réflexions autour du congrès culturel
de la havane

pp. 34-37

par mario de andrade


     Peu d'événements ont contribué, au cours de la dernière décade, à renouveler la pensée politique sur les problèmes du tiers-monde, comme les délibérations qui ont présidé à la première conférence de solidarité des peuples d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine.

     Ses conclusions fondamentales tiennent en quelques formules lapidaires : ordonner une stratégie globale de lutte contre l'impé-rialisme et opposer la violence révolutionnaire à la violence engendrée par ce système d'exploitation.

     La révolution cubaine marque pour la première fois dans l'histoire l'irruption d'un petit pays des Caraïbes à la liberté. Et sa dimension mondiale est acquise par sa praxis internationaliste.

     Dans la déclaration adoptée par le séminaire qui réunit à La Havane, du 25 octobre au 1er novembre 1967 plus de 1.400 intellectuels cubains, on peut évaluer l'effort de réflexion pour situer les responsabilités des hommes de culture.
La révolution, dit ce document, est le fait culturel par excellence. Ce n'est qu'à travers celle-ci que l'on pourra concevoir dans les pays sous-développés une culture véritablement nationale, une politique culturelle rendant au peuple son authenticité et lui permettant d'accéder au progrès de la science et à la jouissance des arts.

     Aussi l'exercice de la fonction spécifiquement intellectuelle (création artistique ou scientifique) présuppose-t-il la fonction sociale. Et ceci se réalise d'une manière beaucoup plus accentuée dans les pays où la carence de cadres intermédiaires oblige l'intellectuel à se muer lui-même en médiateur (propagateur ou éducateur) entre son œuvre et les masses populaires. On pourrait, dans ce sens, parler de l'apparition, à notre époque, d'un nouveau type d'intellectuel qui réunirait en lui à la fois le penseur, le créateur, et l'homme d'action.

     Elargie à la dimension tricontinentale, cette notion de l'engagement intellectuel conditionne la saisie des problèmes culturels qui se posent à l'ensemble des pays sous-développés.

     Disposant, pour ainsi dire, de cet arrière-plan politique et culturel, le pouvoir révolutionnaire cubain était bien placé pour inviter les intellectuels progressistes à confronter librement leurs opinions sur les conditions pour l'épanouissement de la culture dans le tiers-monde, et à définir leurs responsabilités, face aux questions majeures de notre temps.

                 LA SAUVEGARDE DES CULTURES NATIONALES


     II était nécessaire de cerner, tout d'abord, les données fondamentales qui caractérisent la situation de la plupart des pays des trois continents, à savoir, la situation de sous-développement. Cet « aspect négatif de la modernité », pour employer une expression chère à Yves Lacoste, repose historiquement sur des facteurs sociaux, économiques et politiques qui bloquent l'initiative culturelle des masses populaires. La commission qui eut à débattre des rapports entre la culture et l'indépendance nationale enregistra, peut-être, les interventions les plus enrichissantes du congrès. Les délégués y exposèrent un large éventail de situations de la culture : ses relations avec la lutte armée dans les colonies portugaises, les étapes et les expériences de son développement en République Populaire de Corée...

     Mais la commission devait surtout préciser la notion de culture nationale, les fondements réciproques de celle-ci et la lutte de libération des peuples.

     A cet égard, l'intervention prononcée par le délégué du Sud Vietnam éclaira, dans sa lumineuse simplicité, le sens qu'il convient de donner aujourd'hui au combat pour la sauvegarde des cultures nationales.

     Les agresseurs yankees, dit-il, font de Saigon le marché du trop-plein d'un ersatz culturel, tout en considérant par ailleurs les écoles des régions libérées comme des « objectifs stratégiques » de destruction.

     Dans le feu de la bataille, le peuple vietnamien, « tel un oiseau
planant sur la tempête, s'élève aux hautes cimes de la vie
spirituelle ». Et les masses populaires s'adonnent quotidiennement à des activités culturelles, où elles puisent l'inspiration pour la poursuite de leur combat.

