les aventures de la négritude

pp. 42-46

     Haïti est aujourd'hui le pays où l'on peut le mieux suivre les aventures de la négritude, parce que notre pays est l'endroit du monde où, comme l'a dit Aimé Césaire, « elle s'est mise debout pour la première fois », et où elle est maintenant l'idéologie où se nourrit la plus monstrueuse tyrannie de 1'histoire contemporaine. C'est pourquoi un examen critique du concept de négritude, à la lumière de l'effroyable expérience haïtienne, peut avoir une signification efficace pour tous les opprimés noirs du monde. On sait que toute idéologie, par sa représentation du réel, par les objectifs qu'elle poursuit, a tendance à donner aux aspirations particulières d'une classe une valeur imaginaire. Marx a appelé mystification ce processus de déformation de la réalité. En Haïti, de pseudo-sociologues comme François Duvalier, étudiant le rôle de la négritude dans notre histoire nationale, ont toujours considéré le concept en lui-même, au lieu de l'analyser dans ses relations avec l'histoire réelle des rapports sociaux. En séparant la question raciale du développement économique et social d'Haïti, en lui assignant un caractère absolu, mythique, ils ont ravalé l'histoire haïtienne à une

succession chaotique de conflits seulement ethniques entre les mulâtres et les noirs, qui dès les lendemains de notre Indépendance, ont formé l'oligarchie dominante du pays. C'est ce qui se produit également quand, sur un plan plus génénral, on sépare le dogme raciste du développement réel des diverses sociétés coloniales. On en vient à considèrer l'histoire des peuples colonisés comme une succession de conflits raciaux entre les « Blancs » et les « Noirs ». Dans le cas d'Haïti, la question raciale, loin d'être le facteur déterminant du développement de la société haïtienne, n'a été que la forme mystificatrice, qui dans la conscience de deux aristocraties rivales servit à dissimuler les intérêts et les mobiles réels de la lutte des classes.

     Cependant cette question raciale est une réalité sociale très importante de l'histoire d'Haïti. On sait que Marx, tout en déniant aux dogmes spirituels un rôle décisif dans le processus historique d'une société déterminée, les tient toutefois pour des réalités sociales, qui si elles ne peuvent changer le cours général de l'histoire, ont la possibilité d'en modifier les contours, le rythme et les modalités. C'est en tant que réalité sociale que l'idéologie raciale a influé sur le développement de notre histoire nationale, et à certains moments de grave crise sociale, a modifié le rythme et les modalités de la lutte des classes dans le pays. Depuis 1946, la société haïtienne étant la proie d'une crise générale, due fondamentalement à la domination des Etats-Unis sur l'économie du pays, la question de couleur occupe de nouveau l'avant-scène politique et idéologique, toujours pour voiler le contenu réel de la lutte des classes. Les petits-bourgeois noirs comme Duvalier, qui depuis 1946, alliés a des latifundiaires noirs et à des « compradores » mulâtres contrôlent le pouvoir politique, se servant démagogiquement de la notion de « négritude», ont essayé de faire croire aux masses noires qu'elles sont désormais au pouvoir et que la « révolution duvaliériste » est une victoire éclatante de la négritude. Tous les faits monstrueux de gestion duvaliériste, depuis dix ans, ne font que détruire aux yeux de notre peuple les images mensongères de cette mythologie. L'épouvantable dictature de Duvalier a porté les Haïtiens à changer l'idée que pendant longtemps ils se sont faits d'eux-mêmes. A leurs yeux, Haïti a cessé d'être figée dans la figure mythique que depuis l'école on a patiemment imprimée dans la conscience de chaque Haïtien : Haïti, première république noire des temps modernes, patrie et mythique de l'homme noir, berceau et paradis de la négritude ! Les Haïtiens ont découvert dans des souffrances inouïes, que dans un système semi-coloniai, le pouvoir, qu'il soit entre les mains de noirs, de blancs, de mulâtres ou d'indiens, reste invariablement un instrument de déshumanisation féroce de l'homme et de son histoire sociale et culturelle. Depuis dix ans, plus que jamais, les Haïtiens voient ce dont sont capables des hommes à peau noire ou métissée comme eux, quand, par le fer et le feu, ces derniers défendent les intérêts d'une minorité de privilégiés et ceux d'un impérialisme totalitaire. Les Haïtiens se rendent compte du fait que la glorification de n'importe quelle race est une absurdité infinie qui voile toujours des désordres sanglants et attentatoires à l'unité de l'espèce humaine. Les Haïtiens voient des noirs et des mulâtres, tyrans, criminels, sans vergogne, obscurantistes, nazis, tontons-macoutes, parce que justement ils n'ont aucune essence particulière, ce sont ces bourgeois comme les autres, et à l'heure de la dictature terrorisie du capital, ils peuvent être coupables de crimes aussi épouvantables que ceux qu'hier Hitler commettait dans ses camps de concentration ou ceux que perpètrent aujourd'hui les hommes du Pentagone yankee dans les deux Vietnam. Naturellement, la tyrannie de Duvalier offre une monstrueuse caricature de la négritude, et il ne faut pas, jetant l'enfant avec l'eau sanglante du bain, conclure pour autant que ce concept devait fatalement déboucher sur une entreprise d'annihilation de la condition humaine. Le socialisme est une doctrine de libération de l'homme, mais le national-socialisme fut un instrument d'extermi-nation de l'homme. Tout dépend de l'usage qu'une classe dominante fait d'une idéologie pour camoufler des desseins bassement égoïstes. Aujourd'hui des bourgeoisies noires qui tiennent leurs privilèges des intrigues et des violences du néo-colonialisme en Afrique et en Amérique se sont hâtivement emparées du concept de négritude pour en faire leur arme idéologique, parce que justement elles savent que ce concept à un moment donné de la lutte contre la colonisation, dans les œuvres d'auteurs noirs comme Jean Price-Mars, Du Bois, Césaire, Roumain, Langston Hughes, Claude Mackay, N. Guillen, J.S. Alexis, Cheikh Anta Diop, Frantz Fanon, etc., ce concept a exprimé avec force le double caractère de l'aliénation chez les noirs opprimés. Ainsi ce concept de la négritude a été à un moment donné de l'histoire de la décolonisation, la riposte affective de l'homme noir exploité et humilié, face au mépris global du colon blanc. Comme le colon blanc, partant de sa situation privilégiée dans la société esclavagiste et coloniale, avait épidermisé sa prétendue supériorité biologique, de même le noir, en fonction de sa condition d'opprimé et de paria, sa condition d'homme aliéné dans sa peau même, fut porté, selon une perspective tout à fait différente, à l'épidermisation de sa lamentable situation historique. Ainsi la négritude, dans sa meilleure acception, était l'opération culturelle par laquelle les intellectuels noirs d'Afrique et des deux Amériques prenaient conscience de la validité et de l'originalité des cultures négro-africaines, de la valeur esthétique de la race noire, et de la capacité de leurs peuples respectifs d'exercer le droit à l'initiative historique que la colonisation avait complètement supprimé. La négritude, dans son sens le plus légitime, était à l'origine, (dans la poésie de Césaire, par exemple) la prise de conscience du fait que le prolétaire noir est doublement aliéné : d'une part aliéné (comme le prolétaire blanc) en tant qu'être doué d'une force de travail qui est vendue sur le marché capitaliste : d'autre part, aliéné en tant qu'être au pigment noir, aliéné dans sa singularité épidermique. La négritude était la conscience de cette double aliénation et de la nécessité historique de la dépasser, à travers une praxis révolutionnaire.

