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                                                                                                                                       situation de la peinture naïve au Maroc

     Nous avons jugé utile, dans le cadre de cette « Situation des arts plastiques au Maroc » d'attirer l'attention sur une anomalie culturelle qui n'a cessé d'entretenir une confusion dans les esprits depuis les premières manifestations plastiques modernes dans notre pays : celle de la peinture naïve.

     L'ignorance des données socio-historiques et culturelles, qui ont été à la base de l'éclosion et du développement de cette peinture, a fait souvent commettre au public des erreurs d'appréciation et de jugement qui ont favorisé ainsi à la fois la politique culturelle coloniale qui a patronné l'art naïf, et une médiocrité artistique qui a trouvé le champ libre pour se multiplier et asseoir sa situation matérielle et mondaine.

     Il aurait été certainement inutile d'aborder un sujet aussi marginal si les peintres naïfs et leurs « managers » n'avaient pas tendance à fausser la situation artistique au Maroc en occupant absurdement la scène et en faisant croire que leur peinture peut être représentative de nos réalités et de nos préoccupations.

     Dans une situation culturelle moins tendue que celle que nous vivons, nous aurions certainement pu apprécier à leur juste valeur des manifestations comme celles-ci, avec plus de sérénité et une disponibilité de communication normale. Nous avons demandé à F. Belkahia, M. Chebaa, M. Melehi d'éclaircir cette situation en définissant d'abord ce qu'est l'art naïf, en retraçant les données dans lesquelles il s'est développé au Maroc en analysant ses implications culturelles.

                                                                                                                               débat

     BELKAHIA. — II faudrait d'abord préciser ce que l'on appelle art naïf d'une manière générale.

     CHEBAA. — Nous utilisons là un concept qui fait partie d'une terminologie qui a été agencée en Europe pour la considération de
l'art occidental.

     En Europe, on a commencé à donner ce terme à un genre d'expression plastique pour le distinguer d'une autre forme d'expression idéalisée qui représentait les canons d'un art officiel d'époque : celle de l'art gréco-latin. Tout le travail qui a été effectué pendant la Renaissance a été fait en vue de rattraper la perfection du Classicisme. Une fois que la Renaissance est parvenue à un aboutissement sur le plan formel, on a commencé à utiliser cette terminologie (naïf, primitif, etc...) pour cataloguer les styles par rapport à un académisme établi.

     MELEHI. — Par exemple, les artistes primitifs du Moyen-Age ont fait un art pour une consommation populaire qui fut considéré à posteriori comme vulgaire aux yeux de l'académisme.

     CHEBAA. — Dans la période contemporaine, l'appellation de naïf a pris d'autres significations. Elle a caractérisé d'abord une peinture naturaliste, exécutée par des peintres ingénus qui provenaient pour la plupart de milieux non-intellectuels. Par la suite, par une confusion de termes, on l'a étendue même à des artistes qui faisaient une peinture naïve préméditée, en tant que style et discipline, peinture qui s'est développée dans une problématique intellectualisée qui rejoignait les préoccupations plastiques modernes. (Exemple : Dubuffet).

     Au Maroc, le terme a été utilisé dans la première acception. Comme nous avions reçu le tableau, la peinture de chevalet, les expositions de salon, nous avons reçu au même titre cette terminologie. Mais aujourd'hui que nous sommes dans une phase de reprise, de contact avec notre propre tradition plastique, nous devons remettre en question et ces procédés et cette terminologie.

     BELKAHIA. — Je pense que la peinture naïve est avant tout une forme d'expression qui est incapable d'évolution sur le plan esthétique et spirituel, c'est-à-dire que sa thématique, comme ses aspects formels, sont rarement remis en question ou dépassés par le peintre.

     En dehors de cela, cette peinture, dans son existence, non dans les formes d'expression qu'elle peut prendre, est un phénomène universel. C'est pour cela qu'il ne faut pas lui accorder plus d'importance qu'elle n'en mérite.

     MELEHI. — Nous n'avons accordé aucune importance particulière à ce phénomène. Ce que nous essayons de faire ici c'est d'abord d'analyser les conditions dans lesquelles il est apparu au Maroc et devenu objet de spéculation. D'autre part, lorsqu'on parle de l'art naïf comme d'un phénomène universel, il ne faut pas oublier que cette universalité est tout à fait relative. Je crois qu'il n'y a jamais eu un mouvement pictural naïf qui a pu avoir la même importance qu'un mouvement d'avant-garde. La peinture naïve a toujours été le résultat de manifestations individuelles, marginales par rapport à des situations plastiques déterminées dans n'importe quel pays du monde.

     Il faut aussi établir tout de suite une distinction entre l'art naïf (que nous venons de définir) et l'art primitif et populaire. Cette distinction, nous ne pouvons d'ailleurs la faire qu'en fonction du processus de consommation social, non sur le plan esthétique. L'art primitif et l'art populaire sont des arts authentiques (en ce qui concerne leur consommation). Ils traitent d'une collectivité et s'adressent à une société qui les consomme instantanément.


