays francophiles et peut-être anglophiles et qui continue, et qui se développe, et qui dispose de moyens énormes, et qui prend, et qui stérilise, et qui me scandalise.

     Qu'on considère une fois pour toutes que la culture française n'est que l'expression d'une caste : la caste intellectuelle héritière directe de l'aristocratie du « grand siècle » et de la bourgeoisie qui l'a mimée en y ajoutant son appétit de pouvoir et de richesses dont 99 % des habitants de son propre pays et 1/3 du monde ont subi les désastreuses conséquences pendant deux siècles ! Car je vous le demande, que reste-t-il au peuple de France hors du droit-devoir de répéter la leçon apprise : de s'embourgeoiser !

     Qu'on reconnaisse, afin de prendre un nouveau départ, que dans cette le caste-là si les bonnes intentions ont été légion à partir de la déclaration des droits de l'homme, elles n'ont jamais, absolument jamais été une remise en question d'un héritage culturel toujours, et quel que soit le régime, senti aussi inaliénable qu'un titre héréditaire ! Et tout comme le « roi soleil » avait neutralisé dans sa cour méticuleusement hiérarchisée, les comtes ducs barons marquis dont la puissance était en baisse devant la montée de la bourgeoisie et de son argent, le monde bourgeois français d'aujourd'hui, dans le creuset des quelques rues places maisons d'édition, cafés littéraires, galeries salons jurys d'un Paris prolongeant sa notoriété autrefois présumée mondiale, enferme les peintres sculpteurs écrivains penseurs poètes dans l'auto-célébration ou l'auto-destruction d'un héritage aujourd'hui sans effet sur quoi que ce soit ! On s'est affiché dadaïste, surréaliste, anti-théâtre, nouveau roman, happening..., ce n'a jamais été qu'une prise du pouvoir à l'intérieur de la famille. Des querelles entre initiés !

     Qu'on en finisse avec cette supercherie ! et d'autant plus qu'elle est un produit d'exportation de choix pense-t-on, vers les pays du tiers-monde. Qu'on en finisse et que les intellectuels des pays sous-développés cessent de voir, ou de faire semblant de voir des représentants d'une civilisation réussie dans les écrivains penseurs artistes qui sont seulement parvenus à se faire une place dans la coterie parisienne. Ils ne représentent en effet qu'eux-mêmes et lorsqu'ils parlent de remise en question fondamentale de l'Occident par exemple, ils se leurrent, car ils ne peuvent concevoir un bouleversement qui mettrait fin à !a pérennité culturelle dont ils sont les actuels bénéficiaires.

 

     Jamais ils n'admettront que la colonisation soit un des fruits d'une pensée dont ils sont tributaires et qu'ils prolongent. (Un simple coup d'œil sur la mappemonde d'avant 1950 suffit à se convaincre pourtant que l'expansionnisme et l'élimination de l'autre ont été bien plus que n'importe quel Racine, Voltaire, Shakespeare, Goethe, l'expression de l'éthique européenne). Ils sont amnésiques. Ils oublient tout ce qui ne dore pas leur blason. Ils ne se souviennent plus que l'Europe pendant des siècles a vécu sous le joug de 2 ou 3 grandes puissances et que leurs révolutions n'ont pas ébranlé les fondements de leur impérialisme puisqu'ensuite ils ont simplifié le Monde de la même façon. Surtout, se voulant purs, persuadés du bon droit de leur matière grise et de la légitimité de leur rang d'honneur, ils se veulent professeurs du Monde sans même se rendre compte qu'ainsi ils ne font que rétrécir la complexité de la réalité selon la particularité de leurs expériences, sans savoir qu'ainsi ils s'applaudissent et applaudissent leur histoire. Seul progrès possible pensent-ils, alors que rien ne change chez eux, alors qu'ils sont de plus en plus impuissants, de plus en plus confinés. Finis les maîtres à penser ! Finis les Gide, les Sartre, les Camus ! De plus en plus confinés, ils ne se demandent même pas d'où leur vient la relative estime où on les tient encore. Elle leur semble tellement naturelle.

     Ils se divisent en familles d'esprit et sont à ce point persuadés de leur supériorité que rien en dehors d'elles ne peut les atteindre. Ils liront par exemple les beatniks, les écrivains noirs d'Amérique, les Mexicains, Urugayens, Cubains, Algériens, Marocains, Sénégalais, Antillais..., mais ce sera avec le regard désabusé, condescendant et essentiellement jouisseur du vieillard plein d'expéricnce pour une jeunesse un peu folle. Les plus ouverts, les plus lucides, s'empresseront de constater que les écrivains du tiers-monde quittent l'Europe, ne lui demandent plus de médailles ; mais, au lieu de voir là une preuve de l'échec de leur progressisme et de leur humanisme dont l'un des piliers était l'universalité, ils n'en continuent que mieux à se laver les mains, à maintenir leur place dans la caste qu'ainsi ils soutiennent. En effet, elle admet tant de nuances contradictoires qu'elles s'annulent mutuellement. Au fond, chacun s'est rangé dans son fief et s'y tient. Et si les bruns, les jaunes, les rouges, les noirs ne se sentent plus aussi tentés d'en choisir un et d'y entrer, eh bien tant mieux ! car alors tout continue à se passer comme si n'avait jamais existé la mise à sac du Monde et l'on peut rêver d'intégrer une culture immaculée à la civilisation des loisirs.