     Il ne faut pas oublier que du fait du dogme raciste, aux yeux de la grande majorité des Blancs, le crime permanent du noir (outre son état de prolétaire) était celui de lèse-couleur. Cette odieuse mystification idéologique est encore l'arme à laquelle on continue de recourir aux Etats-Unis, en Afrique du Sud, en Rhodésie, etc., contre les Noirs. La singularité épidermique de l'homme noir ou métisse, au lieu d'être tenue pour ce qu'elle est, c'est-à-dire un des hasards objectifs qui fourmillent dans l'histoire de l'humanité, devint dans la conscience de tous les négriers de la terre une essence maléfique, le signe d'un mal absolu de l'être social du nègre, la marque et le stigmate d'une infériorité sans rémission. On donna une signification métaphysique et esthétique tant à la couleur du noir qu'à la couleur du blanc, et on décréta pour l'éternité, comme le résultat d'un droit divin, que seul le noir est un homme de couleur, et que le « Blanc » participe du privilège de la lumière, que comme dit Sartre, « la blancheur de sa peau, c'était de la lumière condensée », et qu'il était de son destin historique d'éclairer le reste de l'humanité avec les vertus lumineuses de sa peau. Le souci commercial de chosifier l'homme à peau noire, trouva ses alibis et ses prétextes dans ce long processus colonial d'épidermisation de la situation historique des peuples nègres. La négritude, tant dans la littérature, dans l'art, que dans l'ethnologie et l'histoire, a été à ses débuts, une forme de révolte légitime opposée aux manifestations méprisables du dogme raciste dans le monde. C'est la colonisation, qui par le fer, le feu, le sang, avait ouvert dans les flancs mêmes de l'histoire universelle la sanglante contradiction blanc-noir, pour dissimuler et pour justifier les rapports d'exploitation capitaliste. La négritude posait la nécessité de dépasser cette contradiction, non par une nouvelle opération mythique, mais à travers une praxis révolutionnaire collective. Malheureusement, le plus souvent le concept de négritude est utilisé comme un mythe qui sert à dissimuler la présence sur la scène de l'histoire de bourgeois noirs, qui, en Haïti, comme dans de nombreux pays d'Afrique, se sont constitués en classe dominante, et comme toute classe qui opprime une autre, a besoin d'une mystification idéologique pour camoufler la nature réelle des rapports établis dans la société. Aujourd'hui, chez des mystificateurs aussi bien noirs que blancs, la négritude implique l'idée absurde que le Noir est doué d'une « nature humaine » particulière, doué d'une essence qui n'appartiendrait qu'à lui, et en cette qualité, il est appelé, selon un publiciste comme Janheinz Jahn, à donner à l'Europe, et à l'Occident en général, on ne sait quel « supplément d'âme », dont aurait besoin la civilisation occidentale. Pour le président du Sénégal, le poète Léopold Sédar Senghor, « l'émotion est nègre et la raison est hellène ». De cette façon, toutes les contradictions de classe sont noyées dans l'abstraction, et les bourgeoisies noires d'Afrique et d'Amérique, peuvent en toute sécurité, avec la bénédiction du néo-colonialisme, exploiter librement les travailleurs noirs, au nom d'une spiritualité commune. C'est la conception qu'on trouve sous la plume de l'essayiste belge Lilyan Kesteloot, qui a voulu démontrer que la « négritude est un en-soi », un état permanent une essence singulière, qu'il n'est pas nécessaire de dépasser. Lilyan Kesteloot, comme d'autres « spécialistes » européens de la négritude enferment le nègre dans sa noirceur et le blanc dans sa blancheur. « L'âme noire », écrit-elle, ainsi comprise est de tous les temps et n'a pas à être dépassée, « comme l'a prétendu Sartre, et d'autres qui furent influencés par lui. Pas plus que l'âme slave, l'âme arabe ou l'esprit français ». Selon cette logique élémentaire et insolente, la « négritude », ainsi comprise, loin de s'articuler à une entreprise révolutionnaire de désaliénation et de décolonisation totale de l'Afrique et des deux Amériques noires, n'arrive pas à dissimuler qu'elle est l'une des colonnes qui soutiennent les astuces, les pièges et les actions perfides du néocolonialisme. Séparée du contexte historique de la révolution dans l'ensemble du Tiers Monde, séparée arbitrairement des exigences immédiates de la lutte tricontinentale, globale des peuples sous-développés contre l'impérialisme et le néo-colonialisme, la négritude définit un inacceptable « sionisme noir », à la faveur duquel on voudrait éloigner les peuples noirs du devoir de faire la révolution.