     Il y a, au sein des peuples, plusieurs paliers de résistance pour faire face à l'agression impérialiste, qu'elle prenne la forme coloniale ou néo-coloniale. Et le front culturel en est un. La signification ultime du combat pour la culture se ramène, en fait, au combat pour la libération de la nation que Franz Fanon considérait comme « la matrice matérielle à partir de laquelle la culture devient possible ».

     Dans cette perspective, la culture nationale qu'il s'agit de bâtir, étant profondément enracinée dans les valeurs populaires, contient en elle-même les éléments universalisants. Comment atteindre à l'universel si on n'assume pas, d'abord, des valeurs spécifiquement nationales ?

     Il y a douze ans, le premier congrès des écrivains et artistes noirs tenu à Paris, sous l'égide de la revue « Présence Africaine » déclarait déjà avec force que « l'épanouissement de la culture est conditionné par la fin de ces hontes du XXe siècle : le colonialisme, l'exploitation des peuples faibles, le racisme ». Le congrès de La Havane procéda, dans ce domaine, à une amplification tricontinentale de la question culturelle abordée alors par ces intellectuels, sous l'angle de la « crise des cultures noires ».

                                LA NEGRITUDE EN QUESTION

     A la lumière de révolution politique du tiers-monde, nombreux sont ceux qui s'interrogent sur la validité d'un concept qui, dans les années 30, fonda l'idéologie de révolte d'un secteur important de l'intelligentsia africaine et antillaise. Le poète Aimé Césaire qui a toujours le noble souci de nous rappeler le contexte historique de l'éclosion de la négritude, considère qu'elle signifia en son temps une « postulation irritée et impatiente de fraternité ».

 

     Deux écrivains (René Depestre d'Haïti et Nene Khaly de la Guinée) proposèrent, à La Havane, une approche révolutionnaire de la question. Pour Depestre, il s'agissait essentiellement de dénoncer la tragique mystification selon laquelle la « révolution duvaliériste » serait une victoire éclatante de la négritude. Prévenant l'objection, cependant, il ajoute : « Naturellement, et il ne faut pas, jetant l'enfant avec l'eau sanglante du bain, conclure pour autant que ce concept devait fatalement déboucher sur une entreprise d'annihilation de la condition humaine » . Nene Khaly, pour sa part, s'exprima en ces termes : (...) « Une thèse qui au départ, a été forgée comme une arme conjoncturelle de lutte, ne pouvait devenir une idéologie singulari-sant une catégorie d'hommes et aboutissant, mutatis mutandis, à les mettre en marge de l'évolution historique (...). Les traits qui aujourd'hui font, à tort, la fierté et l'honneur des tenants de la négritude appartiennent au fonds commun de l'humanité et ont marqué le visage des civilisations de tous les peuples. Le romantisme de la nature, la communion avec les forces telluriques, la simplicité et la candeur des mœurs sont des valeurs que conserve encore la mémoire des peuples. Homère, les bilines russes et d'autres littératures anciennes de nombre de peuples dans le monde en apportent la preuve. (...) La vérité est que l'Afrique vit un stade de son développement qui privilégie encore les manifestations et l'expression de ce que l'on pourrait appeler le fonds culturel des civilisations paysannes qui furent toutes largement orales.
(...) Tous les peuples, placés dans des situations historiques comparables donnent naissance à des cultures qui partagent entre elles de communes ressemblances ; les formes d'expression peuvent revêtir des aspects variés, témoignant d'affinités électives particulières, mais le fonds reste universel. C'est ce que le mouvement dit de la négritude n'a pas su discerner et comprendre. »

     Nous voici donc à l'heure du dépassement de la négritude.

     A la question posée par Jean-Paul Sartre dans son essai « L'Orphée Noir »,  « Qu'arrivera-t-il si le Noir dépouillant sa négritude au profit de la révolution ne veut plus se considérer comme un prolétaire ? Qu'arrivera-t-il s'il ne se laisse plus définir que par sa condition objective ». René Depestre a raison de répondre : « Regardez Cuba et vous aurez la réponse. Regardez comment la négritude est en train de faire corps avec la révolution socialiste, et comment elle y trouve son dépassement à travers un processus historique désaliénant où le blanc, le noir et le mulâtre cesseront chaque jour davantage d'être opposés les uns aux autres, et où le drame de leur destin est dénoué dans une même éclatante vérité humaine : la révolution. Ce processus réel de décolonisation est le seul qui soit capable, et non la négritude, de mobiliser toutes les patiences des peuples sous-développés sur les trois continents. C'est ce processus éminemment révolutionnaire qui permet aujourd'hui à l'homme néo-colonisé noir, blanc, jaune, indien, de jeter à la face de la terre le postulat suprême de la raison dans le tiers monde ; je fais la révolution, donc je suis, donc nous sommes ».