     Dès lors, la dernière porte, celle de la mauvaise conscience vis à vis des anciens colonisés, se ferme. La caste intellectuelle française, entre soi, s'amuse à des petits jeux subtils ; cultivé, idéaliste et impuissant on se délecte de nouveautés de forme ; on trouve ainsi, dans la dignité, le refuge qu'offre la bourgeoisie à ses belles âmes ; minorité neutralisée, on est sensible à la supériorité métaphysique de l'écriturc ; on se croit large d'esprit ; on s'enferme à la mode 1968 parisienne ; prude ou outrageusement érotique on vit d'abstrait, on combat la pensée d'hier, fier, tout aussi individualiste que ses pairs, comme eux on veut ignorer ce groupe chancre noble nouveau modèle qui porte, sopporte, hisse, dicte une règle plutôt mondaine dont on évite de parler ; « s'engager » dans cette filière a déçu ; on revient au psychologique ou à la forme, dans tous les cas au raisonnable ; le politique, l'intuitif, le collectif, l'imaginaire après une brève paren-thèse au profit de l'un ou de l'autre, sont à nouveau jugés d'aussi basse extraction que le peuple l'était au « siècle des lumières ».

     En effet, ne nous y trompons pas, si on applaudit à Paris des livres écrits par des francophones étrangers c'est seulement pour l'exotisme du brouet que ne manque pas de produire le mélange d'une vitalité jugée, sans qu'on ose se l'avouer, sinon infantile du moins seulement adolescente, et de cette irremplaçable parisiennité humée en quelques mois.

     Je voudrais contribuer à libérer ceux qui ont encore les yeux fixés sur ce tout Paris restreint et de plus en plus anachronique, dont la réputation vient d'une vieille habitude. Il suffit de ne pas s'y laisser enfermer pour constater que cette caste qui y légifère a réussi le tour de force de se maintenir sous les monarchies, les empires, les diverses républiques tout comme elle se maintiendrait dans le communisme et que vient de là son sentiment d'inexpugnable continuité ; minorité le plus souvent apolitique, elle devient, quand elle se sent menacée, le professeur pontifiant d'un peuple considéré depuis des siècles comme tellement nul qu'on n'est jamais parvenu à rêver d'autre chose qu'à l'enrégimenter pour lui apprendre à répéter la bonne parole.

     Me voilà de cette caste intellectuelle, mais je ne veux pas oublier ni reléguer mes origines. J'ai des souvenirs. Français moyens et Français pauvres, ceux qu'on côtoie dans toutes les rues, les plus nombreux, je me souviens : Rabelais, Montaigne, Racine, Molière... n'ont jamais écrit pour moi. Ils ne peuvent être pour vous, pour nous, qu'une espèce d'exotisme ou alors un rite nécessaire pour passer des examens, un travail comme tous les autres mais moins pénible que celui de nos père et mère à l'usine. Non, vraiment, « les lettres d'Angleterre » par exemple, du tolérant fin parisien Voltaire ne peuvent éveiller l'admiration dans la complicité que d'un fils de bonne famille ; il était le fils du directeur d'une fabrique de chaussettes, je le préparais au baccalauréat, il venait ostensiblement en DS ; il appréciait lui, Voltaire.

     Je me suis alors aperçu qu'Emile Zola avait été le seul écrivain à tenter une certaine expérience parmi le peuple afin d'en apprendre quelque chose. La caste commence seulement à lui pardonner ce choix : cette exploration, pourtant honnête. Elle est périmée. Rimbaud, est le seul dans toutes les lettres françaises, jusqu'en 1968. Rimbaud, cette exception, l'unique, fils de gens humbles très peu instruits, ne s'est pas fait prendre ; comme je comprends qu'il ait eu besoin d' « une saison en enfer » pour échapper à une emprise culturelle tellement despotique et dépersonnalisante qu'il a été forcé de fuir en Abyssinie, forcé de ne plus écrire !

     Désert. Il n'y a plus qu'un désert, à la place de ce passé français dont le monde bourgeois est si fier que chez lui il l'impose, qu'hors d'Europe il l'exporte.

     Désert : il reste une ou deux phrases par ci par là. Désert, car tout ce qui a préparé le raisonnement scientifique gît, vestiges archéologiques. Désert, où se dressent « le contrat social » et « le discours sur l'inégalité », monuments funéraires oubliés car on s'est bien gardé d'en approfondir les intuitions.

     Désert, car en ce XXe siècle en apparence si fertile, je n'ai encore rencontré que « le voyage au bout de la nuit » ; le seul roman du peuple des banlieues et des petites villes de France, le seul à ce sujet, d'une réelle valeur littéraire. Mais quel bain du plus noir des pessimismes ! car Ferdinand Céline allant au peuple, se délecte à y sombrer. Désert, l'expression de tout un peuple ! Je n'exagère rien ; je n'ai, en face du tableau noir Céline que mes souvenirs, des faits divers dans des journaux et les discussions au bar d'un café.

     Qu'on en finisse ! Qu'on soit guéri d'attendre quelque chose pour soi d'une littérature qui, malgré 80 ans d'enseignement généralisé, ne s'est pas encore libérée de sa suffisance ni de son paternalisme, qui vit en altitude à des lieues de toute expérience ou préoccupation de la majorité des gens, qui n'a pas su, malgré ses bonnes intentions et ses sporadiques désirs d' « engagement », favoriser l'expression par le peuple, la création d'une seule œuvre forte exprimant le peuple et écrite dans la liberté dont Rimbaud rêvait c'est-à-dire sans aucune filiation, sans rien du passé habit de singe !

     Cette seule carence suffirait à prouver que le monde des Lettres en France n'a jamais été qu'un bastion de privilégiés ou de naturalisés privilégiés, soucieux avant tout de maintenir l'identité de leur caste.