                                                       L'ORPHEE NOIR DANS LA REVOLUTION


     Quand, il y a 20 ans, le concept de négritude fut défini par le grand poète Martiniquais Aimé Césaire, dans son inoubliable « Cahier d'un retour au pays natal », et par Jean-Paul Sartre, dans un fameux essai intitulé « Orphée Noir », où que l'on tournait alors le regard on voyait cet Orphée de couleur en train de tirer du feu des marrons destinés à la grande bourgeoisie coloniale blanche. Alors, en Afrique, 1' « Orphée Noir » n'était pas président de la République, il ne roulait pas en Mercédès-Benz de luxe ; il n'achetait pas des actions dans les mines du Haut Katanga ; il ne s'alliait pas aux pires aventuriers de la finance internationale pour prendre des actions fort rentables sur le sang versé de Patrice Lumumba. En 20 ans l'eau du Congo a coulé sous beaucoup de ponts, et ce n'est pas seulement avec la grande poésie lyrique d'Aimé Césaire que la négritude est descendue à la mer. La négritude de Césaire était une patience dynamique. C'était une nécessaire explosion de la conscience rebelle du nègre opprimé. C'était un devenir ouvert sur les exigences concrètes du mouvement de libération nationale. Il y a 20 ans Sartre, pour sa part, posait la suivante question : « Qu'arrivera-t-il s'il ne se laisse plus définir que par sa condition objective ? » Nous disons a Jean-Paul Sartre : regardez Cuba et vous aurez la réponse. Regardez comment la négritude est en train de faire corps avec la révolution socialiste, et comment elle y trouve son dépassement à travers un processus historique désaliénant où le blanc, le noir et le mulâtre cesseront chaque jour davantage d'être opposés les uns aux autres, et où le drame de leur destin est dénoué dans une même éclatante vérité humaine : la révolution. Ce processus réel de décolonisation est le seul qui soit capable, et non la négritude, de mobiliser toutes les patiences des peuples sous-développés sur les trois continents. L'Orphée noir ne peut retrouver l'Eurydice qu'il a perdue, que par la révolution, et dans la révolution, qui est seule capable, avec la force créatrice des peuples, de détruire par la violence tous les enfers que les hommes ont construits pour les hommes. Le nouvel Orphée Noir, sera révolutionnaire ou ne
sera pas.