     — Art populaire : objets fonctionnels supportant un ornement ;
     — Art primitif : œuvres plastiques diverses exprimant des préoccupations rituelles, mythologiques et d'ordre social.

     Par contre, l'art naïf est un art pseudo primitif-populaire. Il prétend exprimer des préoccupations collectives traditionnelles alors qu'il s'adresse à une classe privilégiée qui l'encourage par conformisme (c'est du moins le cas au Maroc).

     CHEBAA. — Le phénomène du naïf est tout de même très important comme manifestation puisqu'il correspond à une volonté et à un plan colonial prémédité dans le domaine culturel.
     Schématiquement, après l'indépendance, il y eut une politique coloniale qui a voulu imposer au Maroc l'art naïf comme seule expression artistique correspondant à une mentalité et à une sensibilité locales. Ce qu'on voulait affirmer par là, c'est qu'un pays sous-développé ne peut produire qu'un art sous-développé. On a voulu nier aux pays sous-développés le droit et la capacité de pouvoir participer, contribuer aux mouvements plastiques universels, dénier à l'artiste de ces pays un bagage intellectuel, des préoccupations esthétiques modernes.

     BELKAHIA. — Pour essayer d'avoir un jugement plus vrai de cette situation, il faut se demander si, à cette époque, il y avait un mouvement plastique d'envergure qui pouvait contrebalancer cette peinture naïve,

     CHEBAA. — Je crois qu'il existait à cette époque de jeunes peintres qui avaient entrepris des recherches diverses. Pourquoi n'a-t-on pas encouragé ceux-là ? Parce que le néo-colonialisme se caractérise par une façade d'intérêt pour les réalités « originales » du pays sous-développé. Ce qu'il cherchait, c'était de fausser l'orientation de notre peinture sous prétexte que l'art naïf correspondait à la naïveté et l'exotisme du pays. Il n'encourageait pas la peinture moderne prétextant qu'elle représentait une peinture importée.

     Je ne nie pas qu'après l'indépendance, il y eut une dualité, du moins en ce qui concerne le calendrier des manifestations, expositions et publications. Mais c'est justement après l'indépendance que la peinture naïve a émergé. Je pense que cette situation fut l'aboutissement de la politique du départ.

     MELEHI. — L'encouragement prodigué par les missions culturelles étrangères englobait certes peintres naïfs et non naïfs (octroi de bourses, expositions, etc...). Mais si la peinture naïve a occupé véritablement la scène à partir de ce moment-là, au détriment de l'autre, c'est parce que plusieurs peintres non naïfs n'ont pas accepté cette politique culturelle paternaliste. Les peintres naïfs par contre sont restés sous cette tutelle parce qu'ils ont été dès le départ l'œuvre d'individus étrangers qui les ont « révélés » et encouragés.

     CHEBAA. — L'aboutissement véritable de cette politique est que notre bourgeoisie et même certains milieux intellectuels, qui se disent progressistes et d'avant-garde, ont accepté cette peinture. La politique coloniale a donc réussi. C'est pour cela que l'existence de l'art naïf est très dangereuse pour notre condition de peintre à l'heure actuelle. Pour ne pas parler d'un embryon de marché, on peut dire que le canal de pré-diffusion de notre peinture a été bouché par cette expression marginale.

     MELEHI. — Maintenant, il ne s'agit pas de s'alarmer outre mesure de cette situation. La peinture naïve est une sorte de mythe. Elle n'a guère été le fait que d'un noyau infime de peintres et n'a touché que des cercles restreints. Cette peinture déclinera à long terme. Le nombre des peintres conscients augmentera par contre. Les « découvertes » se feront de plus en plus rares.

     CHEBAA. — II faudrait pour conclure préciser que nous ne condamnons pas absolument l'existence d'une peinture naïve. Elle peut valoir en tant qu'expression humaine spontanée et fraîche. Elle nous intéresse cependant dans ces limites. Mais nous ne pensons pas qu'elle puisse constituer un mouvement plastique dans le sens de la recherche. Elle ne peut pas non plus être représentative d'une situation plastique dynamique surtout dans un pays sous-développé. Elle ne pourra rien apporter de nouveau sur le plan de l'éducation visuelle ou de la remise en question. Elle risque au contraire de ne refléter que des manifestations sporadiques d'une pensée stagnante. Elle ne peut pas refléter par conséquent cette volonté de dépassement et de recherche de nouvelles valeurs culturelles dont un peintre conscient doit témoigner.

     Enfin, parallèlement à la peinture académique ou exotique étrangère, cette peinture, dans la mesure où elle est figurative et anecdotique, peut constituer un danger en maintenant un conditionnement esthétique et une déformation du goût.