     Le débat qui s'amorce ainsi est d'une importance fondamentale pour la réévaluation idéologique d'un concept qui a cessé de refléter la vivante réalité d'Afrique et de la condition noire dans le nouveau monde, alors que les exigences de notre temps commandent d'insérer ces réalités spécifiques dans le cadre plus vaste du combat anti-impérialiste.

     Certes le discours de la négritude annonçait la prise de conscience de l'homme noir, mais, n'est-il pas évident aujourd'hui que la « praxis révolutionnaire collective » fait place à la « patience dynamique » ?

                   POUR L'UNIVERSALITE DE L'ENGAGEMENT

     La rencontre de La Havane permit de clarifier encore d'autres aspects importants du combat que livrent les intellectuels du tiers-monde sur le front de la culture. Outre les échanges et les discussions sur les expériences concrètes dans le domaine de la création artistique ou des mass-média, une préoccupation dominante mérite d'être soulignée : c'est la notion de responsabilité de l'homme de culture à l'échelle planétaire.

     Il devient de plus en plus clair que notre époque se trouve caractérisée par la confrontation entre les forces populaires des pays sous-développés et l'impérialisme. Cette confrontation qui dans de vastes régions du tiers-monde se déroule sous la forme de guerre de libération nationale, ayant un contenu progressiste, modifie les termes et la nature de rechange des cultures dont elles sont porteuses avec la culture occidentale.

     Nous estimons que l'axe central de notre action, dans ce combat tricontinental pour le développement culturel de nos peuples ne se situe plus dans l'appel à la compréhension de l'Occident .sur nos différences ou sur notre spécificité. Consolider les nations, approfondir les options révolutionnaires — tel semble être le prix de notre participation à l'humanisme démocratique et universel. En d'autres termes, la rénovation des contacts culturels et l'interpénétration des civilisations passent désormais par la rencontre des faits révolutionnaires. Il y a donc là les éléments pour l'élaboration d'une nouvelle saisie du monde.

     La détermination de lutte d'un peuple n'avait encore conditionné à un point si élevé de tension le destin même de l'humanité tout entière, comme cela se passe aujourd'hui au Vietnam.

     L'unanimité qui se dégage dans le monde en faveur des Vietnamiens démontre combien la révolution est un processus global qui restitue inévitablement aux peuples leur potentialité universelle.

     Encore une fois, nous sommes en présence d'une haute manifestation de la culture.

     C'est tout à l'honneur des intellectuels qui participèrent au congrès de La Havane, d'avoir souscrit à la condamnation de l'impérialisme américain qui « fait peser sur la vie même des peuples comme sur l'avenir de la culture une menace universelle » et d'en avoir appelé « les écrivains et les hommes de science, les artistes et les enseignants à engager et à intensifier la lutte contre l'impérialisme, à prendre la part qui leur revient dans le combat pour la libération des peuples ».

MARIO DE ANDRADE (1)
                                     OUVRAGES PUBLIES
ANTOLOGIA DA POESIA NEGRA DE EXPRESSAO PORTUGUESA

             (Editions Pierre-Jean Oswald) - Paris 1958
LETTERATURA NEGRA :
             Poésie et prose du monde noir (en collaboration avec Léonard
             Sainville) - Editori Riuniti, Rome, 1961.
LIBERTE POUR L'ANGOLA.
             Editions Maspéro - Paris 1962
POESIE D'EXPRESSION PORTUGAISE
             Editions Pierre-Jean Oswald - (sous presse)
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(1)    Angolais. En marge de ses responsabilités politiques de coordinateur de la « Conférence des Organisations Nationalistes des Colonies
         Portugaises » (C.O.N.C.P) écrit des essais sur la littérature africaine.
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